Paragraphe 1 : Un principe
consacré en droit international
La souveraineté est le critère de l'État
qui lui permet de se distinguer des autres collectivités publiques.
À cet égard, l'État dispose, comme toute
collectivité distincte des membres qui la composent, de la
personnalité juridique qui exprime la permanence de ses
intérêts issus des politiques variables de ses
gouvernants56. La notion est polysémique ce qui lui
confère une équivocité sémantique, ainsi avant
toute analyse de ses contours, il sied de faire un rappel du principe (A) et
les corollaires (B).
A : Rappel du principe
Qu'est-ce que la souveraineté ? Il n'est aucune
réponse que nous puissions apporter à cette question qui soit
susceptible de rendre compte de toutes celles déjà
formulées par les auteurs, tant elles sont nombreuses et
opposées. Non sans une certaine frustration, nous ne nous
écarterons donc pas de la voie principale, largement balisée, et
conduisant à une définition convenue de la souveraineté.
Tout naturellement, c'est, d'abord, vers la pensée de Jean Bodin qu'il
convient de se tourner. Dans son ouvrage, intitulé les six livres de
la république, celui que l'on présente, bien souvent, comme
l'inventeur de la notion de souveraineté la définit comme
« la puissance absolue et
perpétuelle d'une République, c'est-à-dire la plus grande
puissance
55 « We have no eternal allies, and we have no
perpetual enemies. Our interests are eternal and perpetual, and those interests
it is our duty to follow». Henry John Temple, Lord Palmerston,
Speech to the House of Commons (1848).
56 BASUE BABU KAZADI, G., Introduction
générale à l'étude du droit partie droit
public, Cours polycopié, 1er graduat, Fac Droit, UNIKIN,
Kinshasa, 2005 - 2006, p. 9
de commander »57.
Jean Bodin introduit ici l'idée que la souveraineté
consisterait en une sorte de Summa potestas, soit le pouvoir le plus
élevé dans une société. Cette définition
fonde plus celle du père du droit international Hugo
GROTIUS58 qui définit la puissance souveraine comme
« celle dont les actes sont indépendants de tout autre pouvoir
supérieur et ne pouvait être annulés par aucune autre
volonté humaine ». Rousseau incline en ce sens lorsqu'il
écrit, un siècle et demi plus tard, « il est de
l'essence de la puissance souveraine de ne pouvoir être limitée :
elle peut tout ou elle n'est rien »59. Bien que la
théorie de la souveraineté soit l'objet de multiples
controverses, les auteurs, qu'ils soient affiliés à la doctrine
jusnaturaliste ou positiviste, sont, néanmoins, d'accord sur un point :
la souveraineté est cette qualité que possède une
entité qui s'incarne, pour les uns dans une autorité, pour les
autres dans un système normatif, à n'être coiffée
par aucune autre. Carré de Malberg exprime parfaitement cette
idée lorsqu'il affirme que « dans son acception précise
[...] la souveraineté, c'est le caractère suprême d'un
pouvoir : suprême, en ce que ce pouvoir n'en admet aucun autre ni
au-dessus de lui, ni en concurrence de lui. Quand donc on dit que l'État
est souverain il faut entendre par là que, dans la sphère
où son autorité est appelée à s'exercer, il
détient une puissance qui ne relève d'aucun autre pouvoir et qui
ne peut être égalée par aucun autre pouvoir
»60. La notion est l'une des plus controversées et
équivoques du vocabulaire juridique international en raison de ses
différentes conceptions dans diverses époques historiques et dans
diverses branches scientifiques61, à savoir les relations
internationales, l'économie et surtout la science juridique. Elle est
conçue selon CORNU Gerard62 comme « Caractère
suprême d'une puissance qui n'est
57 BODIN (Jean), Les six livres de la
république, Liv. I, Chap. VIII, in BEHRENDT (Christian), BOUHON
(Frédéric), Introduction à la théorie
générale de l'État, Larcier, coll. «
Faculté de droit de l'université de Liège », 2009, p.
82.
58 Hugo Grotius, Le droit de la guerre et de la paix
paru en 1625, traduit par P. Pradier-Fodéré, Paris, Guillaumin
et Cie, 1867, 3 tomes, réédité par Denis
Alland et Simone Goyard-Fabre, Paris, Presses universitaires de France,
collection « Léviathan », 1999, in NGYUEN (Quoc Dinh),
op.cit., p. 65.
59 ROUSSEAU (Jean-Jacques), Lettres écrites
de la montagne, OEuvres complètes, T. III, Paris, 1817, p.
177.
60 CARRE DE MALBERG (Raymond), Contribution
à la théorie générale de l'État, Paris,
CNRS Éditions, n° 26, 1920, p. 79
61 Pour souligner le caractère equivoque de
la notion, L. Henkin écrit que « sovereignty is a bad word, not
only because it has served terrible national mythologies; in international
relations, and even in international law, it is often a catchword, a substitute
for thinking and precision. It means many things, some essential, some
insignificant; some agreed, some controversial; some that are not warranted and
should not be accepted ». HENKIN (Louis), « International Law:
Politics, Values and Functions: General Course on Public International Law
», RCADI, vol. 216, 1989, p. 24-25.
62 CORNU (Gérard) (dir.), op.cit., p.
2075.
soumise à aucune autre. Ex. la souveraineté
de l'État, de la loi. Puissance suprême et inconditionnée
dans laquelle l'ordre international reconnaît un attribut essentiel de
l'État mais qui est aussi reconnue, par exception, à certaines
entités ».
Traditionnellement, la souveraineté de l'État
est présentée comme pouvant être de deux sortes. Elles
forment, selon Olivier Beaud, les deux faces d'une même
pièce63 : souveraineté interne et souveraineté
externe. La première face de cette pièce porte la marque de la
souveraineté que l'on qualifie généralement
d'externe64. Externe, parce qu'est ici visée l'idée
que l'État souverain n'est soumis à aucune puissance
étrangère ; qu'il n'est subordonné à aucune autre
sorte de pouvoir et qu'il ne se fait dicter sa conduite par
personne65. En d'autres termes, « dans l'expression
souveraineté externe, le mot souveraineté est au fond synonyme
d'indépendance »66. Parce qu'il est titulaire de cette
souveraineté externe, les « frontières de l'État
forment un véritable sanctuaire dressé à la face du monde
extérieur »67. L'indépendance de l'État
est cependant limitée par ses propres engagements dans des
traités internationaux68. Cette compétence à
participer à la production du droit international est une des
caractéristiques de la souveraineté externe.
S'agissant de la souveraineté interne, elle renvoie
à une autre dimension du pouvoir de l'État. On la qualifie de
« puissance d'action »69. Pour Jellinek, l'État
dispose, selon sa célèbre
63 BEAUD (Olivier), La puissance de
l'État, PUF, coll. Léviathan, Paris, 1994, p. 15.
64 RIALS (Stéphane), « La puissance
étatique et le Droit dans l'ordre international ; éléments
d'une critique de la notion externe de souveraineté externe »,
APD, 1987, p. 189- 208.
65 Cette vision de la souveraineté prend sa
source à une époque très lointaine où le pouvoir
temporel voulait s'affranchir une fois pour toutes du pouvoir spirituel. Ainsi
comme le soulignent des auteurs « il s'agissait [...] au XVIe
siècle et principalement dans le royaume de France, d'affirmer la
suprématie du Roi sur les grands feudataires, en un mot de
récuser la conception patrimoniale du pouvoir, ainsi que
l'indépendance de la Couronne vis-à-vis du Saint-Siège et
du Saint-Empire romain germanique ». GICQUEL (Jean), GICQUEL (Jean-
Éric), Droit constitutionnel et institutions politiques, Paris,
Montchrestien, 26e éd., 2012, p. 66
66 CARRE DE MALBERG (Raymond), op.cit., p. 71.
67 DE BECHILLON (Denys), Hiérarchie des
normes et hiérarchie des fonctions normatives de l'État,
thèse, Economica, Paris, 1996, p. 104.
68 « L'expression traité s'entend d'un
accord international conclu par écrit entre Etats et régi par le
droit international, qu'il soit consigné dans un instrument unique ou
dans deux ou plusieurs instruments connexes, et quelle que soit sa
dénomination particulière ». Article 2 alinéa 1.a de
la convention de vienne sur le droit des traités du 23 mai
1969. Lien :
https://legal.un.org/ilc/texts/instruments/french/conventions/1_1_1969.pdf,
consulté le 26 aout à 15h36
69 DE BECHILLON (Denys), op.cit., p. 105.
formule, de « la compétence de sa
compétence ». La souveraineté interne de l'État
serait « la capacité exclusive de déterminer
l'étendue de son propre ordre juridique »70. Pour
Carré de Malberg, la souveraineté interne « implique
[...] que l'État possède, soit dans ses rapports avec les
individus qui sont ses membres ou qui se trouvent sur son territoire, soit dans
ses rapports avec tous autres groupements publics ou privés
formés au-dedans de lui, une autorité suprême, en ce sens
que sa volonté prédomine sur toutes les volontés de ces
individus ou groupes, celles- ci ne possédant qu'une puissance
inférieure à la sienne »71. L'État
n'est en concurrence avec ni subordonné à aucune autre
entité, sa volonté prévalant sur toutes les personnes
morales ou physiques. Il détient seul "la compétence de la
compétence" et dispose de ce fait de prérogatives, en particulier
: la capacité à s'organiser lui-même, le monopole de la
production du droit, la légitimité de l'autorité (pouvoir
de la violence légitime sur son territoire) et du contrôle sur la
population, le monopole de la force publique. Il doit aussi assurer certaines
tâches comme le maintien de l'ordre public, la justice, la défense
nationale, la monnaie, l'administration publique etc. En définitive,
souveraineté interne et souveraineté externe renvoient à
une même idée : il n'est rien de supérieur au pouvoir de
l'État. L'État ne se fait commander par aucune puissance
étrangère, tout autant qu'il commande à ceux qui
évoluent à l'intérieur de ses frontières.
En droit international, la notion est consacrée par
l'article 2 § 1 et 7 de la Charte des Nations unies qui dispose
respectivement « l'Organisation est fondée sur le principe de
l'égalité souveraine de tous ses Membres », « aucune
disposition de la présente Charte n'autorise les Nations Unies à
intervenir dans des affaires qui relèvent essentiellement de la
compétence nationale d'un État ni n'oblige les Membres à
soumettre des affaires de ce genre à une procédure de
règlement aux termes de la présente Charte; toutefois, ce
principe ne porte en rien atteinte à l'application des mesures de
coercition prévues au Chapitre VII » . Á la
lumière de ces deux articles ont peut envisager que l'organisation
onusienne a placé la souveraineté comme baromètre de la
conduite des États, ce qui pousse certains auteurs à l'assimiler
à l'indépendance. C'était le cas de l'arbitre Max
HUBERT72 qui disait « La souveraineté dans les
relations entre États signifie l'indépendance ». Cette
consécration s'est faite remarquée au niveau de plusieurs chartes
régionales à l'instar de la charte de l'Organisation de
l'Unité Africaine qui la consacre dans son article 3 alinéa
373.
70JELLINEK (GEORG), L'État moderne et
son droit : THEORIE GENERALE DE L'ETAT, Olivier Jouanjan
(Préface), éd. PANTHEON ASSAS, Paris, 2005, p. 136.
71 CARRE DE MALBERG (Raymond), ibid.
72 CPA, affaire de l'Île des Palmes, 4 avril
1928, RSA, II, p. 838
73 « Les États Membres, pour atteindre
les objectifs énoncés à l'Article
B : Les corollaires du
principe
Le principe de la souveraineté des États admet
plusieurs corollaires. Parmi ces corollaires on relève le principe de
l'égalité souveraine et la liberté d'action.
Le principe de l'égalité souveraine à la
différence de la situation de droit interne caractérisée
par l'existence d'une puissance publique, l'absence d'autorité
supérieure à l'État souverain en droit international
implique l'égalité de statut juridique des États de la
société internationale.
À partir de 1945, une première
consécration expresse du principe de l'égalité juridique
se trouve à l'article 2 paragraphe 1 de la Charte des Nations Unies :
« L'Organisation est fondée sur le principe de
l'égalité souveraine de tous ses Membres ». À San
Francisco, le President de la Conference s'exprima ainsi « the four
ideas that are incorporated in the term «sovereign equality»: that
states are juridically equal; that each state enjoys the right inherent in full
sovereignty; that the personality of the state is respected, as well as its
territorial integrity and political independence; that the state should, under
international order, comply faithfully with its international duties and
obligations »74.
Cette liste d'éléments est reprise par certains
auteurs75, mais en 197076, l'AG de l'ONU, par une
résolution à caractère interprétatif, donnait quant
à elle une indication plus précise de la définition du
principe de l'égalité souveraine contenu à l'article 2
susmentionné. La déclaration relative aux principes du droit
international énumère les éléments qui comportent
le principe de l'égalité souveraine de façon
détaillée : Tous les États jouissent de
l'égalité souveraine. Ils ont des droits et des devoirs
égaux et sont des membres égaux de la communauté
internationale, nonobstant les différences d'ordre économique,
social, politique ou d'une autre nature. En particulier,
l'égalité souveraine comprend les éléments suivants
: les États sont
II, affirment solennellement les principes suivants : Respect
de la souveraineté et de l'intégrité territoriale de
chaque État et de son droit inaliénable à une existence
indépendante » article 3 alinéa 3 de la charte de l'OUA
(Organisation de l'unité africaine) signée le 25 mai 1963
à Addis-Abeba en Éthiopie par trente États
africains indépendants.
74 ONU, Documents de la Conférence des
Nations Unies sur l'Organisation Internationale, San Francisco, 1945, p.
70.
75 KOHEN (Gustavo), « Article 2 Paragraphe 1
», in PELLET (Alain), dir., La Charte des Nations Unies : commentaire
article par article, 3e éd., Paris, Economica, 2005, p. 407.
76 Déclaration relative aux principes du
droit international touchant les relations amicales et la coopération
entre les États conformément à la Charte des Nations
Unies, Rés. AG 2625 (XXV), Doc. off. AG NU, 25e sess., supp. no 28, Doc.
NU A/8082 (1970) 131 à la p. 134
juridiquement égaux ; chaque État jouit des
droits inhérents à la pleine souveraineté ; chaque
État a le devoir de respecter la personnalité des autres
États ; l'intégrité territoriale et l'indépendance
politique de l'État sont inviolables ; chaque État a le droit de
choisir et de développer librement son système politique, social,
économique et culturel. Cette résolution clarifie, en raison de
son caractère déclaratoire, la portée et le contenu de
l'article. Comme l'explique la Cour internationale de justice « les
résolutions de l'Assemblée générale, même si
elles n'ont pas force obligatoire, peuvent parfois avoir une valeur normative.
Elles peuvent, dans certaines circonstances, fournir des éléments
de preuve importants pour établir l'existence d'une règle ou
l'émergence d'une opinio juris. Pour savoir si cela est vrai d'une
résolution donnée de l'Assemblée générale,
il faut en examiner le contenu ainsi que les conditions d'adoption ; il faut en
outre vérifier s'il existe une opinio juris quant à son
caractère normatif. Par ailleurs des résolutions successives
peuvent illustrer l'évolution progressive de l'opinio juris
nécessaire à l'établissement d'une règle nouvelle
»77.
Il est repris dans toutes les chartes institutives des
organisations régionales de coopération. Il est plus implicite
dans les traités créant des organisations dites
d'intégration comme la charte de l'OUA à l'article 3
alinéa 1 « Les États Membres, pour atteindre les
objectifs énoncés à l'Article II, affirment solennellement
les principes suivants : Égalité souveraine de tous les
États membres ». L'Acte final de la Conférence
d'Helsinki (CSCE, 1975)78 tente d'en préciser les
implications dans les relations Est-Ouest : « Dans le cadre du droit
international, tous les États participants ont des droits et des devoirs
égaux. Ils respectent le droit de chacun d'entre eux de définir
et de conduire à son gré ses relations avec les autres
États conformément au droit international [...]. Ils ont aussi le
droit d'appartenir ou de ne pas appartenir à des organisations
internationales, d'être partie ou non à des traités
bilatéraux ou multilatéraux, y compris le droit d'être
partie ou non à des traités d'alliance ; ils ont également
le droit à la neutralité » (point I de
la Déclaration sur les principes régissant les relations
mutuelles des États participants). Comme la Déclaration
d'Helsinki, tous les États ont les mêmes droits et obligations
internationaux. Le droit international est réducteur et négateur
des différences réelles entre États. Ne permettant pas, la
plupart du temps, de prévenir ou de corriger
77 Licéité de la menace ou de
l'emploi d'armes nucléaires, Avis consultatif, C.I.J. 1996 rec. 226,
para. 70.
78 Signés le 1er août 1975
à l'issue de la CSCE, les accords d'Helsinki, ou
« Acte final » de la Conférence d'Helsinki, consacrent
l'inviolabilité des frontières européennes, rejettent tout
recours à la force et toute ingérence dans les affaires
intérieures et engagent les signataires à respecter les droits de
l'Homme.
les inégalités de dimension, de richesse, de
puissance, il constitue un obstacle à toutes les tentatives pour faire
consacrer juridiquement une typologie inégalitaire des statuts.
La liberté d'action quant à elle, s'observe dans
l'autonomie constitutionnelle que dispose les États. Cette autonomie
constitutionnelle résulte de l'indifférence du droit
international à l'égard des formes politiques internes,
dès lors que les institutions nationales disposent de la capacité
d'engager l'État dans les relations internationales. La CIJ l'a
rappelé clairement dans l'affaire du Sahara occidental : «
Aucune règle de droit international n'exige que l'État ait une
structure déterminée comme le prouve la diversité des
structures étatiques qui existent actuellement dans le monde
»79. Plus récemment, la Cour a
réaffirmé le corollaire de la souveraineté en une formule
particulièrement nette : « L'adhésion d'un État
à une doctrine particulière ne constitue pas une violation du
droit international coutumier ; conclure autrement reviendrait à priver
de son sens le principe fondamental de la souveraineté des États
sur lequel repose tout le droit international, et la liberté qu'un
État a de choisir son système politique, social,
économique et culturel »80.
Le libre choix par chaque peuple de son régime
politique, économique et social est du reste la principale
conséquence concrète du principe d'autodétermination, au
moins pour les peuples déjà constitués en États
comme l'a précisé la Déclaration de 1970
précitée, qui formule le principe de façon très
générale : « chaque État a le droit de choisir et
de développer librement son système politique, social,
économique et culturel ».
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