Le Rwanda: analyse géopolitique d'une puissance émergente africainepar Guy Herod PAMBO MIHINDOU Université Omar Bongo - Master 2023 |
2.1.1. Les relations rwando-ougandaises : entre alliance et rivalité.Les relations entre le Rwanda et l'Ouganda sont sans cesse fluctuantes. D'abord apparus comme des indéfectibles alliés au cours des années 1990-2000, les dirigeants des deux pays entretiennent depuis lors des relations difficiles. Pourtant, lorsque l'on jette un regard rétrospectif sur les relations qui lient Paul Kagame et Yoweri Museveni, elles sont loin d'être conflictuelles, les deux dirigeants se sont mutuellement aidés dans leurs conquêtes respectives du pouvoir. En effet, suite à la révolution Hutu de 1959, Paul Kagame fuit son Rwanda natal en raison des discriminations dont sont victimes les membres de la communauté Tutsi à laquelle il appartient ; il se réfugie en Ouganda, où il passe une majeure partie de sa vie. C'est au cours de son exil qu'il rencontre Yoweri Museveni à la fin des années 1970, puis s'engage, comme de nombreux Banyarwandas60 dont Fred Rwigema,61 dans les rangs du Front for National Salvation (FRONASA) puis au sein de la National Resitance Army (NRA), deux mouvements rebelles créés par Yoweri Museveni pour combattre les pouvoirs en place en Ouganda. En 1986, ils réussissent ensemble à renverser le régime de Milton Obote et prennent le pouvoir à Kampala.62 Plusieurs Banyarwandas se voient confier de nombreux postes de responsabilité au sein de l'administration militaire ougandaise après la prise de pouvoir par Yoweri Museveni. Paul Kagame devient major puis directeur adjoint du renseignement, Fred Rwigema est quant à lui, promu au poste de vice-ministre de la défense.63 L'omniprésence des « étrangers » rwandais à des postes clés de l'État irritaient les ougandais de « souche » surtout ceux issus de la communauté Baganda.64 Ces nominations de rwandais à de hautes fonction militaires étaient 60 Les Banyarwandas (pluriel : Abanyarwanda, singulier : Umunyarwanda ; littéralement « ceux qui viennent de l'ancien Royaume du Rwanda » ; également Banyaruanda) constituent le groupe culturel et linguistique parlant le kinyarwanda et habitant le Rwanda actuel et les autres territoires anciennement faisant partie du Royaume du Rwanda avant l'arrivée du colonisateur. 61 Fondateur du Front Patriotique Rwandais (FPR). 62 S. CHABOUNI. (2013). Le Rwanda et l'Ouganda : Alliés ou rivaux ? Le contentieux rwando-ougandais source de déstabilisation de la région. Thinking
Africa, (1), pp.1-5. Disponible à 63 B. LELOUP. (2005). Le Rwanda et ses voisins. Afrique contemporaine, 215 (3), 71p. 64 G. PRUNIER. (1993). Éléments pour une histoire du Front patriote rwandais. Politique africaine, (51), pp.121-138. 34 également perçu comme une erreur stratégique par de hauts fonctionnaires ougandais au sein de la NRA.65 Face aux critiques, Yoweri Museveni remodèle les postes au sein de l'armée et envoie en 1990 Paul Kagame au collège de commandement et d'état-major de l'armée américaine basé à Fort Leavenworth dans le Kansas.66 À la suite de la mort de Fred Rwigema, premier commandant du FPR, lors d'une invasion manquée du Rwanda en 1990, il rappelle Paul Kagame et l'impose comme nouveau commandant du groupe rebelle. Yoweri Museveni lui fournit le soutien nécessaire pendant toute la durée de la guerre civile de 1990, jusqu'à la victoire du FPR en juillet 1994 contre le pouvoir Hutu installé au Rwanda. Jusqu'ici, tout semblait aller bien entre les deux dirigeants. Toutefois, à la charnière des années 1990-2000, les premières tensions entre les deux pays apparaissent, les deux alliés historiques devenant progressivement des rivaux régionaux. Les tensions entre les deux pays s'exacerbent lors de la seconde67 guerre du Congo entre 19982003, avec comme pic les affrontements entre leurs forces armées dans la ville de Kisangani situé au nord-est de la RDC. Elles s'y sont affrontées à trois reprises entre 1999 et 2000.68 Au-delà des simples divergences politiques qui existent entre Paul Kagame et Yoweri Museveni, ces affrontements traduisent en réalité l'appétit des deux États pour cette partie du territoire congolais riche en ressources naturelles. En mars 2001, après une brève accalmie, le différend s'est brusquement ravivé, et le gouvernement du Rwanda est officiellement déclaré hostile à l'Ouganda.69 La crise est alors à son paroxysme et les alliés d'hier se retrouvent de nouveau au bord des affrontements militaires. Pour calmer les tensions, la Grande Bretagne, un partenaire essentiel des deux États, engage une médiation à la suite de laquelle on commence à observer une certaine accalmie entre les deux parties.70 Dans le cadre de celle-ci, les deux dirigeants se rencontrent à Londres le 29 janvier 2004. Il faut également ajouter à la médiation britannique, les négociations menées par les dirigeants africains. Notamment, celles de Thabo Mbeki, président de l'Afrique du Sud et de Benjamin Mpaka, président de la Tanzanie durant cette La communauté Baganda appartient au royaume du Bouganda, le plus grand des royaumes traditionnels de l'Ouganda actuel. Les Bagandas sont le plus important groupe ethnique de l'Ouganda, ils ont eu un rôle important dans la conquête de pouvoir qui a menée Y. Museveni à la tête de l'Ouganda en 1986. 65 B. LELOUP. (2005), op.cit., p.33. 66 B. LELOUP. (2000). Rwanda-Ouganda : chronique d'une guerre annoncée ? In REYNTJENS, F & MARYSSE, S. (dir.), L'Afrique des Grands lacs. Annuaire 1999-2000. Paris : L'Harmattan, pp.127-145. 67 La première a eu lieu entre 1996 à 1997. 68 A. ZACHARIE & F. JANNE D'OTHEE. (2003). L'Afrique centrale dix ans après le génocide. Bruxelles : Labor, p.48. 69 B. LELOUP. (2001). Le Rwanda dans la géopolitique régionale. In S. MARYSSE & F. REYNTJENS (dir.), L'Afrique des Grands lacs. Annuaire 2000-2001. Paris : L'Harmattan, pp.75-95. 70 A. ZACHARIE & F. JANNE D'OTHEE, Ibid. 35 période.71 L'accalmie qui paraissait s'installer entre les deux État à la suite de ces médiations se confirme par les visites effectuées réciproquement par les dirigeants ougandais et rwandais. En effet, au courant des années 2003 et 2004, le président ougandais se rend au Rwanda à deux reprises, d'abord le 12 septembre pour la cérémonie d'investiture de Paul Kagame, puis le 7 avril 2004 pour la commémoration du dixième anniversaire du génocide.72 Paul Kagame quand à lui se rend à Kampala en juin 2004 pour assister au sommet du Marché Commun de l'Afrique Orientale et Australe (COMESA). Ainsi, sans pour autant y mettre un terme définitif, ces rencontres entre les deux présidents semblent fermer, du moins temporairement, ce que l'on pourrait nommer comme étant le premier chapitre des différends rwando-ougandais. Des points de divergences ont de nouveau resurgit entre les deux États au début de l'année 2019. Le dernier fait en date est la fermeture en février 2019 du poste frontière de Gatuna, ville stratégique pour le commerce entre les deux pays située dans le nord du Rwanda, pendant près de deux ans. La résurgence de ces tensions est le fruit de nouvelles accusations réciproques, chaque pays affirmant que l'autre cherche à le déstabiliser politiquement, mais aussi sur le plan sécuritaire. Les deux gouvernements s'accusent régulièrement d'espionnage et les autorités rwandaises se sont insurgées à plusieurs reprises contre des cas d'arrestations et expulsions de rwandais accusés de travailler en Ouganda pour le compte du gouvernement rwandais. Les accusant de compromettre sa sécurité nationale, les dirigeants ougandais ont expulsé du territoire ougandais plusieurs hauts responsables de la société de télécommunications Mobile Telephone Networks (MTN), dont un ressortissant rwandais.73 Dès 2017, la tension était déjà palpable entre les deux gouvernements puisque l'agence de presse rwandaise Rushyashya affirmait en février de cette année qu'une force rebelle soutenue par l'Ouganda était en train d'être installée dans un camp d'entraînement dans la forêt de Kijuru, à l'ouest de Kampala, et qu'elle avait été mise en place par le Congrès national du Rwanda (RNC) de Kayumba Nyamwasa74, avec le soutien de l'homme d'affaires rwandais Tribert Rujugiro, un ancien bailleur de fonds du FPR.75 Il faut dire que depuis 1999, l'Ouganda et le Rwanda sont devenus les refuges privilégiés des déserteurs des armées des deux pays et le passage obligé des hommes 71 F. LETOURNEUX. (2003,19 mai). Chronique d'une guerre avortée. Jeune Afrique. Disponible à l'adresse : https://www.jeuneafrique.com/92027/archives-thematique/chronique-d-une-guerre-avort-e/ 72 B. LELOUP. (2005), op.cit., p.33. 73 R. GRAS. (2019, 1 mars). Rwanda-Ouganda : polémique autour de la fermeture d'un poste-frontière. Jeune Afrique. Disponible à l'adresse : https://www.jeuneafrique.com/743500/politique/rwanda-ouganda-polemique-autour-de-la-fermeture-dun-poste-frontiere/ 74 Ancien chef d'état-major de l'armée rwandaise, actuellement réfugié en Afrique du Sud. 75F. REYNTJENS. (2019). Political Chronicles of the African Great Lakes Region 2017. Academic & Scientific Publisher. 36 politiques qui les fuient.76 Pour ces deux États, l'idée de voir des opposants adoubés ou soutenus par l'autre est inconcevable et menace de facto leur sécurité. En dépit des tensions persistantes, les deux présidents se rencontrent de nouveau le 25 mars 2018 dans la ville de Entebbe, en Ouganda, pour discuter des problèmes qui minent leurs relations mais aussi pour relancer les relations de bon voisinage et redynamiser des projets communs. Au sortir de cette rencontre, le président ougandais a déclaré ce qui suit : « Il n'y a aucun conflit fondamental entre l'Ouganda et le Rwanda et nous n'avons pas de problème frontalier »77. Des discours qui n'ont pas été suivis d'effets puisque la fermeture du poste frontière de Gatuna intervient un an plus tard, en février 2019. Ainsi, malgré les nombreuses tentatives de règlement pacifique de leurs différends, notamment celle portée par Félix Tshisekedi et ses homologues angolais João Lourenço et congolais, Denis-Sassou Nguesso, les relations entre les deux parties restent tendues. Pourtant, cette tentative de médiation a abouti à la signature d'un mémorandum d'entente entre le Rwanda et l'Ouganda le 21 août 2019. La réouverture du poste frontière de Gatuna, le 28 janvier 2022, ressemble à une unième tentative de dégel des relations entre les deux États, sans pour autant garantir la fin des crises et la normalisation de leurs relations bilatérales.78 Sous les différentes brouilles diplomatico-sécuritaires entre l'Ouganda et le Rwanda couve une « guerre » pour le leadership régional entre « frères d'armes» d'hier. En effet, depuis son accession au pouvoir Paul Kagame cherche à donner une place importante à son pays dans la région, en le rendant indispensable dans de nombreux domaines tels que la politique et la sécurité et indépendamment de son ancien allié ougandais. Dans une interview accordée à Jeune Afrique Paul Kagame estime que le problème entre lui et Yoweri Museveni réside dans le fait que ce dernier, veuille se comporter en grand frère et dicter la conduite à tenir au Rwanda. Il déclare : « pour nous, il n'est pas acceptable d'être le subordonné de qui que ce soit. Nous n'acceptons pas d'être contrôlés ni utilisés. Nous sommes un petit pays, mais nous sommes trop grands pour cela. Le problème entre nous deux est là. Si vous arrivez à lire entre les lignes, vous pouvez comprendre ce que je veux dire. Dans cette relation, il ne peut pas y avoir un « grand frère » qui dit à l'autre « fais ci ou fais ça » ».79 76 INTERNATIONAL CRISIS GROUP. (2002). Fin de transition au Rwanda : Une libéralisation politique nécessaire. Nairobi : International Crisis Group Press.49p. 77 S. CHABOUNI. (2020), op.cit., p.8. 78R. GRAS. (2022, 28 janvier). Rwanda-Ouganda : enfin le dégel ? Jeune Afrique. Disponible à l'adresse : https://www.jeuneafrique.com/1303908/politique/rwanda-ouganda-enfin-le-degel/ 79 F. SOUDAN & R. GRAS. (2021, Juin). PAUL KAGAME « Le Rwanda n'est pas une monarchie ». Jeune Afrique, (3101), pp.56-63. 37 En octobre 1990, à Bruxelles lors d'une conférence de presse, Yoweri Museveni avait d'ailleurs utilisé le terme anglais de « boys » pour qualifier les responsables du FPR.80 Cette appellation est le symbole même du paternalisme que Paul Kagame refuse dans les relations qui lient son État à l'Ouganda. C'est lors de la première guerre du Congo (1996-1997), que les désirs d'émancipation et de leadership du Rwanda s'affirment. Ils s'expriment à travers le rôle crucial joué par les troupes rwandaises dans les combats qui ont conduit Laurent Désiré Kabila au pouvoir en 1997. En ayant entraîné et fournit le matériel qui a servi à renverser le régime de Mobutu Sese Seko, Paul Kagame a montré, d'une certaine façon, à son ancien « mentor » que lui aussi était désormais capable de faire roi dans la région.81 Cette performance militaire a créé ce que le sociologue Roger Gould appelle « l'ambiguïté du rang social »82, le Rwanda n'était plus dans une position manifestement inférieure à l'Ouganda.83 À Kisangani84, cette volonté d'affranchissement s'est vue renforcer puisque «l'élève» n'a pas hésité à affronter le maître pour défendre ses intérêts dans la région. Aujourd'hui, les problèmes entre les deux États ne sont pas totalement résolus et continuent d'être une source potentielle de déstabilisation pour toute la région. |
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