IV.2. L'apport de l'interobjectivité dans la
théorie de lutte pour la reconnaissance
La reconnaissance interobjective a pour ambition de
réintroduire dans la sphère intersubjective des rapports sociaux
les objets. Toutefois, Voirol part d'une objection selon laquelle, il lui
semble impossible d'accepter le postulat de symétrie radicale entre les
humains et les non humains dans le cadre de la théorie de la
reconnaissance278. D'après lui, Honneth fait une
différenciation fondamentale entre les humains et non humains : c'est ce
qui lui « permet de faire de la critique de la réification, de la
transformations des humains en choses »279. Ce qui est
contraire avec la perspective de Latour. Dans la mesure où, « il
est impossible de rendre compte et de critiquer la transformation d'un rapport
entre des humains en rapports entre les choses. L'effacement de la
médiation des objets chez Honneth, par le primat accordé à
l'intersubjectivité symbolique, d'une part, l'impossibilité de
rendre compte de la réification dans l'interobjectivité
latourienne, d'autre part, incite à penser une forme de reconnaissance
interobjective susceptible de faire une place accrue à
l'interobjectivation sans toutefois renouer avec la symétrie latourienne
»280. La première objection faite par Voirol à
Latour sur la symétrie radicale entre les humains et les non humains
nous semble fort pertinente. Car, il peut y avoir de liens entre les humains et
les objets mais il n'en demeure pas moins qu'il y a une différence entre
eux. C'est l'humain qui donne l'existence aux choses ou aux objets par le sens
que celui-ci les confère. Comme le souligne Frédéric
Vandenberghe : « Il suffit de suivre les objets jusqu'à leurs
racines pour retrouver, en fin de parcours, les humains comme arch et comme
telos. Quelle que soit la façon dont les humains sont reliés aux
non-humains, ce sont toujours les humains qui rencontrent les non-humains et
les dotent, le cas échéant, d'un sens, d'une valeur d'usage ou
d'une valeur d'échange »281.
La seconde objection formulée par Voirol à
l'endroit de Latour porte sur la question de la morale et du statut de la
normativité à partir du rapport entre l'anthropologie
symétrique et la théorie de la reconnaissance. Pour la
théorie de la reconnaissance, la médiation est normative entre
les sujets. En revanche, la médiation par les objets prônée
par Latour intègre peu la dimension morale. Pour lui, ce qui compte le
plus c'est ce qui fait le lien, les modalités de l'assemblage et non des
questions normatives. Si c'est de cette façon qu'est articulée
la
278 Ibid.
279 Ibid.
280 Ibid.
281 Vandenberghe, F., Complexité du post-humaine.
Trois essais dialectiques sur la sociologie de Bruno Latour, Paris,
l'Harmattan, 2006. (Voir aussi l'article de Voirol sur La lutte pour
l'interobjectivation. Les remarques sur l'objet et la reconnaissance).
CHARLES DIEUDONNÉ T 78
problématique de la reconnaissance, cela signifie que
« toute interobjectivité est une manière, même
implicite, de conférer une reconnaissance à des destinataires en
tant qu'elle est configurée dans l'objet s'adressant à eux
à titre de programmes d'action »282. Si tel est le cas,
d'après Voirol, la théorie de la reconnaissance peut corriger ce
déficit normatif de l'interobjectivation latourienne par
l'intégration « d'une composante morale dans les objets et les
actions qu'ils engagent par leurs programmes d'action »283. Ce
n'est qu'à partir de ce moment qu'il est possible de penser au rapport
intersubjectif entre les sujets dans la médiation avec les objets.
IV.3. De la médiation entre les sujets et les
objets
La médiation entre le sujet et l'objet est possible si
elle s'opère dans la perspective de l'autre pour accéder au sens
de ses propres actions et développer un rapport à
soi284. Cet autre qui vient pour faire corps entre le sujet et
l'objet n'est pas toujours un humain. Il peut être une activité
particulière. Ce qui fait que la reconnaissance de soi par autrui entre
dans le sillage de la reconnaissance de soi dans quelque chose et elle devient
une reconnaissance à l'oeuvre : « Les sujets demandent à
être reconnus par d'autres sujets mais ils cherchent aussi à se
reconnaître, à leurs propres yeux, dans ce qu'ils font
»285 d'où l'importance de la reconnaissance par les
choses. Toutefois, il est possible d'envisager les relations de reconnaissance
entre les sujets dans leurs rapports intersubjectifs mais aussi en termes
d'interobjectivation permettant de mettre en exergue « le rôle de la
matérialité des objets dans la formation du rapport à soi,
mais aussi du rapport aux autres par la médiation des objets
»286.
Le désir d'être reconnu est donc au coeur de la
lutte pour la reconnaissance. Être reconnu, « c'est être
identifié, or il y a aussi un plaisir à se rendre
méconnaissable ». Dans le cas des presbyteriums, certains membres
se heurtent à l'exigence de la reconnaissance soit par manque de
confiance en soi, soit alors par dissolution de l'estime de soi. Par
conséquent, ces membres peuvent vouloir légitimement
échapper à l'approbation des autres plutôt que de se
soumettre à elle287. Echapper à l'approbation des
autres c'est remettre en cause l'attitude positive envers soi-même et la
valeur que les autres vous accorde. De tels membres ne peuvent que
trouvées
282 Ferrarese, E., (sous la dir.), Qu'est-ce que lutter pour
la reconnaissance ? op.cit., p. 178.
283 Ibid., p. 179.
284 Ibid.
285 Le Blanc, G., L'invisibilité sociale,
op.cit., p. 122.
286 Ferrarese, E., (sous la dir.), Qu'est-ce que lutter pour
la reconnaissance ? op.cit., p. 180-181.
287 KEDE, J.D., « De la réception de l'oeuvre
d'Axel Honneth », in Hunyadi, M. (sous la dir.), Axel Honneth. De
la reconnaissance à la liberté, op.cit., p. 33-40.
CHARLES DIEUDONNÉ T 79
des stratégies de fuite en avant comme celles de
déguisement, de dédoublement, de falsification et
d'occultation288 pour ne pas tomber dans la désapprobation,
la frustration, l'humiliation voire le mépris. Quoi qu'on dise le
désir de reconnaissance de soi par autrui ou par le biais des objets
restent au centre de la lutte pour la reconnaissance en vue de
l'autoréalisation pour une vie bonne et réussie.
A la fin de ce dernier chapitre, il a été
question de l'apport de la théorie de la lutte pour la reconnaissance
mutuelle dans la résolution des conflits au sein des presbyteriums. Nous
sommes partis du postulat selon lequel, c'est dans les presbyteriums où
la reconnaissance mutuelle devrait se vivre entre les membres plus qu'ailleurs.
Mais force est de constater que c'est là où l'on fait plus
l'expérience du déni de reconnaissance ou du mépris comme
partout ailleurs où les hommes vivent ensemble. Comment
l'expérience du mépris peut-elle envahir la vie affective des
sujets humains au point de les jeter dans la résistance et
l'affrontement social, autrement dit, dans la lutte pour la
reconnaissance289 ? Si l'expérience du mépris conduit
à la lutte pour la reconnaissance c'est en vue de la réalisation
de soi. Car, « la lutte pour la reconnaissance constitue la force morale
qui alimente le développement et le progrès de la
société humaine »290. C'est ainsi que pour
retrouver la reconnaissance authentique au sein des presbyteriums, à
partir des modèles de reconnaissance intersubjective chez Axel Honneth,
nous avons proposé trois piliers comme solution pour la
résolution des conflits. Il s'agit de l'amour, du droit et de la
solidarité. C'est à travers ces trois sphères à
franchir de manière successive et progressive que les différents
membres des presbyteriums parviendront à la formation de leur
identité personnelle. Aussi pourront-ils être reconnus et se voir
confirmer comme des sujets individualisés et autonomes. Par ailleurs, la
reconnaissance de soi par autrui n'apparaît pas comme le seul et l'unique
moyen de la reconnaissance intersubjective. Parce qu'à
côté, il est possible d'envisager un autre paradigme de
reconnaissance. Il s'agit de la reconnaissance interobjective dont le
rôle est d'intégrer la matérialité des objets dans
la formation du rapport à soi, mais aussi du rapport aux autres par la
médiation des objets.
288 Ibid.
289 Honneth, A., La lutte pour la reconnaissance, p.
225.
290 Ibid., p. 240.
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