CONCLUSION
Au crépuscule de nos analyses, plusieurs questions nous
taraudent l'esprit . Premièrement, 61 ans après l'Accord de
Libreville portant création de l'Office africain et malgache de la
propriété industrielle, les pays d'Afrique centrale ont-ils
désormais un mot à dire dans le grand concert des nations sur
l'économie de l'immatériel dont la propriété
intellectuelle est le « bras armé » juridique107 ?
Dans le domaine de la protection des savoirs traditionnels autochtones, la
réponse à cette question reste très mitigée . En
effet, après nos analyses développées dans ce texte, il
apparaît clairement que le droit de l'organisation africaine de la
propriété intellectuelle qui résulte
105 . Loi no 8-2010 du 26 juillet 2010, portant
protection du patrimoine national culturel et naturel .
106 . Marie-Pierre Besnard, La mise en valeur du
patrimoine culturel par les nouvelles technologies, Caen,
Prépublications de l'Université de Caen Basse-Normandie, 2008,
à la p 4 .
107 . Vivant, supra note 25 à la p 3 .
568 Les Cahiers de propriété
intellectuelle
de l'Accord de Bangui et de ses Annexes constitue pour tous
les États membres un « Code de la propriété
intellectuelle » . Mais qu'il s'agisse de la propriété
industrielle ou de la propriété littéraire et artistique,
ce système classique de protection s'avère soit incomplet,
insuffisant ou inadéquat . Même si, en 2007, un Accord relatif
à la protection des savoirs traditionnels additif à l'Accord de
Bangui avait été adopté, le recours à ce
système sui generis reste toujours insuffisant tant le domaine
de protection des savoirs traditionnels est vaste et très dynamique .
En effet, si l'on convient que la notion de « savoir
traditionnel », dans une conception lato sensu renvoie à
la fois, aux connaissances traditionnelles associées aux ressources
génétiques, aux expressions culturelles traditionnelles, oeuvres
du folklore etc ., il faut donc envisager cette protection suivant une approche
fragmentée et multiforme .
C'est en envisageant cette protection sous un angle
environnemental que les États d'Afrique centrale se sont
positionnés aux côtés des autres pays en
développement lors des négociations de la CDB pour
équilibrer l'écart « Nord-Sud » . Dans ce sens, ils ont
bénéficié d'une CDB conçue suivant un modèle
du Rio package deal . Cette convention sera considérée
comme la première tentative de la communauté internationale
à aborder la diversité biologique en tant qu'une seule et
même entité d'un instrument juridique mon-diale108 .
Elle abordait plusieurs thématiques en faveur des pays en
développement notamment celle de l'APA, la souveraineté des
États sur leurs ressources naturelles, les communautés
autochtones et locales et les connaissances traditionnelles associées
aux ressources génétiques . Ces débats controversés
sur le troisième objectif de ladite convention ont ainsi abouti à
la signature du protocole de Nagoya en 2010 sur l'accès aux ressources
génétiques et aux connaissances traditionnelles associées,
ainsi que le partage juste et équitable des avantages auquel tous les
pays de l'Afrique centrale membres de la COMIFAC sont parties . Dans ce
protocole, l'accès aux connaissances traditionnelles des
communautés autochtones et locales est soumis au consentement
préalable donné en connaissance de cause sur la base des
conventions convenues d'un commun accord .
Les pays d'Afrique centrale ont ainsi adopté des textes
législatifs ou réglementaires, envisagé des
stratégies et des politiques pour protéger leurs connaissances
traditionnelles associées aux ressources génétiques .
108 . Greiber et al, supra note 3 à la p 3 .
La protection des savoirs traditionnels autochtones
569
Mais cette protection sera aussi envisagée sous un
angle culturel à travers l'adoption de plusieurs textes internationaux
sur la protection du patrimoine culturel immatériel et la
diversité des expressions culturelles traditionnelles .
La seconde question est celle de savoir si, au lendemain de
leurs indépendances, les objectifs fixés par les États
africains et particulièrement ceux d'Afrique centrale à savoir
« la libération du génie créateur des peuples
africains [y compris de leurs communautés autochtones]
»109 ; la prise « des dispositions pour mettre fin au
pillage et [à la spoliation] de leur patrimoine culturel [y compris les
savoirs traditionnels autochtones] dont ils sont victimes »110
ont été atteints . Dans le domaine des savoirs traditionnels,
s'il y a eu certes une vraie prise de conscience sur la valeur, l'importance de
cette richesse immatérielle et si depuis l'indépendance à
ce jour, on a relevé dans ces pays, une véritable profusion des
normes, tous azimuts, visant la protection de leurs savoirs traditionnels
autochtones .
Seulement, pour reprendre les mots du professeur Maurice Kamto
qui, parlant de l'ineffectivité des normes des pays africains, affirmait
que « le sommeil [ou l'ineffectivité] n'est pas une
particularité des normes juridiques de l'environnement, c'est une
caractéristique du droit africain dans son ensemble : c'est tout le
droit [y compris celui qui régit la protection des savoirs traditionnels
autochtones] qui paraît en hibernation »111 . Cette
ineffectivité a eu pour conséquence l'inefficacité, on
relève à ce jour toujours des brevets qui résultent de
l'appropriation illicite des savoirs traditionnels autochtones, le
phénomène criminel de la biopiraterie reste quasiment impuni dans
ces pays . Aussi, la spoliation des savoirs traditionnels autochtones en
Afrique reste une réalité . Certains auteurs ont estimé
que « la relation entre le droit des brevets et les savoirs traditionnels
est marquée par les dénonciations des cas de biopiraterie,
qualifiés de pillages des savoirs traditionnels [ . . .] . [Et], l'objet
du droit des brevets n'est pas, à l'origine de protéger les
savoirs traditionnels . S'il se révèle protecteur, ce n'est donc
que de manière incomplète, car, tel n'est pas son objet principal
»112 .
109 . Article 2b) de la Charte culturelle de l'Afrique
.
110 . Article 28 de la Charte culturelle de l'Afrique
.
111 . Maurice Kamto, Droit de l'environnement en
Afrique, Universités francophones, Vanves, EDICEF, 1996, à
la p 18 .
112 . Choralyne Dumesnil, « Les savoirs traditionnels
médicinaux pillés par le droit des brevets ? » (2012) XXVI:3
Revue internationale de droit économique 321, à la p 336 .
570 Les Cahiers de propriété
intellectuelle
Ainsi, on peut dire sans ambages que les objectifs de
protection des savoirs traditionnels autochtones dans les États
d'Afrique centrale membres de l'OAPI, en l'état actuel, ne sont pas
totalement atteints .
Dans ces pays, bien qu'ayant adopté les Accords de
Bangui et ses Annexes, cet arsenal juridique de propriété
intellectuelle organise cette protection, certes, de façon
incomplète et partielle . Cette fragmentation du régime de
protection les a conduits à l'adoption d'autres mesures .
Mais, tout au moins, les efforts sont consentis dans la mise
en place des cadres juridiques tant au niveau régional,
sous-régional que national en ce sens . C'est ainsi que depuis le
début du XXIe siècle, ces États membres de
l'OMPI participent au Comité intergouvernemental de la
propriété intellectuelle relative aux ressources
génétiques, aux savoirs traditionnels et au folklore (IGC) . Ce
cadre mondial de discussion sur ces questions vise entre autres à
aboutir à la mise en place d'un cadre juridique (un ou plusieurs
instruments) international spécifiquement adapté à la
protection des savoirs traditionnels pour définir des mesures de
protection plus cohérentes, équilibrées et éviter
ainsi les lacunes et la fragmentation . Lors de sa 64e série
de réunions des assemblées des États membres de l'OMPI, du
6 au 14 juillet 2023, il a été décidé qu'« une
conférence sera convoquée au plus tard en 2024 pour conclure un
instrument juridique international sur la propriété
intellectuelle relative aux ressources génétiques et aux savoirs
traditionnels associés aux ressources génétiques
»113 .
Aujourd'hui, on comprend que les savoirs traditionnels, dans
sa conception large, constituent pour les États d'Afrique centrale
membres de l'OAPI un enjeu économique de ce début du
XXIe siècle . Ils apparaissent comme un aspect important dans
une économie du savoir, pouvant efficacement contribuer au plan macro et
micro économique . Pour ces États, un long parcours a
déjà été accompli en la matière, mais le
domaine de la propriété intellectuelle est dynamique et
évolutif, le droit de l'OAPI n'en fait pas exception, il suit son
processus d'intégration des aspects de prise en compte de la protection
des savoirs traditionnels en général et ceux émanant des
communautés autochtones des pays d'Afrique centrale en particulier .
113 . Rapport sur le Comité intergouvernemental de
la propriété intellectuelle relative aux ressources
génétiques, aux savoirs traditionnels et au folklore (IGC),
WO/ GA/56/10, 56e sess (19 juin 2023) à la p 5 .
La protection des savoirs traditionnels autochtones
571
Sur les questions des savoirs traditionnels autochtones, les
États d'Afrique centrale avancent au rythme du reste des pays du monde,
il leur faut cependant arrimer ces savoirs traditionnels autochtones à
la recherche et développement et aux innovations technologiques pour
tirer tous les bénéfices et avantages . Il faut aussi accentuer
le niveau de protection des droits de populations autochtones pour permettre
à ces communautés de bénéficier des avantages
découlant de l'exploitation de ces connaissances . On peut donc affirmer
que dans la protection des savoirs traditionnels autochtones beaucoup reste
à faire certes, mais le meilleur pour les États d'Afrique
centrale dans ce domaine reste à venir .
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