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Reconnaissance et conflit au sein des presbyeriums:une lecture a partir de la lutte pour la reconnaissance d'Axel Honneth


par Charles Dieudonné TOMB TOMB
Université de Lorraine-Metz - Master II en Sciences Humaines et Sociales, mention Théologie Catholique 2022
  

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IV.2. Les capacités éthiques

En parlant des capacités éthiques, Guillaume Le Blanc reprend la distinction faite par Paul Ricoeur à partir de la « phénoménologie de l'homme capable ». De cette distinction, il en résulte trois pouvoirs éthiques fondamentaux. Il s'agit : du « pouvoir de dire », du « pouvoir d'agir » et du « pouvoir de rassembler sa propre vie dans un récit intelligible et acceptable ». En effet, « la phénoménologie de l'homme capable » ne peut se comprendre qu'à partir du pouvoir ultime qu'est « l'imputabilité178, sous une forme réflexive propre à l'imputabilité qui prend l'allure d'un énoncé « Je crois que je peux » et qui implique la possibilité d'un retour sur

177 Ibid., p. 64-65.

178 Pour Ricoeur, « l'imputabilité est une capacité homogène à la série des pouvoirs et des non-pouvoirs qui définissent l'homme capable » (cf. Le Juste 2., cité par Le Blanc, L'invisibilité sociale, op.cit., p. 80). Dans la même optique, Le Blanc stipule que l'imputabilité est non seulement pensée comme une capacité supplémentaire mais elle semble même au-delà de toute capacité par le « saut qualitatif » qu'implique le travail éthique situé à la jonction des capacités et des incapacités » (Ibid.). Cette notion va jusqu'à rejoindre celle de la responsabilité morale, en ce sens que « l'autre homme », c'est-à-dire « autrui », que l'on est tenu responsable. Car, « l'idée de l'autrui vulnérable tend à remplacer celle de dommage commis dans la position d'objet de responsabilité. C'est d'un autre dont j'ai la charge confiée » (Voir : Parcours de la reconnaissance, II sur une phénoménologie de l'homme capable, p.176).

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ses capacités »179. Il y a donc d'emblée un rapport entre l'homme capable, c'est-à-dire celui qui peut et celui qui ne peut pas, l'homme rendu incapable par l'invisibilité. Dans la mesure où « la fragilisation des capacités humaines ne s'effectue pas à contre-courant des capacités. C'est dire que les capacités, non seulement sont plurielles, mais aussi partielles, tant elles risquent d'être fragilisées de l'intérieur de leur déploiement du fait de la précarité ontologique de l'homme. Ainsi, les capacités de pouvoir dire, de pouvoir faire et de pouvoir (se) raconter doivent-elles être mises en rapport avec les incapacités linguistiques, pratiques et narratives qui leur correspondent ?»180.

En réalité, la fragilisation des capacités humaines n'est pas l'émanation d'un phénomène naturel. C'est un fait culturel qui renvoie à l'institution humaine et aux inégalités que celle-ci peut engendrer181. Si une société ou une institution introduit des inégalités linguistiques dans son déploiement, cela impacte directement sur les capacités humaines. Car, « la distribution inégale des capacités linguistiques révèle, a contrario, que l'une « des toutes premières modalités de l'égalité des chances concerne l'égalité au plan du pouvoir parler, du pouvoir dire, expliquer, argumenter, débattre »182. Peut-on parler de la reconnaissance de soi ou d'autrui sans capacité linguistique ?

A notre avis, la parole, l'action et le récit contribuent au renforcement de l'identité personnelle par l'insertion du soi dans la communauté humaine : « Se croire incapable de parler, c'est déjà être un infirme du langage, excommunié en quelque sorte »183. Si quelqu'un perd sa capacité linguistique surtout son pouvoir de dire, il devient un muet, un être méconnaissable, un homme placé « au ban de la société ». Parce que, « la parole prononcée par l'un est une parole adressée à l'autre ; de surcroît, il lui arrive de répondre à une interpellation venue d'autrui »184. La parole est un élément de la reconnaissance parce qu'elle noue une relation entre le destinateur et le destinataire. Elle constitue aussi la structure de base entre le locuteur et l'interlocuteur. D'après Le Blanc, l'incapacité linguistique s'explique par « le fait que « nul n'a la maîtrise du verbe » mais elle a pour origine proche la vulnérabilité sociale de celui qui est, en raison de sa position (laquelle, en son paroxysme, peut-être une non-position), privé de parole ou dont la voix n'est pas écoutée »185. Quelle que soit la position dont on occupe, si on

179 Ibid., p. 81.

180 Ibid., p. 82.

181 Ibid.

182 Ibid.

183 Ricoeur, P., Le Juste 2, cité par Le Blanc, L'invisibilité sociale, op.cit., p. 83.

184 Ricoeur, P., Parcours de la reconnaissance. Trois études, op.cit., p. 158.

185 Le Blanc, G., L'invisibilité sociale, op.cit., p. 83.

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n'a pas la parole, si on est sans voix, on n'est rien. C'est pourquoi, la parole apparaît comme un facteur utile et relationnel. A côté de l'incapacité de parler existe l'incapacité d'agir.

Quant à l'incapacité d'agir ou le « je peux faire », il appert que certaines incapacités naissent de la contingence ou de la finitude dont les causes sont : la maladie, le vieillissement, les infirmités186. Toutefois, d'autres incapacités trouvent leur origine dans la privation « du pouvoir d'agir » qui est « un effet de la précarité sociale ». C'est le cas de la précarisation de l'emploi et le développement du chômage dont évoque l'auteur cité plus haut : « La précarisation de l'emploi et le développement du chômage mettent en crise la puissance d'agir individuelle et accomplissent à leur tour les processus de déshumanisation comme symétriques de l'institution de l'humanité »187.

Le dernier pouvoir éthique dans la phénoménologie de l'homme capable selon Ricoeur est le « pouvoir raconter et se raconter ». Ce pouvoir repose sur la question de l'identité personnelle en rapport avec l'acte de raconter. « Se raconter », sous la forme réflexive renvoie à l'identité narrative188. La puissance narrative se déploie dans la dialectique de l'identité du soi et de l'identité d'autrui. Car, le récit d'une histoire de vie personnelle se mêle toujours à celle des autres. Cependant, Ricoeur souligne que : « Nous ne devons pas perdre de vue la possibilité inverse, celle de l'impuissance à s'attribuer une identité quelconque, faute d'avoir acquis la maîtrise de ce que nous avons appelé identité narrative »189. Si nous n'avons pas la maîtrise de l'identité narrative, on ne peut qu'aboutir à une identité quelconque. Celle qui ne permet pas à l'homme de faire « l'histoire de sa propre histoire ». Autrement dit de « penser par soi-même ». Ce qui est mis à l'épreuve, c'est la fragilisation des capacités humaines et plus précisément l'autonomie qui voudrait que chacun « ose penser par soi-même » et non « un autre à ta place » d'où l'estime de soi comme un facteur de consolidation de soi et de l'humain dans le soi.

Si les dénis de reconnaissance trouvent leur raison d'être dans le mépris d'une vie surtout moralement, les dénis de propriétés sociales sont engendrés à leur tour et « indirectement lorsque la grandeur sociale d'une vie est bafouée, du fait de la perte d'une propriété sociale majeure, au point qu'elle donne nécessairement lieu à une perte de reconnaissance »190. Il nous semble judicieux de relever la différence que fait Guillaume Le

186 Ibid., p. 83-84.

187 Ibid., p. 84.

188 Ricoeur, P., Parcours de la reconnaissance. Trois études, op.cit., p. 163.

189 Ricoeur, P., cité par Le Blanc, G., L'invisibilité sociale, op.cit., p. 84.

190 Le Blanc, G., L'invisibilité sociale, op.cit., p. 109.

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Blanc entre les dénis de reconnaissance et les dénis de propriétés sociales. Les dénis de reconnaissance impactent directement sur la grandeur morale d'une vie alors que les dénis de propriétés touchent ou privent une vie de sa visibilité dans son aspect social au point d'aboutir à la carence ou à la perte de la reconnaissance.

Le manque de reconnaissance dans les presbyteriums peut alors se manifester par une sorte d'invisibilité qui se traduit par l'incapacité à « pouvoir dire », à « pouvoir agir » et à « pouvoir se raconter ». Parfois, certains membres perdent leurs capacités éthiques et leurs capabilités parce qu'ils ne savent plus les utiliser en vertu de leur position ou alors parce qu'ils sont privés d'une faculté telle que la parole ou alors la capacité d'action. Par conséquent, leurs voix ne sont plus écoutées. Si quelqu'un perd la parole, il se sent inutile socialement ou il se considère « un moins que « quelqu'un », comme une personne dont le titre de personne est contesté »191. Enlever ou contester à un être humain sa qualité de personne c'est lui refuser son humanité qui est conférée une fois pour toute. Un tel individu disqualifié dans ses capacités peut être qualifié de précaire ou de subalterne. Selon Le Blanc, « se sentir précaire, c'est se trouver dans un régime d'insécurité tel que toute vie se voit pour ainsi dire mise entre parenthèses »192. « Compter pour subalterne », sur le plan social, c'est être moins que rien, C'est être au banc de touche de la société par rapport à l'ensemble de la communauté.

Dans le processus de formation de l'identité personnelle qui passe par les différentes formes de reconnaissance, les partenaires d'interaction peuvent faire des expériences diverses comme celles du déni de reconnaissance ou celles des injustices sociales dans leurs rapports entre eux. Mais leur désir étant d'être reconnu ou d'instaurer dans leurs relations un minimum de justice sociale, ces derniers sont obligés de s'engager à la lutte pour leur autoréalisation afin d'être confirmés comme des sujets « autonomes et individualisés ». Ce qui fait que, « la valeur de la reconnaissance, dans le cadre des luttes pour la reconnaissance ou des dénis de reconnaissance, ne peut alors être considérée comme une valeur en soi mais comme une valeur polémique »193. Dans la mesure où la lutte pour la reconnaissance déclenche le passage d'une forme de reconnaissance à une autre. Mais c'est aussi un moyen pour mettre fin au déni de reconnaissance et instaurer un ordre plus juste qui vise à la réalisation de soi par soi.

Parvenu à la fin de ce second chapitre, il a été question d'identifier et d'analyser les différentes figures du mépris ou dénis de reconnaissance mis en relief par Axel Honneth à partir

191 Ibid.

192 Ibid.

193 Ibid.

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des formes de reconnaissance avec ses trois aspects de la relation pratique à soi-même qui sont : la confiance en soi, le respect de soi et l'estime de soi. Ces différentes relations pratiques à soi correspondent aux facettes des figures du mépris qui sont source de « la dissolution de la confiance en soi en tant que personnes dignes d'affection, à la perte du respect de soi comme membres d'une communauté d'égaux en droits, et à la perte de l'estime de soi comme sujets contribuant par leurs pratiques à la vie commune »194. Sur ce, avec Axel Honneth, nous avons relevé trois types de figures du mépris : La figure du mépris liée à la violence physique, la figure du mépris du déni du droit, la figure du mépris du déni de la solidarité sociale. A partir de ces typologies, nous avons déduit trois principales causes ou dénis de reconnaissance qui sont à l'origine des conflits moraux ou de la carence de reconnaissance mutuelle et authentique au sein des presbyteriums. Ces causes sont : la perte de la confiance en soi, la perte du respect de soi et la perte de l'estime de soi. A celles-ci s'ajoutent les dénis de propriétés sociales comme un autre type du déni qui participe à l'invisibilité sociale et à la perte de la reconnaissance. Dès lors que les partenaires d'interaction éprouvent le manque de reconnaissance à travers l'expérience négative de ces différentes figures du mépris ou dénis, ils sont amenés à s'engager dans la lutte pour la reconnaissance mutuelle dans le but d'une réalisation sans écueils de chacun dans sa singularité, son universalité et sa particularité pour une reconnaissance authentique. Mais c'est ce qui permet aussi de développer la relation pratique à soi-même dans le processus de formation de l'identité personnelle en ces différents degrés en tant qu'individu, personne et sujet. Car, « la référence à la reconnaissance est, chaque fois, introduite à partir de l'expérience éprouvée comme telle d'un déni de reconnaissance qui menace une identité sociale, culturelle ou personnelle »195.

Si chaque fois qu'une offense, vécue comme une injustice, est infligée à un individu ou à un groupe au point d'en compromettre l'identité et, par suite, la viabilité, naît le besoin et la volonté de reconnaissance196. C'est dans cette optique que, dans les différents presbyteriums, pour que les membres parviennent à la reconnaissance mutuelle et authentique dans leurs relations mutuelles, il serait plausible de passer par l'expérience successive des formes de la reconnaissance de l'amour, du droit et de la solidarité afin qu'ils retrouvent en eux-mêmes la confiance en soi, le respect de soi et d'estime de soi. Et finalement pour qu'ils puissent se comprendre comme des sujets à la fois autonomes et individualisés. Pour nous, c'est ce qui

194 Honneth, A., La société du mépris, op.cit., p. 21.

195 Le Blanc, G., L'invisibilité sociale, op.cit., p. 102.

196 Ibid., p. 100.

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constitue l'apport de la théorie de la reconnaissance mutuelle dans la perspective de la résolution des conflits moraux au sein des presbyteriums.

CHAPITRE III : L'APPORT DE LA THEORIE DE LA
RECONNAISSANCE MUTUELLE CHEZ AXEL HONNETH DANS LA
PERSPECTIVE DE LA RESOLUTION DES CONFLITS AU SEIN DES
PRESBYTERIUMS AU CAMEROUN

Dans le processus du développement de la formation de l'identité personnelle, l'homme moderne a besoin d'être reconnu et de se voir confirmer par les autres. C'est ce qui a sans doute modifié sa nouvelle conception de l'identité individuelle au point de faire dire à Charles Taylor : « L'importance de la reconnaissance a été modifiée et intensifiée par la nouvelle conception de l'identité individuelle qui apparaît à la fin du XVIIIème siècle. On pourrait parler d'une identité individualisée, particulière à ma personne et que je découvre en moi-même. Cette notion apparaît en même temps qu'un idéal : être fidèle à moi-même et à ma propre manière d'être... J'en parlerai comme d'un idéal d'authenticité »197.

Aujourd'hui, la question de la reconnaissance est un « idéal d'authenticité » parce qu'elle se rapporte à « l'identité individualisée » où d'une part, l'on voit se dessiner le subjectivisme ou alors « la valeur de la certitude intérieure » avec Taylor. D'autre part, il se pointe à l'horizon « la culture démocratique » d'Axel Honneth qui s'est affirmée comme une culture subjective198. Mais où autrui est celui qui confirme la valeur de mon identité individuelle. En effet, avec la grammaire morale, le besoin de reconnaissance naît d'une situation du déni ou d'injustice lorsque les individus font l'expérience de la négation ou du

197 Taylor, Ch., Multiculturalisme, Paris, Flammarion, 1994, (traduction française), p. 44.

198 Le Blanc, G., L'invisibilité sociale, op.cit., p. 106.

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mépris de la grandeur morale de leur vie ou alors lorsqu'ils voient que leur vie est socialement bafouée, marginalisée, dépourvue de toutes les capabilités de base et de toutes les capacités éthiques. C'est dans cette optique que s'inscrit la lutte pour la reconnaissance au sein des presbyteriums.

Par ailleurs, ceux qui font face à des conflits moraux dus à la dissolution de la confiance en soi, à la perte du respect de soi et à la perte de l'estime de soi ou qui connaissent simplement l'épreuve des dénis de reconnaissance s'adonnent à la quête de leur identité en tant que sujets autonomes et individualisés pour une « vie bonne et réussie ». Une telle autoréalisation n'est possible qu'à partir d'une référence éthique à travers les différentes formes de la reconnaissance qui correspondent aux trois sphères de l'amour, du droit et de la solidarité199. Ce qui nous amène à la suite d'Axel Honneth à proposer les trois modèles de reconnaissance intersubjective sus-évoqués comme une voie pour retrouver la reconnaissance authentique au sein des presbyteriums.

Dans ce dernier chapitre consacré à la recherche des solutions face aux conflits qui minent les presbyteriums, à la lumière de la théorie de la reconnaissance mutuelle, avec Axel Honneth, nous avons mis en lumière les différentes formes de reconnaissance : la confiance en soi, le respect de soi et l'estime de soi qui « créent ensemble les conditions sociales dans lesquelles les sujets humains peuvent parvenir à une attitude positive envers eux-mêmes »200 dont « la négation, partielle ou totale, est l'objet du déni de reconnaissance ». Face au déni, à l'offense ou au mépris, la demande de reconnaissance se veut « comme une grandeur morale se référant à une idée de la justice sociale selon laquelle toutes les vies méritent d'être pleinement vécues et d'être traitées comme des fins »201.

Pour une vie bonne et réussie au sein des presbyteriums, pour que les membres se reconnaissent mutuellement comme des individus dans leurs besoins concrets, en tant que des personnes juridiques et les sujets dans leurs particularités individuelles, trois paradigmes intersubjectifs sont à observer pour l'autoréalisation personnelle de chacun. Il s'agit en premier lieu de l'amour, en second lieu du droit et en fin de la solidarité. Après nous essayerons d'ouvrir l'horizon pour voir si la théorie de lutte pour la reconnaissance mutuelle telle que présentée par Axel Honneth est le seul et l'unique modèle de reconnaissance des sujets humains.

199 Ibid., p. 147. Voir aussi La lutte pour la reconnaissance, chap. V.

200 Honneth, A., La lutte pour la reconnaissance, op.cit., p. 283.

201 Le Blanc, G., L'invisibilité sociale, op.cit., p. 95.

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I. L'amour comme expression de la confiance en soi

Tout être humain a besoin de se sentir aimé pour s'autoréaliser. L'amour est donc la forme élémentaire et particulière de toute relation de reconnaissance. Grâce aux travaux du psychanalyste anglais Donald Winnicott sur la théorie de la relation d'objet, Honneth se déploie à comprendre comment l'enfant accède à un équilibre précaire entre autonomie et dépendance202qui constituera plus tard le nerf de l'amour et de la confiance en soi.

D'après Winnicott, la première étape dans ce processus de reconnaissance est le « maintien » entre l'enfant et sa mère. C'est la phase de la sécurité et de l'affirmation individuelle de soi dont la caractéristique spécifique est l'autonomie. A cette phase, l'enfant ne sait rien faire sans sa mère. On dirait qu'il dépend totalement de son partenaire d'interaction qui lui octroie une assistance continuelle dans les premiers mois de son existence203 au point où celui-ci est « incapable de distinguer en termes cognitifs entre son entourage et lui-même »204.

La seconde phase est donc celle de la « dépendance relative » comme nous l'avons déjà évoqué plus haut. A ce stade, Honneth perçoit la relation d'amour comme une « symbiose réfractée par l'individuation respective des partenaires »205. En effet, la relation d'amour se déploie d'être reconnue dans l'acceptation cognitive et l'indépendance de l'autre, qui repose dans le processus d'une confiance affective dans la permanence de l'attachement réciproque des deux partenaires206.

Bien qu'il soit limité dans un cadre d'interaction, l'amour couvre le modèle des rapports érotiques, amicaux ou familiaux. En effet, la relation d'amour se limite dans un cadre restreint qui n'est pas étendue à volonté au-delà de l'entourage immédiat. Cependant, l'amour ne veut pas dire seulement satisfaction de l'appétit sexuel. Il doit se comprendre « comme un être soi-même dans un étranger »207. C'est-à-dire que « les relations affectives primaires supposent un équilibre précaire entre autonomie et dépendance »208. C'est à ce premier modèle de la reconnaissance intersubjective que « les sujets s'y confirment mutuellement dans leurs besoins concrets, donc comme des êtres nécessiteux »209.

202 Honneth, A., La lutte pour la reconnaissance, op.cit., p. 162.

203 Ibid., p. 169.

204 Ibid.

205 Ibid., p. 182.

206 Ibid.

207 Hegel, G.W.F., System der Sittlichkeit, cité par Honneth, A., La lutte pour la reconnaissance, p. 162.

208 Honneth, A., op.cit., p. 162.

209 Ibid.

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La dernière étape de la relation d'amour comme mode de reconnaissance est la « capacité à être seul ». A cette dernière phase qui consiste en la rupture du lien symbiotique avec sa mère, l'enfant veut se rassurer que celle-ci continuera à s'occuper de lui comme avant. Dès cet instant, l'enfant est en sécurité et il peut également être sûr avec lui-même. Par l'expérience intersubjective, l'amour ouvre l'individu à une certaine sécurité émotionnelle qu'est la confiance en soi. Ce qui fait que quand l'enfant « est sûr de l'amour maternel, il acquiert une confiance en lui-même qui lui permet de rester seul sans inquiétude »210.

De ce fait, la confiance en soi devient le support élémentaire de toute autoréalisation parce qu'elle permet à l'individu d'acquérir sa liberté intérieure auquel cas il ne parviendrait pas à la formulation de ses propres besoins. Par ailleurs, la confiance représente l'expérience de l'amour comme le noyau central de toutes les formes de vie qu'on peut qualifier d'« éthiques ». En effet, c'est dans l'expérience de l'amour que se tisse involontairement la relation pratique de l'individu avec d'autres. Au fond, toute relation d'amour est conditionnée par un sentiment individuellement incontrôlable de sympathie et d'attraction entre parent et enfant, ainsi qu'entre amis ou amants211. L'amour est un élément fondamental et constitutif de la reconnaissance en ce sens que l'autre tire de l'affection qu'on lui porte l'acceptation de son autonomie. Pour Honneth et Hegel, l'amour est le noyau structurel de toute vie éthique. En outre, « la capacité d'être seul » est la condition nécessaire de toute créativité, infantile ou adulte.

Car :

La vie est tout autant possibilité de faire oeuvre que désir de reconnaissance, sentiment de compter dans le récit de l'humanité par les actes que l'on fait, par les oeuvres produites, qu'attente normative du verdict de l'autre. La vie désoeuvrée est alors le revers de cette promesse d'oeuvre que la créativité des vies ordinaires induit, et ce désoeuvrement est susceptible de pathologies de la reconnaissance mais qui ont aussi une portée propre212

De cette assertion, il en ressort que Guillaume Le Blanc remet en relief le rapport entre créativité et reconnaissance. Ce lien est soulevé en premier dans La Lutte pour la reconnaissance par Honneth. De prime abord, il signale que cette question n'est pas dans ses

210 Ibid., p. 177.

211 Honneth, A., La lutte pour la reconnaissance, op.cit., p. 182.

212 Le Blanc, G., L'invisibilité sociale, op.cit., p. 118.

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préoccupations même si, avec celle-ci : « On pourrait tirer de là de vastes aperçus sur le lien entre créativité et reconnaissance, mais cette question ne nous intéresse pas directement ici. »213.

A contrario, la relation entre créativité et reconnaissance retient l'attention de Guillaume Le Blanc. Dans la mesure où, il voit la vie comme une « mise en oeuvre » qu'une simple reconnaissance. Ce qui fait pour lui d'une vie désoeuvrée un désastre et une « folie ». Car, « la folie est l'« absence de l'oeuvre »214. C'est aussi à travers l'oeuvre que l'homme est reconnu par les autres et parvient même à inscrire son nom sur le panthéon historique de l'humanité. Une vie désoeuvrée ne peut être que le revers de cette promesse d'oeuvre : « Ce désoeuvrement est susceptible de pathologies qui peuvent être partiellement des pathologies de la reconnaissance »215. Si une vie sans travail est une vie pathologique, le travail apparaît comme une sorte de « mise en oeuvre » selon Le Blanc.

I.1. Le travail comme une mise en oeuvre

D'après Le Blanc, le travail est l'institution fondamentale parmi les institutions de l'humain216. Par le travail, l'homme s'affirme et s'humanise. Car, d'une part ceci lui permet de gagner sa vie. Sans doute, c'est dans cette optique que Voltaire disait le travail éloigne de nous trois grands maux : l'ennui, le vice et le besoin. D'autre part, parce qu'il est : « l'un des modes privilégiés de participation au monde des autres et à l'histoire des autres se voit pour ainsi dire mis à l'oeuvre »217. En d'autres termes, par le travail l'homme participe à l'action créatrice qui lui donne une visibilité dans le monde et par le monde.

Pour approfondir son investigation sur la question, Le Blanc fait appel à Hannah Arendt qui, à son tour distingue les logiques du travail et de l'oeuvre. Pour elle, le travail doit être pensé comme une mise en oeuvre qui intervient sur trois registres différents. Le premier registre renvoie à la création d'un bien matériel ou immatériel218. Ce premier niveau est caractérisé par la distance entre le producteur et son oeuvre. Le second registre vise à mettre en exergue les différentes règles qui portent le travail en tant qu'activité et concourent à l'éclosion de celui-ci. Le troisième registre enfin concerne la transformation du patrimoine de l'humanité dans lequel

213 Honneth, A., La lutte pour la reconnaissance, op.cit., p. 176.

214 Le Blanc, G., L'invisibilité sociale, op.cit., p. 24.

215 Ibid., p. 118.

216 Ibid., p. 24.

217 Ibid.

218 Ibid., p. 24.

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il s'inscrit219. En effet, le contraire d'une vie en activité est le désoeuvrement. Le désoeuvrement est donc selon Le Blanc, « l'inactivité d'une vie dont l'inemploi se révèle dans le désengagement à l'égard des tâches anodines qui règlent le cours d'une vie »220.

Une vie désoeuvrée n'annule pas totalement la valeur, la qualité de son autoréalisation. Cependant, cela peut signifier que la vie « mise en oeuvre » ne va pas toujours de soi. Car, l'invalidation d'une vie a valeur d'effacement de la possibilité de l'oeuvre dans la mesure où celle-ci est caractérisée par l'expérience négative voire inutile qui la place au ban de l'humanité221. En réalité, le travail ne déborde pas le désir de reconnaissance mais il peut quand même le modifier.

Le premier mode de reconnaissance mutuelle est la relation d'amour. Il ne s'agit pas ici de l'amour évangélique mais plutôt de l'élément de l'éthicité 222qui participe dans le processus de la formation individuelle vers « l'ethicité elle-même ». En parlant de la sphère de l'amour, Hegel prend l'exemple de la famille pour illustrer celle-ci. Il voit en la famille « un espace intérieur rendu intime, soustrait aux contraintes externes »223. Selon lui, Ce qui fait de la famille, un moment de l'ethicité, « c'est le fait que la satisfaction naturelle des besoins s'accomplisse ici sous la forme de l'amour réciproque, c'est-à-dire sous la forme d'une interaction qui se produit dans la « sensation » de « mon unité avec l'autre et de l'unité de l'autre avec moi »224. De cette affirmation, il en ressort que l'amour est une relation de réciprocité, d'interaction ou d'unité entre l'autre et moi. Aimer une autre personne « c'est se comporter relativement à elle avec la conscience de ce que « je sentirais défectueux et incomplet » sans elle »225. Aimer c'est donc compléter à l'autre ce qui lui manque et se compléter soi-même.

L'amour est l'acte de l'accomplissement de soi et d'autrui. Avoir la conscience que le moi sans autrui ou l'autre sans moi ne mène nulle part suscite la confiance entre les partenaires d'interaction et la communauté. Dans la mesure où « si, dans la famille, chacun se sentirait incomplet sans l'autre, cela signifie, exprimé positivement, que le sujet accède dans cette forme d'interaction à une sorte d'autoaccomplissement en « se gagnant » lui-même « dans l'autre

219 Ibid.

220 Ibid., p. 4.

221 Ibid., p. 5.

222 « Par le concept « d'éthicité », nous désignons l'ensemble des conditions intersubjectives dont on peut prouver qu'elles constituent les présupposés nécessaires de la réalisation individuelle de soi. » (Voir, Honneth, A., La lutte pour la reconnaissance, op.cit., p. 289).

223 Honneth, A., Les pathologies de la liberté. Une réactualisation de la philosophie du droit de Hegel, op.cit., p. 106.

224 Ibid., p. 107.

225 Ibid.

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personne »226. C'est ce qui fait de l'amour, « une forme de « sentiments », un savoir commun de ce que, l'un sans l'autre, « nous » ne serions que des sujets incomplets, et donc de ce que nous nous appartenons en tant qu' « unité »227.

Pour Hegel, la famille est aussi le lieu de la formation et de l'apprentissage. C'est en son sein que les membres apprennent « à considérer l'autre comme un individu irremplaçable »228. Si les membres de la famille sont réciproquement conscients de l'amour qu'ils éprouvent les uns pour les autres donc du caractère indélébile ou irremplaçable, cela doit être perçu dans les comportements. Car, ces comportements possèdent un caractère moral autant qu'ils contiennent une forme déterminée de la prise en considération229. Si l'un vaut comme irremplaçable pour l'autre, c'est en vue de l'entraide mutuelle. C'est pourquoi, Hegel pense que l'entraide, le soin et l'assistance constituent intérieurement des pratiques d'obligations et de droits déterminés au sein desquels une forme de reconnaissance réciproque accède à l'expression230 : « Si, dans notre agir intersubjectif, nous suivons les normes morales adéquates, alors nous nous reconnaissons par-là réciproquement comme des sujets qui sont les uns pour les autres d'une valeur unique, parce que, sans l'autre, nous nous sentirions comme « défectueux et incomplets »231. Grâce à des normes morales, les sujets peuvent se comprendre mutuellement et se confirmer comme des valeurs en vue de leur autoréalisation. La réalisation de soi passe par la confirmation de l'autre. C'est ce qui fait que le soi considère l'autre comme un « individu irremplaçable ». Cela n'est possible que dans la relation d'amour.

Si la théorie de reconnaissance vise une société juste232 telle que Honneth l'envisage dans son modèle théorique avec les modes de reconnaissance intersubjective : l'amour, le droit et la solidarité. Pour lui, ces trois modes « pris ensemble » renvoient à la notion de justice sociale : « les trois principes institutionnalisés de l'amour, de l'égalité et du mérité [...], pris

226 Ibid., p. 109.

227 Ibid., p. 107.

228 Redding, Paul., cité par Honneth, A., Les pathologies de la liberté. Une réactualisation de la philosophie du droit de Hegel, op.cit., p. 107.

229 Ibid., p. 108.

230 Ibid., p. 109.

231 Ibid.

232 « D'après le modèle théorique de la reconnaissance, est juste une société structurée de manière à garantir à l'ensemble de ses membres la chance de se réaliser sur les trois plans de leurs besoins affectifs, de leurs droits et de leurs contributions à la vie sociale. » (Voir Honneth, A., cité par Louis Carré, Le droit de la reconnaissance, op.cit., pp. 59-60). Pour rendre plus explicite la notion de juste, il la définit à l'opposé : « A l'inverse, peut être dit injuste un ordre social où les possibilités d'être reconnu dans ces différents se trouvent systématiquement bloquées ou entravées. » (Voir, Louis Carré, op.cit., p. 60).

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ensemble, déterminent ce qu'aujourd'hui, nous devons comprendre sous le terme de justice sociale »233.

Selon Louis Carré, le premier de ces principes de justice repose sur le postulat selon lequel « qu'à chaque individu humain soient pourvus les soins et les attentions nécessaires à la formation et au maintien de son identité affective »234. Quant au second principe, il est lié au fait que les personnes qui forment la communauté juridique soient traitées équitablement du point de vue de leurs capacités rationnelles à se prononcer sur l'ensemble des affaires qui les concernent 235. Le dernier principe ou le troisième vise à ce que dans la communauté des valeurs, les membres puissent voir leurs qualités et capacités être reconnues à leur juste valeur.

Pour un ordre social juste et pour une « vie éthique démocratique » à l'opposé d'une société de mépris, dans chaque presbyterium, les membres sont appelés à faire l'expérience de l'amour, Ceci n'est possible que dans les rapports de relations de reconnaissance à soi et aux autres. Si par extension, le presbyterium désigne une famille dont les membres sont réunis autour de leur évêque, la relation d'amour apparaît comme un fondement sans lequel son existence serait fébrile. Car, c'est au sein de la famille que les membres apprennent à se reconnaître, à s'aimer, à se faire confiance, à se respecter et à se considérer comme des « individus irremplaçables » et ceux-là qui se complètent mutuellement, tenus à s'entraider, à s'assister et à se prendre soin les uns pour les autres.

La relation de reconnaissance de l'amour se manifeste comme la première étape à affranchir dans le cadre de la quête pour la reconnaissance mutuelle entre les membres d'un même presbyterium. Pour ce faire, chaque partenaire d'interaction doit se sentir autonome et dépendant dans un équilibre entre l'intégration et la démarcation. Autonomie et dépendance se complètent surtout dans la relation d'amour dans la mesure où elles contribuent à la réalisation de soi et à l'épanouissement des autres sujets. L'amour est donc le premier degré de la reconnaissance réciproque et de l'autoréalisation individuelle. C'est à ce niveau que nous comprenons que dans la relation d'amour, tout partenaire d'interaction est autonome mais toujours unis à l'autre ou à d'autres parce qu'ils se reconnaissent, se comprennent, se portent attention les uns aux autres afin qu'ils se sentent à l'aise dans leur particularité individuelle.

233 Honneth, A., cité par Carré, Louis. Axel Honneth. Le droit de la reconnaissance, op.cit., p. 61.

234 Ibid.

235 Ibid.

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Par ailleurs, dans la relation d'amour, il y a aussi la « capacité à être seul » qui donne à l'individu la confiance en soi et ce sans quoi personne ne peut participer de manière autonome à la vie publique. La confiance en soi apparaît comme un élément fondamental dans la vie des membres des presbyteriums. Il arrive parfois que ce premier degré de reconnaissance réciproque qu'est l'amour soit foiré dans les relations entre les membres d'un même et seul presbyterium : entre les prêtres et les évêques mais aussi les prêtres entre eux à cause de la dissolution de la confiance en soi et aux autres. Pour illustrer cela, Monseigneur Gérard Daucourt, évêque émérite de Nanterre déplore le fait que certains évêques ne savent pas entretenir les relations avec leurs prêtres.

A ce propos, il affirme :

Pour confier le ministère épiscopal à un prêtre, le premier critère devrait être l'aptitude à la relation en particulier avec ses confrères prêtres. Des prêtres, grands spirituels ou grands théologiens, voire bons managers, sont parfois appelés mais pour diverses raisons ne savent pas entretenir les relations de fraternité-paternité avec leurs prêtres. Certains sont trop timides, d'autres se prennent pour des Seigneurs ou se comportent seulement en administrateurs. Ils sont souvent malheureux et ne rendent pas les autres heureux. Il peut alors se créer des situations de blocage qui nuisent gravement à l'évangélisation et qui peuvent durer car les nonces et la Congrégation des évêques reconnaissent très rarement s'être trompés après avoir présenté au pape un prêtre pour l'épiscopat236.

Pour Monseigneur Gérard, le lot quotidien d'un candidat à l'épiscopal ou d'un évêque est sa capacité de relation avec les autres et d'abord avec ses confrères prêtres. Le premier critère du choix d'un évêque ne devait donc pas être la science, la spiritualité ou le management mais la capacité de relations surtout la relation de reconnaissance d'amour. Par le fait que les évêques sont liés avec leurs prêtres par une confiance affective, ils sont appelés à les reconnaître comme des frères. Quant aux prêtres, attachés à leurs évêques par une sorte de symbiose réfractée marquée par la démarcation réciproque les uns pour les autres, ils sont aussi appelés à reconnaître leurs évêques comme leur père et leur ami d'où « les relations de fraternité-paternité ». Si les évêques ne font pas confiance à leurs prêtres et vice-versa, comment entretiendront-ils de bonnes relations ? Comment parviendront-ils à la reconnaissance

236 Daucourt, G., Prêtres en morceaux, op.cit., p. 53.

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authentique et réciproque au sein de leurs presbyteriums ? En cas d'absence de reconnaissance, la confiance en soi et aux autres est diminuée ou dissoute. De telles expériences peuvent aboutir à des situations de désapprobation, d'atteinte à l'intégrité physique, sociale ou à la dignité donc aux dénis de reconnaissance ou au mépris. Lorsqu'un individu est privé d'approbation, il est comme n'existant pas, se sentant comme regardé de haut, voire tenu pour rien237. Ce genre d'individu est considéré sur le plan social comme « un mort » parce qu'il se sent inutile, invisible et sans considération aux yeux des autres. Alors que celui qui est aimé, se sent épanoui et considéré au sein de la communauté.

C'est à partir de la relation d'amour que se construit progressivement et successivement des relations de reconnaissance mutuelle ou des relations d'intégration sociale entre les différents partenaires d'interaction. Ce qui nous fait dire que l'amour comme expression de la confiance en soi est le fil conducteur et le point de départ de l'intégrité personnelle dans la perspective de la quête pour la reconnaissance mutuelle au sein des presbyteriums. Hegel résume ce premier modèle de reconnaissance intersubjective en ces termes : « L'amour désigne la conscience de l'unité que je forme avec quelqu'un d'autre, de telle sorte que je ne sois pas isolé pour moi, mais qu'il ne me soit possible d'acquérir la conscience de moi que par la suppression de mon être-pour-soi et par la connaissance de moi-même comme d'une unité que je forme avec l'autre et que l'autre forme avec moi »238.

L'amour favorise la proximité et l'unité entre les hommes. C'est dans un élan d'amour et d'unité que les membres des presbyteriums parviendront à établir des rapports « harmonieux et épanouissant à soi et aux autres, dans des relations de reconnaissance réconciliées »239vers une « vie éthique démocratique » et réussie dans un esprit de respect de soi et des autres.

II. Le droit comme source du respect de soi

D'après Honneth, le droit est le deuxième modèle de reconnaissance intersubjective. Il apparaît comme un autre pilier à côté de la relation de reconnaissance d'amour dans la perspective de résolution des conflits moraux au sein des presbyteriums. Le droit intervient là où la relation singulière d'amour s'arrête. Toutefois, la relation de reconnaissance juridique reste ancrer dans la relation élémentaire avec l'individu. Par le fait qu'elle joue un rôle

237 Ricoeur, P., Parcours de la reconnaissance. Trois études, op.cit., p. 300.

238 Hegel, G. W. F., Principes de la philosophie du droit, Paris, GF Flammarion, trad. française par Jean-Louis Vieillard-Baron, p. 230.

239 Hunyadi, Mark., (sous dir.), De la reconnaissance à la liberté : Axel Honneth est-il encore Francfortois ? », in Axel Honneth. De la reconnaissance à la liberté, op.cit., p. 7-11.

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important de protection de celui-ci dans la sphère primaire : « Les modèles de reconnaissance juridique pénètrent dans la sphère interne des relations primaires, parce que l'individu doit être protégé contre le danger d'une violence physique dont la possibilité est structurellement inscrite dans l'équilibre précaire de tout lien émotionnel »240. Ce qui fait de la lutte pour la reconnaissance une lutte dynamique dans le processus de la reconnaissance mutuelle.

Par ailleurs, la notion du droit chez Honneth ne se limite pas seulement dans le cadre juridique mais il touche à la fois l'aspect subjectif et objectif de la liberté humaine. Car « il n'y a pas d'effectuation véritable de la « liberté subjective » des individus en dehors de la « liberté objective » sédimentée dans les institutions et les pratiques sociales auxquelles ils prennent part »241.

A cette sphère, les sujets peuvent se comprendre véritablement comme des personnes qui partagent avec les autres membres de la communauté la capacité à participer à la formation d'une volonté discursive242 et à se prononcer rationnellement et de façon autonome sur des questions morales243. Ici, la personne se rapporte de manière positive à soi-même. C'est donc là où « le respect de soi » intervient. Dès lors, « On peut considérer que le respect de soi est à la relation juridique ce que la confiance en soi est à l'amour »244. En effet, ce sont des droits légaux qui permettent à l'être humain de prendre conscience qu'il peut se respecter lui-même et se voir respecter par les autres. Dans ce cas, la responsabilité morale comme « capacité à répondre de soi-même » entre en jeu. Parce que cette responsabilité « en tant que capacité à répondre de soi-même est inséparable de la responsabilité en tant que capacité à participer à une discussion raisonnable »245. La responsabilité morale est donc le noyau central du respect de soi dans le processus de la reconnaissance mutuelle.

Quant au respect, il peut être perçu comme une sorte de commerce entre les hommes. Par le fait qu'il ne s'adresse guère aux choses, mais « toujours seulement à des personnes »246. Respecter l'autre, c'est le reconnaître comme son partenaire d'interaction ou alors comme son égal et son semblable : « Le respect n'est alors rien d'autre que la reformulation morale, c'est-

240 Honneth, A., La lutte pour la reconnaissance, op.cit., p. 297.

241 Carré, L., Axel Honneth. Le droit de la reconnaissance, op.cit., p. 117.

242 Honneth, A., La lutte pour la reconnaissance, op.cit., p. 204-205.

243 Ibid., p. 194.

244 Ibid., p. 201.

245 Honneth, A., cité par Ricoeur, P., Parcours de la reconnaissance, Trois études, op.cit., p. 313.

246 Foessel, M. et Lamouche, F., Kant, Paris, dans la collection « Points Essais » série « Bibliothèque », 2010, p. 156.

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à-dire la reformalisation, de l'égalité première donnée dans le commerce des égaux »247. Tous les hommes naissent libres et égaux, par conséquent, ils sont appelés à se respecter. Le respect vise ici à considérer la personne humaine comme une « fin en soi » et jamais comme un « moyen ». Ce type de respect relève de la responsabilité morale et repose à son tour sur l'idée d'un accord rationnel entre individus égaux en droits. Selon Honneth, il existe deux types de respect. Le premier est inhérent au « droit » ou respect moral alors que le second se rapporte à la « communauté des valeurs » ou à l'estime sociale. Dans le premier cas, un homme est respecté dans certaines de ses qualités. Celles-ci ont un caractère universel. Dans le second cas, ce qui est mis en évidence ce sont des qualités particulières des individus qui les distinguent des autres personnes.

Pour Le Blanc, « le respect de l'autre, comme un autre ego égal à moi, est alors adossé à une structure de reconnaissance qui le rend possible »248. Selon lui, si le respect entre les humains se limite du point de vue de l'égalité, des choses peuvent mal se passer. Car :

Cette forme de respect risque de masquer les dénis de méconnaissance et de reconnaissance qui peuvent manquer de s'exercer dans la vie ordinaire. [...]. Il suffit que l'autre apparaisse d'une tout autre manière pour rendre l'opération de respect délicate. Ainsi, le respect de l'autre, s'il est seulement articulé à la possibilité d'une bonne entente entre des êtres égaux, est du même coup exposé au risque du malentendu, lequel ne repose pas tant sur l'expérience de la discorde sociale ou symbolique que sur l'épreuve de la confusion des signes sociaux d'appartenance à une même classe. Le respect des égaux marque alors la fermeture des frontières du respectable à tout ce qui, socialement, est éprouvé comme différent. Si le respect ne s'exerce qu'à l'endroit de celui dans lequel il est possible socialement de se reconnaître, il risque de s'échanger en son contraire et, de forme universelle, de s'aliéner en un sentiment moral de classe qui achève le processus de distinction249

Pour Guillaume Le Blanc, le respect ne saurait se borner sur une bonne entente entre les égaux. Sinon celui-ci devient masquer et hypothétique. Cette forme de respect ressemble à un arrangement. Il suffit un changement de statut de l'un des partenaires d'interaction pour ne plus parler de respect mais plutôt des malentendus voire des discordes. C'est la raison pour laquelle,

247 Le Blanc, G., L'invisibilité sociale, op.cit., p. 87.

248 Ibid.

249 Ibid.

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Le Blanc pense que « le respect doit se porter hors de la sphère des ego égaux et s'envisager plus radicalement comme sentiment moral mettant en relation des ego situés eux-mêmes dans des relations dissymétriques »250.

Si le respect de soi ou d'autrui est encadré par la grammaire morale qui régit les relations de reconnaissance intersubjective d'une part, d'autre part, il existe le respect à l'égard de soi ou d'autrui, vu sous l'angle de la vie sociale. A partir de ces deux prémisses, Le Blanc fait une distinction entre le respect dû à la reconnaissance et le respect dû à la décence251. Pour lui, le respect de la reconnaissance relève avant tout de « l'éthicisation de la vie sociale »252 et se situe au niveau interpersonnel alors que le respect de la décence s'origine « dans une perspective qui s'efforce de resocialiser l'éthique en la considérant de l'intérieur de l'épaisseur même des relations sociales »253.

D'après cette distinction, il appert qu'il n'y a pas d'opposition entre ces deux types de respect dont le rôle est de mettre en évidence la visibilité sociale tant sur le plan interpersonnel qu'impersonnel. Un tel rapport ne peut être pensé qu'à partir de l'invisibilité sociale. Car : « Elle n'atteint son niveau maximal que pour autant que les dénis de reconnaissance, du fait même de la non-perception de l'autre ou d'une perception biaisée qu'ils autorisent, se renforcent dans l'expérience sociale de l'humiliation engendrée par un type de société, la société indécente. S'il y a invisibilité sociale relative dans les dénis de reconnaissance de la personne méprisée, il y a invisibilité sociale absolue dans les cas où ces dénis de reconnaissance se développent à l'intérieur de sociétés humiliantes »254.

L'invisibilité sociale est engendrée par le déni de reconnaissance ou par le mépris de la valeur morale d'une vie. Cette invisibilité peut être galopante au niveau de la société au point de rendre cette société indécente où le respect dû à la reconnaissance et le respect dû à la décence sont tronqués ou absents dans une société juste.

250 Ibid.

251 Ibid. Le concept de « décence » vient du latin « dicere » qui signifie « convenir ». D'après le Grand Dictionnaire universel de Pierre Larousse de 1876 cité par Guillaume Le Blanc, « la décence désigne l'honnêteté extérieure, la bienséance qu'il est requis d'observer quant aux lieux, aux temps et aux personnes » (Voir l'invisibilité sociale, p. 156). Le Blanc ajoute que « la décence n'est pas seulement ce qui règle la forme extérieure des conduites humaines mais ce qui en vient à régler le mode d'apparition des conduites humaines dans la vie sociale [...]. Je propose de nommer « décence » ce sans quoi l'attestation de soi, à la base d'une reconnaissance de soi et des autres révélée dans le jeu des sentiments moraux, est brouillée ou indisponible ».

252 Ibid., p. 155.

253 Ibid.

254 Ibid., p. 156.

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En outre, Chez Axel Honneth, le droit est lié à la conception moderne et à l'évolution historique des sociétés occidentales. Ce qui place la personne humaine au centre de la relation juridique en tant que sujet porteur de droits. En tant que porteur de droits, l'être humain doit toujours se rappeler que les autres sont aussi des sujets porteurs de droits. Dans cette réciprocité, l'alter et l'égo se respectent mutuellement comme moralement responsables et en tant que sujets autonomes et individualisés. Ce sont des droits fondamentaux universels qui soutiennent le caractère spécifique de la forme du respect de soi. Ici, les personnes apprennent à s'envisager eux-mêmes à partir d'un autrui approbateur en tant que des êtres dotés de qualités et capacités positives255.

En plus de l'amour, le droit apparaît comme la seconde marche qui mène vers la reconnaissance mutuelle et authentique dans ses trois registres. Parce qu'il permet la reconnaissance de soi et celle de « l'autrui généralisé ». En d'autres termes, le droit favorise l'individuation et la socialisation entre les partenaires d'interaction au sein d'une même communauté. Ce qui implique la participation de chaque sujet en tant que membre à part entière de la communauté ou du presbyterium à la formation de son identité personnelle pour « une vie bonne et réussie ». A l'amour et au droit s'ajoutent une autre forme de la reconnaissance : la solidarité comme expression de la réalisation de soi et la dernière étape à franchir dans le processus de la résolution des conflits au sein des presbyteriums.

III. La solidarité comme noyau structurel de l'estime de soi.

L'amour et le droit sont des conditions formelles pour une vie éthique dans la perspective de la résolution des conflits dans les presbyteriums en vue de l'autoréalisation individuelle et de la reconnaissance authentique entre les différents membres. La coexistence entre l'amour et le droit ouvre la voie à la solidarité. Quant à la solidarité, elle est l'étape culminante de cette autoréalisation de l'identité individuelle des sujets dans l'optique d'une « vie bonne et réussie ». Par conséquent, la solidarité est ce sans quoi la reconnaissance ou l'acte de reconnaissance au sein des presbyteriums ne saurait être possible. L'idée de solidarité renvoie à « une sorte de relation d'interaction dans laquelle les sujets s'intéressent à l'itinéraire personnel de leur vis-à-vis, parce qu'ils ont établi entre eux des liens d'estime symétrique »256.

Pour parvenir à établir une relation ininterrompue avec eux-mêmes, les sujets ont besoin de faire l'expérience d'une reconnaissance juridique, de jouir d'une estime sociale qui leur

255 Honneth, A., La lutte pour la reconnaissance, op.cit., p. 290.

256 Ibid., p. 218.

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permet de rapporter positivement à leurs qualités et à leurs capacités concrètes. La spécificité de cette troisième relation de reconnaissance est la présupposition de l'existence d'un horizon de valeurs communs aux partenaires d'interaction.

Toutefois, les rapports de l'estime sociale entre les personnes individualisées ne sont possibles que lorsqu'ils se réfèrent aux mêmes valeurs et aux mêmes fins et chacune doit mesurer l'importance de ses qualités personnelles pour la vie de l'autre257. L'estime de soi est le sentiment de sa propre valeur. S'estimer signifie s'envisager réciproquement grâce à des valeurs qui donnent aux qualités et aux capacités de l'autre une signification dans la pratique commune. La solidarité est véritablement le sentiment de sympathie pour la particularité individuelle de l'autre personne.

Au fond, c'est en tant que partenaire d'interaction que je prends en considération les qualités propres des autres qui ne sont pas les miennes afin d'aboutir à un développement et à la réalisation des mêmes fins. Chaque membre de la société qui s'estime lui-même comme une valeur ou une fin en soi fait l'expérience de la solidarité sociale. Par ailleurs, dans les sociétés modernes, la solidarité est conditionnée par des relations d'estime symétrique entre les sujets individualisés et autonomes.

De même, la considération sociale des sujets se rapportent à la contribution qu'ils apportent sous forme particulière d'autoréalisation au projet global de l'ensemble de la société. Car chacun se déploie à reconnaître l'importance des capacités et des qualités de l'autre. Les capacités développées par chaque sujet au cours de son histoire personnelle rythment l'estime sociale. La conséquence de tout cela est que les valeurs sociales s'ouvrent aux différents modes de réalisation de soi de la personne humaine tout en offrant un système global d'appréciation des contributions particulières258. Les rapports d'estime sociale sont un véritable enjeu d'une lutte permanente dans les sociétés modernes. Dans la mesure où les groupes s'efforcent sur le plan symbolique de valoriser les capacités liées à leur mode de vie particulier et à démontrer leur importance pour les fins communes259.

La relation pratique à soi-même que l'estime sociale apporte aux individus entraîne la transformation de cette relation que les sujets instaurent eux-mêmes. Car, le respect lié à des prestations relève de l'individu et non du groupe. Ce qui fait que l'expérience de l'estime sociale

257 Ibid., p. 206.

258 Ibid., p. 214.

259 Ibid., p. 216.

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s'accompagne toujours d'un sentiment de confiance par rapport aux prestations qu'on assure ou aux capacités qu'on possède parce que celles-ci ne sont pas sans valeur aux yeux des autres membres de la société260.

Si pour Paul Ricoeur, le concept d'estime sociale est différent de celui du respect de soi, comme celui-ci l'a été du concept de confiance en soi sur le plan affectif, son rôle est donc de résumer toutes les modalités de la reconnaissance mutuelle qui excède la simple reconnaissance de l'égalité des droits entre les sujets libres261. Ce qui veut dire que c'est dans la relation de reconnaissance de solidarité que s'effectue pleinement l'autoréalisation de l'identité personnelle des individus pour une vie bonne : « de la confiance en soi à l'estime de soi en passant par le respect de soi, ce sont bien les différentes formes de relations sociales qui se trouvent parcourues ainsi que les formes de reconnaissance qui leur correspondent et sont mises en jeu dans les trois sphères de l'amour, du droit et de la solidarité »262.

Avec la solidarité s'inaugure une nouvelle ère de relation entre les humains basée sur un horizon de valeur dans lequel la concurrence est possible grâce à l'estime symétrique sans pour autant conduire aux luttes agonisantes ni même aboutir à des expériences de mépris. Tout compte fait, pour une vie réussie ou pour une reconnaissance authentique au sein des presbyteriums, elle passera nécessairement par les principes de justice qui correspondent aux trois formes de reconnaissance263 qui sont l'amour, le droit et la solidarité.

En effet, d'après Louis Carré, comme nous l'avons déjà relevé plus haut, « le premier de ces principes de justice implique qu'à chaque individu humain soient pourvus les soins et les attentions nécessaires à la formation et au maintien de son identité affective »264. Ce premier principe renvoie à l'amour qui est le noyau élémentaire de toute la réalisation de soi et le siège de la confiance en soi dont a besoin chaque individu pour la formation et l'équilibre de son identité personnelle. Le second principe est compris comme une obligation selon laquelle tous ceux qui forment une même communauté doivent être traitées équitablement du point de vue de leurs capacités rationnelles à se prononcer sur des affaires qui les concernent265. Il s'agit là de la liberté sociale des personnes humaines qui leur permet de se comprendre et de participer à la vie publique comme des égaux et des membres à part entière de cette communauté jouissant

260 Ibid., p. 219.

261 Ricoeur, P., Parcours de la reconnaissance. Trois études. op.cit., p. 315.

262 Le Blanc, G., L'invisibilité sociale, op.cit., p. 147.

263 Carré, L., Axel Honneth. Le droit de la reconnaissance, op.cit., p. 61.

264 Ibid.

265 Ibid.

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des droits et des obligations. Quant au troisième principe, il stipule que « les membres d'une même communauté puissent légitimement s'attendre à ce que leurs contributions individuelles soient reconnues à leur juste valeur »266. Ce dernier correspond à l'estime de soi qui peut être considérée comme « la reconnaissance la plus normative » des formes de reconnaissance mutuelle et authentique.

De la carence en reconnaissance à la reconnaissance mutuelle et authentique au sein des presbyteriums, d'abord, les membres auront besoin d'être reconnus comme des individus dans leurs « affects concrets comme des êtres nécessiteux ». Pour ce faire, ils auront besoin d'être aimés et d'être reconnus par des autres comme « des individus irremplaçables ». Ensuite, ces membres voudraient se voir confirmer comme des personnes autonomes et individualisées dans leurs droits et obligations au sein de leur communauté d'appartenance. Enfin, ces derniers s'attendraient à être reconnus et appréciés à leur juste valeur comme des sujets qui partagent les mêmes fins communes à partir de leurs contributions individuelles. Ce qui fait que la réalisation de soi pour une vie bonne et réussie s'inscrit dans l'expérience de l'amour qui donne accès à la confiance en soi mais aussi dans l'expérience de la reconnaissance juridique qui s'ouvre au respect de soi et à l'expérience de la solidarité donc à l'estime de soi. Si pour Honneth, la reconnaissance authentique passe par la reconnaissance de soi par autrui, on peut bien se demander si la reconnaissance « de soi par soi » est le seul et l'unique modèle de reconnaissance des sujets humains d'où d'autres paradigmes de reconnaissance à l'exemple de la reconnaissance « interobjective ».

IV. La reconnaissance par des choses

La thématique de lutte pour la reconnaissance abordée par Axel Honneth a apporté un changement remarquable dans le domaine de la philosophie sociale et de sciences sociales surtout contre une tradition qui pensait que l'origine des conflits sociaux réside dans la recherche de la survie, de « l'auto-préservation individuelle » ou des intérêts matériels. Toutefois, Honneth prend le contre-pied de cette tradition lorsqu'il souligne et soutient que les conflits humains ne se rapportent pas à des motifs de conservation individuelle, mais plutôt à « des mobiles moraux »267. Une fois que les attentes morales ne sont pas pourvues ou alors sont blessées, les partenaires d'interaction s'engagent à une lutte pour la reconnaissance. Dès lors, le conflit social ne saurait être pensé en termes de lutte pour l'existence mais plutôt comme une

266 Ibid.

267 Honneth, A., La lutte pour la reconnaissance, op.cit., p. 16.

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lutte pour la reconnaissance. C'est pourquoi, dans la relation de reconnaissance, il n'existe pas de soi sans autrui. Puisqu' « il est impossible de développer un rapport positif à soi-même sans l'agir d'autrui »268. Honneth place au coeur de la théorie de lutte pour la reconnaissance les rapports intersubjectifs ou mutuels entre les sujets et les institutions sociales. Ce qui fait qu'Axel Honneth accorde très peu d'espace à la matérialité et aux objets. Il le réitère lui-même lors d'une discussion sur ce point : « Pour le dire vite, il n'y a pas d'objet, pas de matérialité, dans la théorie de la reconnaissance »269. Si la reconnaissance de soi par autrui est le seul moyen qui régit les rapports mutuels et normatifs entre les sujets, peut-on penser au rapport « sujet - objet » pour une reconnaissance plus pragmatique ? Sans doute, c'est la même question que Voirol se pose en ces termes : « Sans objet, comment le sujet peut-il prendre conscience de la consistance de son agir dans le monde et de l'agir que les partenaires déploient suite à son propre agir objectivé270 » ?

IV.1. La reconnaissance interobjective

La question du rapport entre le sujet et l'objet n'est pas nouveau dans le champ de la réflexion sur la reconnaissance ni même dans le projet intellectuel d'Axel Honneth. Cependant, ce dernier a mis plutôt un accent sur la dimension morale, normative et perceptive des rapports humains ou sociaux au détriment de leur matérialité. Pour Voirol, cela n'est pas surprenant si Honneth s'inscrit dans le prolongement du « paradigme » de la communication développé par Jürgen Habermas dont l'intérêt pour la moralité des processus langagiers de l'entente intersubjective est proportionnel à son désintérêt pour les questions relatives à la matérialité des rapports sociaux271. La théorie de lutte pour la reconnaissance mutuelle tire sa source dans « l'intersubjectivité habermasienne » en intégrant à en son sein l'aspect de conflictualité. Si cette théorie reste exclusivement normative, Voirol voit en elle un « déficit dont une des manifestations est, entre autres, la discussion interminable sur le statut du culturel et du matériel

268 Voirol, O., « La lutte pour l'interobjectivation. Remarques sur l'objet et la reconnaissance », in Estelle Ferrarese, (sous la dir.), Qu'est-ce que lutter pour la reconnaissance ? Lormont, Ed. Le Bord de l'Eau (Diagnostics), 2013, p. 165-183.

269 Ibid., L'idée est reprise par Voirol dans son article cité ci-dessus. On peut aussi bien se référer à la note de bas de page citée par Voirol : « Pour une discussion sur ce point, voir Axel Honneth, La société du mépris, op.cit. ; sur le rapport à Mead et l'effacement de la matérialité, voir également J.P. Deranty, « The Loss of Nature in Axel Honneth's Social Philosophy », Critical Horizons, vol. 6, n° 1, 2005, p. 153-181.

270 Voirol, O., « La lutte pour l'interobjectivation. Remarques sur l'objet et la reconnaissance », in Estelle Ferrarese, (sous la dir.), Qu'est-ce que lutter pour la reconnaissance ? op.cit., p. 165-183.

271 Ibid., p. 165-183.

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et les liens entre reconnaissance et redistribution au sein de cette théorie »272. C'est la raison pour laquelle, il se propose de réintroduire l'idée des objets dans son champ de réflexion et de redonner une place de choix à la matérialité dans les rapports de reconnaissance. Pour mener à bien son projet, Voirol s'appuie sur Bruno Latour qui accorde un rôle important aux objets à partir de son idée de l'anthropologie symétrique radicale. Son objectif est de remettre en question les différentes oppositions classiques qui existent dans la philosophie et les sciences sociales, entre nature et culture, sujet et objet, société moderne et société traditionnelle, vrai et faux273pour mettre à jour son programme qui vise à faire entrer les « non humains », le monde des objets et la nature dans la sphère démocratique. Car, pour lui, il n'y a pas de différence entre les sujets et les objets (ou les non humains) : « Les objets sont des actants de plein droit peuplant le monde social au même titre que les sujets humains »274. Latour ne voit donc pas une certaine transcendance entre les humains et les non humains. Selon lui, ce qui fait qu'une société existe, ce sont des objets, des machines, des techniques et non pas les idées encore moins les symboles. C'est pourquoi, « décrire l'association des choses ou décrire l'association des humains est un seul et même travail »275. C'est donc dans les objets que se tisse le lien social.

Pour Voirol, Latour accorde un rôle majeur aux objets. Pour ce faire, « il s'inscrit en faux contre une partie des sciences sociales et de la philosophie sociale contemporaine dont l'intérêt pour les objets et la matérialité est pour le moins timide. Il ouvre la voie à une conception qui confère un statut premier à la matérialité des pratiques sociales et offre une alternative à une conception du social enfermée dans les seuls rapports langagiers, les processus symboliques et les relations intersubjectives »276. Avec Latour apparaît un changement de paradigme où à travers les non humains se tissent des liens sociaux entre les sujets, où la dimension de la matérialité retrouve sa place. Ce qui ouvre un horizon nouveau à la reconnaissance interobjective. Une reconnaissance est dite interobjective si « le sujet parvient à développer un sens positif de soi dans son activité en parvenant à multiplier ses possibilités d'action et d'interaction avec son environnement »277. Dès lors, on peut se demander : quel est l'apport de l'interobjectivité dans la théorie de la reconnaissance ?

272 Fraser, N., cité par Voirol, « La lutte pour l'interobjectivation. Remarques sur l'objet et la reconnaissance », in Ferrarese, E., (sous la dir.), Qu'est-ce que lutter pour la reconnaissance ? op.cit., p. 165-183.

273 Ibid., p. 165-183.

274 Ibid.

275 Latour, B., La science en action, cité par Voirol « La lutte pour l'interobjectivation. Remarques sur l'objet et la reconnaissance », in Ferrarese, E., (sous dir.), Qu'est-ce que lutter pour la reconnaissance ? Lormont, Ed. Le Bord de l'Eau (Diagnostics), p. 165-183.

276 Ibid., p. 165-183.

277 Ibid., p. 165-183.

CHARLES DIEUDONNÉ T 77

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"Entre deux mots il faut choisir le moindre"   Paul Valery