IV.2. Les capacités éthiques
En parlant des capacités éthiques, Guillaume Le
Blanc reprend la distinction faite par Paul Ricoeur à partir de la
« phénoménologie de l'homme capable ». De cette
distinction, il en résulte trois pouvoirs éthiques fondamentaux.
Il s'agit : du « pouvoir de dire », du « pouvoir d'agir »
et du « pouvoir de rassembler sa propre vie dans un récit
intelligible et acceptable ». En effet, « la
phénoménologie de l'homme capable » ne peut se comprendre
qu'à partir du pouvoir ultime qu'est «
l'imputabilité178, sous une forme réflexive propre
à l'imputabilité qui prend l'allure d'un énoncé
« Je crois que je peux » et qui implique la possibilité d'un
retour sur
177 Ibid., p. 64-65.
178 Pour Ricoeur, « l'imputabilité est une
capacité homogène à la série des pouvoirs et des
non-pouvoirs qui définissent l'homme capable » (cf. Le Juste
2., cité par Le Blanc, L'invisibilité sociale,
op.cit., p. 80). Dans la même optique, Le Blanc stipule que
l'imputabilité est non seulement pensée comme une capacité
supplémentaire mais elle semble même au-delà de toute
capacité par le « saut qualitatif » qu'implique le travail
éthique situé à la jonction des capacités et des
incapacités » (Ibid.). Cette notion va jusqu'à rejoindre
celle de la responsabilité morale, en ce sens que « l'autre homme
», c'est-à-dire « autrui », que l'on est tenu
responsable. Car, « l'idée de l'autrui vulnérable tend
à remplacer celle de dommage commis dans la position d'objet de
responsabilité. C'est d'un autre dont j'ai la charge confiée
» (Voir : Parcours de la reconnaissance, II sur une
phénoménologie de l'homme capable, p.176).
CHARLES DIEUDONNÉ T 54
ses capacités »179. Il y a donc
d'emblée un rapport entre l'homme capable, c'est-à-dire celui qui
peut et celui qui ne peut pas, l'homme rendu incapable par
l'invisibilité. Dans la mesure où « la fragilisation des
capacités humaines ne s'effectue pas à contre-courant des
capacités. C'est dire que les capacités, non seulement sont
plurielles, mais aussi partielles, tant elles risquent d'être
fragilisées de l'intérieur de leur déploiement du fait de
la précarité ontologique de l'homme. Ainsi, les capacités
de pouvoir dire, de pouvoir faire et de pouvoir (se) raconter doivent-elles
être mises en rapport avec les incapacités linguistiques,
pratiques et narratives qui leur correspondent ?»180.
En réalité, la fragilisation des
capacités humaines n'est pas l'émanation d'un
phénomène naturel. C'est un fait culturel qui renvoie à
l'institution humaine et aux inégalités que celle-ci peut
engendrer181. Si une société ou une institution
introduit des inégalités linguistiques dans son
déploiement, cela impacte directement sur les capacités humaines.
Car, « la distribution inégale des capacités linguistiques
révèle, a contrario, que l'une « des toutes premières
modalités de l'égalité des chances concerne
l'égalité au plan du pouvoir parler, du pouvoir dire, expliquer,
argumenter, débattre »182. Peut-on parler de la
reconnaissance de soi ou d'autrui sans capacité linguistique ?
A notre avis, la parole, l'action et le récit
contribuent au renforcement de l'identité personnelle par l'insertion du
soi dans la communauté humaine : « Se croire incapable de parler,
c'est déjà être un infirme du langage, excommunié en
quelque sorte »183. Si quelqu'un perd sa capacité
linguistique surtout son pouvoir de dire, il devient un muet, un être
méconnaissable, un homme placé « au ban de la
société ». Parce que, « la parole prononcée par
l'un est une parole adressée à l'autre ; de surcroît, il
lui arrive de répondre à une interpellation venue d'autrui
»184. La parole est un élément de la
reconnaissance parce qu'elle noue une relation entre le destinateur et le
destinataire. Elle constitue aussi la structure de base entre le locuteur et
l'interlocuteur. D'après Le Blanc, l'incapacité linguistique
s'explique par « le fait que « nul n'a la maîtrise du verbe
» mais elle a pour origine proche la vulnérabilité sociale
de celui qui est, en raison de sa position (laquelle, en son paroxysme,
peut-être une non-position), privé de parole ou dont la voix n'est
pas écoutée »185. Quelle que soit la position
dont on occupe, si on
179 Ibid., p. 81.
180 Ibid., p. 82.
181 Ibid.
182 Ibid.
183 Ricoeur, P., Le Juste 2, cité par Le Blanc,
L'invisibilité sociale, op.cit., p. 83.
184 Ricoeur, P., Parcours de la reconnaissance.
Trois études, op.cit., p. 158.
185 Le Blanc, G., L'invisibilité sociale,
op.cit., p. 83.
CHARLES DIEUDONNÉ T 55
n'a pas la parole, si on est sans voix, on n'est rien. C'est
pourquoi, la parole apparaît comme un facteur utile et relationnel. A
côté de l'incapacité de parler existe l'incapacité
d'agir.
Quant à l'incapacité d'agir ou le « je peux
faire », il appert que certaines incapacités naissent de la
contingence ou de la finitude dont les causes sont : la maladie, le
vieillissement, les infirmités186. Toutefois, d'autres
incapacités trouvent leur origine dans la privation « du pouvoir
d'agir » qui est « un effet de la précarité sociale
». C'est le cas de la précarisation de l'emploi et le
développement du chômage dont évoque l'auteur cité
plus haut : « La précarisation de l'emploi et le
développement du chômage mettent en crise la puissance d'agir
individuelle et accomplissent à leur tour les processus de
déshumanisation comme symétriques de l'institution de
l'humanité »187.
Le dernier pouvoir éthique dans la
phénoménologie de l'homme capable selon Ricoeur est le «
pouvoir raconter et se raconter ». Ce pouvoir repose sur la question de
l'identité personnelle en rapport avec l'acte de raconter. « Se
raconter », sous la forme réflexive renvoie à
l'identité narrative188. La puissance narrative se
déploie dans la dialectique de l'identité du soi et de
l'identité d'autrui. Car, le récit d'une histoire de vie
personnelle se mêle toujours à celle des autres. Cependant,
Ricoeur souligne que : « Nous ne devons pas perdre de vue la
possibilité inverse, celle de l'impuissance à s'attribuer une
identité quelconque, faute d'avoir acquis la maîtrise de ce que
nous avons appelé identité narrative »189. Si
nous n'avons pas la maîtrise de l'identité narrative, on ne peut
qu'aboutir à une identité quelconque. Celle qui ne permet pas
à l'homme de faire « l'histoire de sa propre histoire ».
Autrement dit de « penser par soi-même ». Ce qui est mis
à l'épreuve, c'est la fragilisation des capacités humaines
et plus précisément l'autonomie qui voudrait que chacun «
ose penser par soi-même » et non « un autre à ta place
» d'où l'estime de soi comme un facteur de consolidation de soi et
de l'humain dans le soi.
Si les dénis de reconnaissance trouvent leur raison
d'être dans le mépris d'une vie surtout moralement, les
dénis de propriétés sociales sont engendrés
à leur tour et « indirectement lorsque la grandeur sociale d'une
vie est bafouée, du fait de la perte d'une propriété
sociale majeure, au point qu'elle donne nécessairement lieu à une
perte de reconnaissance »190. Il nous semble judicieux de
relever la différence que fait Guillaume Le
186 Ibid., p. 83-84.
187 Ibid., p. 84.
188 Ricoeur, P., Parcours de la reconnaissance.
Trois études, op.cit., p. 163.
189 Ricoeur, P., cité par Le Blanc, G.,
L'invisibilité sociale, op.cit., p. 84.
190 Le Blanc, G., L'invisibilité sociale,
op.cit., p. 109.
CHARLES DIEUDONNÉ T 56
Blanc entre les dénis de reconnaissance et les
dénis de propriétés sociales. Les dénis de
reconnaissance impactent directement sur la grandeur morale d'une vie alors que
les dénis de propriétés touchent ou privent une vie de sa
visibilité dans son aspect social au point d'aboutir à la carence
ou à la perte de la reconnaissance.
Le manque de reconnaissance dans les presbyteriums peut alors
se manifester par une sorte d'invisibilité qui se traduit par
l'incapacité à « pouvoir dire », à «
pouvoir agir » et à « pouvoir se raconter ». Parfois,
certains membres perdent leurs capacités éthiques et leurs
capabilités parce qu'ils ne savent plus les utiliser en vertu de leur
position ou alors parce qu'ils sont privés d'une faculté telle
que la parole ou alors la capacité d'action. Par conséquent,
leurs voix ne sont plus écoutées. Si quelqu'un perd la parole, il
se sent inutile socialement ou il se considère « un moins que
« quelqu'un », comme une personne dont le titre de personne est
contesté »191. Enlever ou contester à un
être humain sa qualité de personne c'est lui refuser son
humanité qui est conférée une fois pour toute. Un tel
individu disqualifié dans ses capacités peut être
qualifié de précaire ou de subalterne. Selon Le Blanc, « se
sentir précaire, c'est se trouver dans un régime
d'insécurité tel que toute vie se voit pour ainsi dire mise entre
parenthèses »192. « Compter pour subalterne »,
sur le plan social, c'est être moins que rien, C'est être au banc
de touche de la société par rapport à l'ensemble de la
communauté.
Dans le processus de formation de l'identité
personnelle qui passe par les différentes formes de reconnaissance, les
partenaires d'interaction peuvent faire des expériences diverses comme
celles du déni de reconnaissance ou celles des injustices sociales dans
leurs rapports entre eux. Mais leur désir étant d'être
reconnu ou d'instaurer dans leurs relations un minimum de justice sociale, ces
derniers sont obligés de s'engager à la lutte pour leur
autoréalisation afin d'être confirmés comme des sujets
« autonomes et individualisés ». Ce qui fait que, « la
valeur de la reconnaissance, dans le cadre des luttes pour la reconnaissance ou
des dénis de reconnaissance, ne peut alors être
considérée comme une valeur en soi mais comme une valeur
polémique »193. Dans la mesure où la lutte pour
la reconnaissance déclenche le passage d'une forme de reconnaissance
à une autre. Mais c'est aussi un moyen pour mettre fin au déni de
reconnaissance et instaurer un ordre plus juste qui vise à la
réalisation de soi par soi.
Parvenu à la fin de ce second chapitre, il a
été question d'identifier et d'analyser les différentes
figures du mépris ou dénis de reconnaissance mis en relief par
Axel Honneth à partir
191 Ibid.
192 Ibid.
193 Ibid.
CHARLES DIEUDONNÉ T 57
des formes de reconnaissance avec ses trois aspects de la
relation pratique à soi-même qui sont : la confiance en soi, le
respect de soi et l'estime de soi. Ces différentes relations pratiques
à soi correspondent aux facettes des figures du mépris qui sont
source de « la dissolution de la confiance en soi en tant que personnes
dignes d'affection, à la perte du respect de soi comme membres d'une
communauté d'égaux en droits, et à la perte de l'estime de
soi comme sujets contribuant par leurs pratiques à la vie commune
»194. Sur ce, avec Axel Honneth, nous avons relevé trois
types de figures du mépris : La figure du mépris liée
à la violence physique, la figure du mépris du déni du
droit, la figure du mépris du déni de la solidarité
sociale. A partir de ces typologies, nous avons déduit trois principales
causes ou dénis de reconnaissance qui sont à l'origine des
conflits moraux ou de la carence de reconnaissance mutuelle et authentique au
sein des presbyteriums. Ces causes sont : la perte de la confiance en soi, la
perte du respect de soi et la perte de l'estime de soi. A celles-ci s'ajoutent
les dénis de propriétés sociales comme un autre type du
déni qui participe à l'invisibilité sociale et à la
perte de la reconnaissance. Dès lors que les partenaires d'interaction
éprouvent le manque de reconnaissance à travers
l'expérience négative de ces différentes figures du
mépris ou dénis, ils sont amenés à s'engager dans
la lutte pour la reconnaissance mutuelle dans le but d'une réalisation
sans écueils de chacun dans sa singularité, son
universalité et sa particularité pour une reconnaissance
authentique. Mais c'est ce qui permet aussi de développer la relation
pratique à soi-même dans le processus de formation de
l'identité personnelle en ces différents degrés en tant
qu'individu, personne et sujet. Car, « la référence à
la reconnaissance est, chaque fois, introduite à partir de
l'expérience éprouvée comme telle d'un déni de
reconnaissance qui menace une identité sociale, culturelle ou
personnelle »195.
Si chaque fois qu'une offense, vécue comme une
injustice, est infligée à un individu ou à un groupe au
point d'en compromettre l'identité et, par suite, la viabilité,
naît le besoin et la volonté de reconnaissance196.
C'est dans cette optique que, dans les différents presbyteriums, pour
que les membres parviennent à la reconnaissance mutuelle et authentique
dans leurs relations mutuelles, il serait plausible de passer par
l'expérience successive des formes de la reconnaissance de l'amour, du
droit et de la solidarité afin qu'ils retrouvent en eux-mêmes la
confiance en soi, le respect de soi et d'estime de soi. Et finalement pour
qu'ils puissent se comprendre comme des sujets à la fois autonomes et
individualisés. Pour nous, c'est ce qui
194 Honneth, A., La société du
mépris, op.cit., p. 21.
195 Le Blanc, G., L'invisibilité sociale,
op.cit., p. 102.
196 Ibid., p. 100.
CHARLES DIEUDONNÉ T 58
constitue l'apport de la théorie de la reconnaissance
mutuelle dans la perspective de la résolution des conflits moraux au
sein des presbyteriums.
CHAPITRE III : L'APPORT DE LA THEORIE DE
LA RECONNAISSANCE MUTUELLE CHEZ AXEL HONNETH DANS LA PERSPECTIVE DE LA
RESOLUTION DES CONFLITS AU SEIN DES PRESBYTERIUMS AU CAMEROUN
Dans le processus du développement de la formation de
l'identité personnelle, l'homme moderne a besoin d'être reconnu et
de se voir confirmer par les autres. C'est ce qui a sans doute modifié
sa nouvelle conception de l'identité individuelle au point de faire dire
à Charles Taylor : « L'importance de la reconnaissance a
été modifiée et intensifiée par la nouvelle
conception de l'identité individuelle qui apparaît à la fin
du XVIIIème siècle. On pourrait parler d'une identité
individualisée, particulière à ma personne et que je
découvre en moi-même. Cette notion apparaît en même
temps qu'un idéal : être fidèle à moi-même et
à ma propre manière d'être... J'en parlerai comme d'un
idéal d'authenticité »197.
Aujourd'hui, la question de la reconnaissance est un «
idéal d'authenticité » parce qu'elle se rapporte à
« l'identité individualisée » où d'une part,
l'on voit se dessiner le subjectivisme ou alors « la valeur de la
certitude intérieure » avec Taylor. D'autre part, il se pointe
à l'horizon « la culture démocratique » d'Axel Honneth
qui s'est affirmée comme une culture subjective198. Mais
où autrui est celui qui confirme la valeur de mon identité
individuelle. En effet, avec la grammaire morale, le besoin de reconnaissance
naît d'une situation du déni ou d'injustice lorsque les individus
font l'expérience de la négation ou du
197 Taylor, Ch., Multiculturalisme, Paris, Flammarion,
1994, (traduction française), p. 44.
198 Le Blanc, G., L'invisibilité sociale,
op.cit., p. 106.
CHARLES DIEUDONNÉ T 59
mépris de la grandeur morale de leur vie ou alors
lorsqu'ils voient que leur vie est socialement bafouée,
marginalisée, dépourvue de toutes les capabilités de base
et de toutes les capacités éthiques. C'est dans
cette optique que s'inscrit la lutte pour la reconnaissance au sein des
presbyteriums.
Par ailleurs, ceux qui font face à des conflits moraux
dus à la dissolution de la confiance en soi, à la perte du
respect de soi et à la perte de l'estime de soi ou qui connaissent
simplement l'épreuve des dénis de reconnaissance s'adonnent
à la quête de leur identité en tant que sujets autonomes et
individualisés pour une « vie bonne et réussie ». Une
telle autoréalisation n'est possible qu'à partir d'une
référence éthique à travers les différentes
formes de la reconnaissance qui correspondent aux trois sphères de
l'amour, du droit et de la solidarité199. Ce qui nous
amène à la suite d'Axel Honneth à proposer les trois
modèles de reconnaissance intersubjective sus-évoqués
comme une voie pour retrouver la reconnaissance authentique au sein des
presbyteriums.
Dans ce dernier chapitre consacré à la recherche
des solutions face aux conflits qui minent les presbyteriums, à la
lumière de la théorie de la reconnaissance mutuelle, avec Axel
Honneth, nous avons mis en lumière les différentes formes de
reconnaissance : la confiance en soi, le respect de soi et l'estime de soi qui
« créent ensemble les conditions sociales dans lesquelles les
sujets humains peuvent parvenir à une attitude positive envers
eux-mêmes »200 dont « la négation, partielle ou totale,
est l'objet du déni de reconnaissance ». Face au déni,
à l'offense ou au mépris, la demande de reconnaissance se veut
« comme une grandeur morale se référant à une
idée de la justice sociale selon laquelle toutes les vies
méritent d'être pleinement vécues et d'être
traitées comme des fins »201.
Pour une vie bonne et réussie au sein des
presbyteriums, pour que les membres se reconnaissent mutuellement comme des
individus dans leurs besoins concrets, en tant que des personnes juridiques et
les sujets dans leurs particularités individuelles, trois paradigmes
intersubjectifs sont à observer pour l'autoréalisation
personnelle de chacun. Il s'agit en premier lieu de l'amour, en second lieu du
droit et en fin de la solidarité. Après nous essayerons d'ouvrir
l'horizon pour voir si la théorie de lutte pour la reconnaissance
mutuelle telle que présentée par Axel Honneth est le seul et
l'unique modèle de reconnaissance des sujets humains.
199 Ibid., p. 147. Voir aussi La lutte pour la
reconnaissance, chap. V.
200 Honneth, A., La lutte pour la reconnaissance,
op.cit., p. 283.
201 Le Blanc, G., L'invisibilité sociale,
op.cit., p. 95.
CHARLES DIEUDONNÉ T 60
I. L'amour comme expression de la confiance en
soi
Tout être humain a besoin de se sentir aimé pour
s'autoréaliser. L'amour est donc la forme élémentaire et
particulière de toute relation de reconnaissance. Grâce aux
travaux du psychanalyste anglais Donald Winnicott sur la théorie de la
relation d'objet, Honneth se déploie à comprendre comment
l'enfant accède à un équilibre précaire entre
autonomie et dépendance202qui constituera plus tard le nerf
de l'amour et de la confiance en soi.
D'après Winnicott, la première étape dans
ce processus de reconnaissance est le « maintien » entre l'enfant et
sa mère. C'est la phase de la sécurité et de l'affirmation
individuelle de soi dont la caractéristique spécifique est
l'autonomie. A cette phase, l'enfant ne sait rien faire sans sa mère. On
dirait qu'il dépend totalement de son partenaire d'interaction qui lui
octroie une assistance continuelle dans les premiers mois de son
existence203 au point où celui-ci est « incapable de
distinguer en termes cognitifs entre son entourage et lui-même
»204.
La seconde phase est donc celle de la « dépendance
relative » comme nous l'avons déjà évoqué plus
haut. A ce stade, Honneth perçoit la relation d'amour comme une «
symbiose réfractée par l'individuation respective des partenaires
»205. En effet, la relation d'amour se déploie
d'être reconnue dans l'acceptation cognitive et l'indépendance de
l'autre, qui repose dans le processus d'une confiance affective dans la
permanence de l'attachement réciproque des deux
partenaires206.
Bien qu'il soit limité dans un cadre d'interaction,
l'amour couvre le modèle des rapports érotiques, amicaux ou
familiaux. En effet, la relation d'amour se limite dans un cadre restreint qui
n'est pas étendue à volonté au-delà de l'entourage
immédiat. Cependant, l'amour ne veut pas dire seulement satisfaction de
l'appétit sexuel. Il doit se comprendre « comme un être
soi-même dans un étranger »207.
C'est-à-dire que « les relations affectives primaires supposent un
équilibre précaire entre autonomie et dépendance
»208. C'est à ce premier modèle de la
reconnaissance intersubjective que « les sujets s'y confirment
mutuellement dans leurs besoins concrets, donc comme des êtres
nécessiteux »209.
202 Honneth, A., La lutte pour la reconnaissance,
op.cit., p. 162.
203 Ibid., p. 169.
204 Ibid.
205 Ibid., p. 182.
206 Ibid.
207 Hegel, G.W.F., System der Sittlichkeit, cité
par Honneth, A., La lutte pour la reconnaissance, p. 162.
208 Honneth, A., op.cit., p. 162.
209 Ibid.
CHARLES DIEUDONNÉ T 61
La dernière étape de la relation d'amour comme
mode de reconnaissance est la « capacité à être seul
». A cette dernière phase qui consiste en la rupture du lien
symbiotique avec sa mère, l'enfant veut se rassurer que celle-ci
continuera à s'occuper de lui comme avant. Dès cet instant,
l'enfant est en sécurité et il peut également être
sûr avec lui-même. Par l'expérience intersubjective, l'amour
ouvre l'individu à une certaine sécurité
émotionnelle qu'est la confiance en soi. Ce qui fait que quand l'enfant
« est sûr de l'amour maternel, il acquiert une confiance en
lui-même qui lui permet de rester seul sans inquiétude
»210.
De ce fait, la confiance en soi devient le support
élémentaire de toute autoréalisation parce qu'elle permet
à l'individu d'acquérir sa liberté intérieure
auquel cas il ne parviendrait pas à la formulation de ses propres
besoins. Par ailleurs, la confiance représente l'expérience de
l'amour comme le noyau central de toutes les formes de vie qu'on peut qualifier
d'« éthiques ». En effet, c'est dans l'expérience de
l'amour que se tisse involontairement la relation pratique de l'individu avec
d'autres. Au fond, toute relation d'amour est conditionnée par un
sentiment individuellement incontrôlable de sympathie et d'attraction
entre parent et enfant, ainsi qu'entre amis ou amants211. L'amour
est un élément fondamental et constitutif de la reconnaissance en
ce sens que l'autre tire de l'affection qu'on lui porte l'acceptation de son
autonomie. Pour Honneth et Hegel, l'amour est le noyau structurel de toute vie
éthique. En outre, « la capacité d'être seul »
est la condition nécessaire de toute créativité, infantile
ou adulte.
Car :
La vie est tout autant possibilité de faire oeuvre
que désir de reconnaissance, sentiment de compter dans le récit
de l'humanité par les actes que l'on fait, par les oeuvres produites,
qu'attente normative du verdict de l'autre. La vie désoeuvrée est
alors le revers de cette promesse d'oeuvre que la créativité des
vies ordinaires induit, et ce désoeuvrement est susceptible de
pathologies de la reconnaissance mais qui ont aussi une portée
propre212
De cette assertion, il en ressort que Guillaume Le Blanc remet
en relief le rapport entre créativité et reconnaissance. Ce lien
est soulevé en premier dans La Lutte pour la reconnaissance par
Honneth. De prime abord, il signale que cette question n'est pas dans ses
210 Ibid., p. 177.
211 Honneth, A., La lutte pour la reconnaissance,
op.cit., p. 182.
212 Le Blanc, G., L'invisibilité sociale,
op.cit., p. 118.
CHARLES DIEUDONNÉ T 62
préoccupations même si, avec celle-ci : « On
pourrait tirer de là de vastes aperçus sur le lien entre
créativité et reconnaissance, mais cette question ne nous
intéresse pas directement ici. »213.
A contrario, la relation entre créativité et
reconnaissance retient l'attention de Guillaume Le Blanc. Dans la mesure
où, il voit la vie comme une « mise en oeuvre » qu'une simple
reconnaissance. Ce qui fait pour lui d'une vie désoeuvrée un
désastre et une « folie ». Car, « la folie est l'«
absence de l'oeuvre »214. C'est aussi à travers l'oeuvre
que l'homme est reconnu par les autres et parvient même à inscrire
son nom sur le panthéon historique de l'humanité. Une vie
désoeuvrée ne peut être que le revers de cette promesse
d'oeuvre : « Ce désoeuvrement est susceptible de pathologies qui
peuvent être partiellement des pathologies de la reconnaissance
»215. Si une vie sans travail est une vie pathologique, le
travail apparaît comme une sorte de « mise en oeuvre » selon Le
Blanc.
I.1. Le travail comme une mise en oeuvre
D'après Le Blanc, le travail est l'institution
fondamentale parmi les institutions de l'humain216. Par le travail,
l'homme s'affirme et s'humanise. Car, d'une part ceci lui permet de gagner sa
vie. Sans doute, c'est dans cette optique que Voltaire disait le travail
éloigne de nous trois grands maux : l'ennui, le vice et le besoin.
D'autre part, parce qu'il est : « l'un des modes privilégiés
de participation au monde des autres et à l'histoire des autres se voit
pour ainsi dire mis à l'oeuvre »217. En d'autres termes,
par le travail l'homme participe à l'action créatrice qui lui
donne une visibilité dans le monde et par le monde.
Pour approfondir son investigation sur la question, Le Blanc
fait appel à Hannah Arendt qui, à son tour distingue les logiques
du travail et de l'oeuvre. Pour elle, le travail doit être pensé
comme une mise en oeuvre qui intervient sur trois registres différents.
Le premier registre renvoie à la création d'un bien
matériel ou immatériel218. Ce premier niveau est
caractérisé par la distance entre le producteur et son oeuvre. Le
second registre vise à mettre en exergue les différentes
règles qui portent le travail en tant qu'activité et concourent
à l'éclosion de celui-ci. Le troisième registre enfin
concerne la transformation du patrimoine de l'humanité dans lequel
213 Honneth, A., La lutte pour la reconnaissance, op.cit., p.
176.
214 Le Blanc, G., L'invisibilité sociale,
op.cit., p. 24.
215 Ibid., p. 118.
216 Ibid., p. 24.
217 Ibid.
218 Ibid., p. 24.
CHARLES DIEUDONNÉ T 63
il s'inscrit219. En effet, le contraire d'une vie
en activité est le désoeuvrement. Le désoeuvrement est
donc selon Le Blanc, « l'inactivité d'une vie dont l'inemploi se
révèle dans le désengagement à l'égard des
tâches anodines qui règlent le cours d'une vie
»220.
Une vie désoeuvrée n'annule pas totalement la
valeur, la qualité de son autoréalisation. Cependant, cela peut
signifier que la vie « mise en oeuvre » ne va pas toujours de soi.
Car, l'invalidation d'une vie a valeur d'effacement de la possibilité de
l'oeuvre dans la mesure où celle-ci est caractérisée par
l'expérience négative voire inutile qui la place au ban de
l'humanité221. En réalité, le travail ne
déborde pas le désir de reconnaissance mais il peut quand
même le modifier.
Le premier mode de reconnaissance mutuelle est la relation
d'amour. Il ne s'agit pas ici de l'amour évangélique mais
plutôt de l'élément de l'éthicité
222qui participe dans le processus de la formation individuelle vers
« l'ethicité elle-même ». En parlant de la sphère
de l'amour, Hegel prend l'exemple de la famille pour illustrer celle-ci. Il
voit en la famille « un espace intérieur rendu intime, soustrait
aux contraintes externes »223. Selon lui, Ce qui fait de la
famille, un moment de l'ethicité, « c'est le fait que la
satisfaction naturelle des besoins s'accomplisse ici sous la forme de l'amour
réciproque, c'est-à-dire sous la forme d'une interaction qui se
produit dans la « sensation » de « mon unité avec l'autre
et de l'unité de l'autre avec moi »224. De cette
affirmation, il en ressort que l'amour est une relation de
réciprocité, d'interaction ou d'unité entre l'autre et
moi. Aimer une autre personne « c'est se comporter relativement à
elle avec la conscience de ce que « je sentirais défectueux et
incomplet » sans elle »225. Aimer c'est donc
compléter à l'autre ce qui lui manque et se compléter
soi-même.
L'amour est l'acte de l'accomplissement de soi et d'autrui.
Avoir la conscience que le moi sans autrui ou l'autre sans moi ne mène
nulle part suscite la confiance entre les partenaires d'interaction et la
communauté. Dans la mesure où « si, dans la famille, chacun
se sentirait incomplet sans l'autre, cela signifie, exprimé
positivement, que le sujet accède dans cette forme d'interaction
à une sorte d'autoaccomplissement en « se gagnant »
lui-même « dans l'autre
219 Ibid.
220 Ibid., p. 4.
221 Ibid., p. 5.
222 « Par le concept « d'éthicité
», nous désignons l'ensemble des conditions intersubjectives dont
on peut prouver qu'elles constituent les présupposés
nécessaires de la réalisation individuelle de soi. » (Voir,
Honneth, A., La lutte pour la reconnaissance, op.cit., p. 289).
223 Honneth, A., Les pathologies de la liberté. Une
réactualisation de la philosophie du droit de Hegel, op.cit., p.
106.
224 Ibid., p. 107.
225 Ibid.
CHARLES DIEUDONNÉ T 64
personne »226. C'est ce qui fait de l'amour,
« une forme de « sentiments », un savoir commun de ce que, l'un
sans l'autre, « nous » ne serions que des sujets incomplets, et donc
de ce que nous nous appartenons en tant qu' « unité
»227.
Pour Hegel, la famille est aussi le lieu de la formation et de
l'apprentissage. C'est en son sein que les membres apprennent « à
considérer l'autre comme un individu irremplaçable
»228. Si les membres de la famille sont réciproquement
conscients de l'amour qu'ils éprouvent les uns pour les autres donc du
caractère indélébile ou irremplaçable, cela doit
être perçu dans les comportements. Car, ces comportements
possèdent un caractère moral autant qu'ils contiennent une forme
déterminée de la prise en considération229. Si
l'un vaut comme irremplaçable pour l'autre, c'est en vue de l'entraide
mutuelle. C'est pourquoi, Hegel pense que l'entraide, le soin et l'assistance
constituent intérieurement des pratiques d'obligations et de droits
déterminés au sein desquels une forme de reconnaissance
réciproque accède à l'expression230 : «
Si, dans notre agir intersubjectif, nous suivons les normes morales
adéquates, alors nous nous reconnaissons par-là
réciproquement comme des sujets qui sont les uns pour les autres d'une
valeur unique, parce que, sans l'autre, nous nous sentirions comme «
défectueux et incomplets »231. Grâce à des
normes morales, les sujets peuvent se comprendre mutuellement et se confirmer
comme des valeurs en vue de leur autoréalisation. La réalisation
de soi passe par la confirmation de l'autre. C'est ce qui fait que le soi
considère l'autre comme un « individu irremplaçable ».
Cela n'est possible que dans la relation d'amour.
Si la théorie de reconnaissance vise une
société juste232 telle que Honneth l'envisage dans son
modèle théorique avec les modes de reconnaissance intersubjective
: l'amour, le droit et la solidarité. Pour lui, ces trois modes «
pris ensemble » renvoient à la notion de justice sociale : «
les trois principes institutionnalisés de l'amour, de
l'égalité et du mérité [...], pris
226 Ibid., p. 109.
227 Ibid., p. 107.
228 Redding, Paul., cité par Honneth, A., Les
pathologies de la liberté. Une réactualisation de la philosophie
du droit de Hegel, op.cit., p. 107.
229 Ibid., p. 108.
230 Ibid., p. 109.
231 Ibid.
232 « D'après le modèle théorique de
la reconnaissance, est juste une société structurée de
manière à garantir à l'ensemble de ses membres la chance
de se réaliser sur les trois plans de leurs besoins affectifs, de leurs
droits et de leurs contributions à la vie sociale. » (Voir Honneth,
A., cité par Louis Carré, Le droit de la reconnaissance,
op.cit., pp. 59-60). Pour rendre plus explicite la notion de juste, il la
définit à l'opposé : « A l'inverse, peut être
dit injuste un ordre social où les possibilités d'être
reconnu dans ces différents se trouvent systématiquement
bloquées ou entravées. » (Voir, Louis Carré, op.cit.,
p. 60).
CHARLES DIEUDONNÉ T 65
ensemble, déterminent ce qu'aujourd'hui, nous devons
comprendre sous le terme de justice sociale »233.
Selon Louis Carré, le premier de ces principes de
justice repose sur le postulat selon lequel « qu'à chaque individu
humain soient pourvus les soins et les attentions nécessaires à
la formation et au maintien de son identité affective
»234. Quant au second principe, il est lié au fait que
les personnes qui forment la communauté juridique soient traitées
équitablement du point de vue de leurs capacités rationnelles
à se prononcer sur l'ensemble des affaires qui les concernent
235. Le dernier principe ou le troisième vise à ce que
dans la communauté des valeurs, les membres puissent voir leurs
qualités et capacités être reconnues à leur juste
valeur.
Pour un ordre social juste et pour une « vie
éthique démocratique » à l'opposé d'une
société de mépris, dans chaque presbyterium, les membres
sont appelés à faire l'expérience de l'amour, Ceci n'est
possible que dans les rapports de relations de reconnaissance à soi et
aux autres. Si par extension, le presbyterium désigne une famille dont
les membres sont réunis autour de leur évêque, la relation
d'amour apparaît comme un fondement sans lequel son existence serait
fébrile. Car, c'est au sein de la famille que les membres apprennent
à se reconnaître, à s'aimer, à se faire confiance,
à se respecter et à se considérer comme des «
individus irremplaçables » et ceux-là qui se
complètent mutuellement, tenus à s'entraider, à s'assister
et à se prendre soin les uns pour les autres.
La relation de reconnaissance de l'amour se manifeste comme la
première étape à affranchir dans le cadre de la
quête pour la reconnaissance mutuelle entre les membres d'un même
presbyterium. Pour ce faire, chaque partenaire d'interaction doit se sentir
autonome et dépendant dans un équilibre entre
l'intégration et la démarcation. Autonomie et dépendance
se complètent surtout dans la relation d'amour dans la mesure où
elles contribuent à la réalisation de soi et à
l'épanouissement des autres sujets. L'amour est donc le premier
degré de la reconnaissance réciproque et de
l'autoréalisation individuelle. C'est à ce niveau que nous
comprenons que dans la relation d'amour, tout partenaire d'interaction est
autonome mais toujours unis à l'autre ou à d'autres parce qu'ils
se reconnaissent, se comprennent, se portent attention les uns aux autres afin
qu'ils se sentent à l'aise dans leur particularité
individuelle.
233 Honneth, A., cité par Carré, Louis. Axel
Honneth. Le droit de la reconnaissance, op.cit., p. 61.
234 Ibid.
235 Ibid.
CHARLES DIEUDONNÉ T 66
Par ailleurs, dans la relation d'amour, il y a aussi la «
capacité à être seul » qui donne à l'individu
la confiance en soi et ce sans quoi personne ne peut participer de
manière autonome à la vie publique. La confiance en soi
apparaît comme un élément fondamental dans la vie des
membres des presbyteriums. Il arrive parfois que ce premier degré de
reconnaissance réciproque qu'est l'amour soit foiré dans les
relations entre les membres d'un même et seul presbyterium : entre les
prêtres et les évêques mais aussi les prêtres entre
eux à cause de la dissolution de la confiance en soi et aux autres. Pour
illustrer cela, Monseigneur Gérard Daucourt, évêque
émérite de Nanterre déplore le fait que certains
évêques ne savent pas entretenir les relations avec leurs
prêtres.
A ce propos, il affirme :
Pour confier le ministère épiscopal à
un prêtre, le premier critère devrait être l'aptitude
à la relation en particulier avec ses confrères prêtres.
Des prêtres, grands spirituels ou grands théologiens, voire bons
managers, sont parfois appelés mais pour diverses raisons ne savent pas
entretenir les relations de fraternité-paternité avec leurs
prêtres. Certains sont trop timides, d'autres se prennent pour des
Seigneurs ou se comportent seulement en administrateurs. Ils sont souvent
malheureux et ne rendent pas les autres heureux. Il peut alors se créer
des situations de blocage qui nuisent gravement à
l'évangélisation et qui peuvent durer car les nonces et la
Congrégation des évêques reconnaissent très rarement
s'être trompés après avoir présenté au pape
un prêtre pour l'épiscopat236.
Pour Monseigneur Gérard, le lot quotidien d'un candidat
à l'épiscopal ou d'un évêque est sa capacité
de relation avec les autres et d'abord avec ses confrères prêtres.
Le premier critère du choix d'un évêque ne devait donc pas
être la science, la spiritualité ou le management mais la
capacité de relations surtout la relation de reconnaissance d'amour. Par
le fait que les évêques sont liés avec leurs prêtres
par une confiance affective, ils sont appelés à les
reconnaître comme des frères. Quant aux prêtres,
attachés à leurs évêques par une sorte de symbiose
réfractée marquée par la démarcation
réciproque les uns pour les autres, ils sont aussi appelés
à reconnaître leurs évêques comme leur père et
leur ami d'où « les relations de fraternité-paternité
». Si les évêques ne font pas confiance à leurs
prêtres et vice-versa, comment entretiendront-ils de bonnes relations ?
Comment parviendront-ils à la reconnaissance
236 Daucourt, G., Prêtres en morceaux, op.cit., p.
53.
CHARLES DIEUDONNÉ T 67
authentique et réciproque au sein de leurs
presbyteriums ? En cas d'absence de reconnaissance, la confiance en soi et aux
autres est diminuée ou dissoute. De telles expériences peuvent
aboutir à des situations de désapprobation, d'atteinte à
l'intégrité physique, sociale ou à la dignité donc
aux dénis de reconnaissance ou au mépris. Lorsqu'un individu est
privé d'approbation, il est comme n'existant pas, se sentant comme
regardé de haut, voire tenu pour rien237. Ce genre d'individu
est considéré sur le plan social comme « un mort »
parce qu'il se sent inutile, invisible et sans considération aux yeux
des autres. Alors que celui qui est aimé, se sent épanoui et
considéré au sein de la communauté.
C'est à partir de la relation d'amour que se construit
progressivement et successivement des relations de reconnaissance mutuelle ou
des relations d'intégration sociale entre les différents
partenaires d'interaction. Ce qui nous fait dire que l'amour comme expression
de la confiance en soi est le fil conducteur et le point de départ de
l'intégrité personnelle dans la perspective de la quête
pour la reconnaissance mutuelle au sein des presbyteriums. Hegel résume
ce premier modèle de reconnaissance intersubjective en ces termes :
« L'amour désigne la conscience de l'unité que je forme avec
quelqu'un d'autre, de telle sorte que je ne sois pas isolé pour moi,
mais qu'il ne me soit possible d'acquérir la conscience de moi que par
la suppression de mon être-pour-soi et par la connaissance de
moi-même comme d'une unité que je forme avec l'autre et que
l'autre forme avec moi »238.
L'amour favorise la proximité et l'unité entre
les hommes. C'est dans un élan d'amour et d'unité que les membres
des presbyteriums parviendront à établir des rapports «
harmonieux et épanouissant à soi et aux autres, dans des
relations de reconnaissance réconciliées »239vers
une « vie éthique démocratique » et réussie dans
un esprit de respect de soi et des autres.
II. Le droit comme source du respect de soi
D'après Honneth, le droit est le deuxième
modèle de reconnaissance intersubjective. Il apparaît comme un
autre pilier à côté de la relation de reconnaissance
d'amour dans la perspective de résolution des conflits moraux au sein
des presbyteriums. Le droit intervient là où la relation
singulière d'amour s'arrête. Toutefois, la relation de
reconnaissance juridique reste ancrer dans la relation
élémentaire avec l'individu. Par le fait qu'elle joue un
rôle
237 Ricoeur, P., Parcours de la reconnaissance.
Trois études, op.cit., p. 300.
238 Hegel, G. W. F., Principes de la philosophie du
droit, Paris, GF Flammarion, trad. française par Jean-Louis
Vieillard-Baron, p. 230.
239 Hunyadi, Mark., (sous dir.), De la reconnaissance
à la liberté : Axel Honneth est-il encore Francfortois
? », in Axel Honneth. De la reconnaissance à la
liberté, op.cit., p. 7-11.
CHARLES DIEUDONNÉ T 68
important de protection de celui-ci dans la sphère
primaire : « Les modèles de reconnaissance juridique
pénètrent dans la sphère interne des relations primaires,
parce que l'individu doit être protégé contre le danger
d'une violence physique dont la possibilité est structurellement
inscrite dans l'équilibre précaire de tout lien émotionnel
»240. Ce qui fait de la lutte pour la reconnaissance une lutte
dynamique dans le processus de la reconnaissance mutuelle.
Par ailleurs, la notion du droit chez Honneth ne se limite pas
seulement dans le cadre juridique mais il touche à la fois l'aspect
subjectif et objectif de la liberté humaine. Car « il n'y a pas
d'effectuation véritable de la « liberté subjective »
des individus en dehors de la « liberté objective »
sédimentée dans les institutions et les pratiques sociales
auxquelles ils prennent part »241.
A cette sphère, les sujets peuvent se comprendre
véritablement comme des personnes qui partagent avec les autres membres
de la communauté la capacité à participer à la
formation d'une volonté discursive242 et à se
prononcer rationnellement et de façon autonome sur des questions
morales243. Ici, la personne se rapporte de manière positive
à soi-même. C'est donc là où « le respect de
soi » intervient. Dès lors, « On peut considérer que le
respect de soi est à la relation juridique ce que la confiance en soi
est à l'amour »244. En effet, ce sont des droits
légaux qui permettent à l'être humain de prendre conscience
qu'il peut se respecter lui-même et se voir respecter par les autres.
Dans ce cas, la responsabilité morale comme « capacité
à répondre de soi-même » entre en jeu. Parce que cette
responsabilité « en tant que capacité à
répondre de soi-même est inséparable de la
responsabilité en tant que capacité à participer à
une discussion raisonnable »245. La responsabilité
morale est donc le noyau central du respect de soi dans le processus de la
reconnaissance mutuelle.
Quant au respect, il peut être perçu comme une
sorte de commerce entre les hommes. Par le fait qu'il ne s'adresse guère
aux choses, mais « toujours seulement à des personnes
»246. Respecter l'autre, c'est le reconnaître comme son
partenaire d'interaction ou alors comme son égal et son semblable :
« Le respect n'est alors rien d'autre que la reformulation morale,
c'est-
240 Honneth, A., La lutte pour la reconnaissance,
op.cit., p. 297.
241 Carré, L., Axel Honneth. Le droit de la
reconnaissance, op.cit., p. 117.
242 Honneth, A., La lutte pour la reconnaissance,
op.cit., p. 204-205.
243 Ibid., p. 194.
244 Ibid., p. 201.
245 Honneth, A., cité par Ricoeur, P., Parcours de la
reconnaissance, Trois études, op.cit., p. 313.
246 Foessel, M. et Lamouche, F., Kant, Paris, dans la
collection « Points Essais » série « Bibliothèque
», 2010, p. 156.
CHARLES DIEUDONNÉ T 69
à-dire la reformalisation, de l'égalité
première donnée dans le commerce des égaux
»247. Tous les hommes naissent libres et égaux, par
conséquent, ils sont appelés à se respecter. Le respect
vise ici à considérer la personne humaine comme une « fin en
soi » et jamais comme un « moyen ». Ce type de respect
relève de la responsabilité morale et repose à son tour
sur l'idée d'un accord rationnel entre individus égaux en droits.
Selon Honneth, il existe deux types de respect. Le premier est inhérent
au « droit » ou respect moral alors que le second se rapporte
à la « communauté des valeurs » ou à l'estime
sociale. Dans le premier cas, un homme est respecté dans certaines de
ses qualités. Celles-ci ont un caractère universel. Dans le
second cas, ce qui est mis en évidence ce sont des qualités
particulières des individus qui les distinguent des autres personnes.
Pour Le Blanc, « le respect de l'autre, comme un autre
ego égal à moi, est alors adossé à une structure de
reconnaissance qui le rend possible »248. Selon lui, si le
respect entre les humains se limite du point de vue de l'égalité,
des choses peuvent mal se passer. Car :
Cette forme de respect risque de masquer les dénis
de méconnaissance et de reconnaissance qui peuvent manquer de s'exercer
dans la vie ordinaire. [...]. Il suffit que l'autre apparaisse d'une tout autre
manière pour rendre l'opération de respect délicate.
Ainsi, le respect de l'autre, s'il est seulement articulé à la
possibilité d'une bonne entente entre des êtres égaux, est
du même coup exposé au risque du malentendu, lequel ne repose pas
tant sur l'expérience de la discorde sociale ou symbolique que sur
l'épreuve de la confusion des signes sociaux d'appartenance à une
même classe. Le respect des égaux marque alors la fermeture des
frontières du respectable à tout ce qui, socialement, est
éprouvé comme différent. Si le respect ne s'exerce
qu'à l'endroit de celui dans lequel il est possible socialement de se
reconnaître, il risque de s'échanger en son contraire et, de forme
universelle, de s'aliéner en un sentiment moral de classe qui
achève le processus de distinction249
Pour Guillaume Le Blanc, le respect ne saurait se borner sur
une bonne entente entre les égaux. Sinon celui-ci devient masquer et
hypothétique. Cette forme de respect ressemble à un arrangement.
Il suffit un changement de statut de l'un des partenaires d'interaction pour ne
plus parler de respect mais plutôt des malentendus voire des discordes.
C'est la raison pour laquelle,
247 Le Blanc, G., L'invisibilité sociale,
op.cit., p. 87.
248 Ibid.
249 Ibid.
CHARLES DIEUDONNÉ T 70
Le Blanc pense que « le respect doit se porter hors de la
sphère des ego égaux et s'envisager plus radicalement comme
sentiment moral mettant en relation des ego situés eux-mêmes dans
des relations dissymétriques »250.
Si le respect de soi ou d'autrui est encadré par la
grammaire morale qui régit les relations de reconnaissance
intersubjective d'une part, d'autre part, il existe le respect à
l'égard de soi ou d'autrui, vu sous l'angle de la vie sociale. A partir
de ces deux prémisses, Le Blanc fait une distinction entre le respect
dû à la reconnaissance et le respect dû à la
décence251. Pour lui, le respect de la reconnaissance
relève avant tout de « l'éthicisation de la vie sociale
»252 et se situe au niveau interpersonnel alors que le respect
de la décence s'origine « dans une perspective qui s'efforce de
resocialiser l'éthique en la considérant de l'intérieur de
l'épaisseur même des relations sociales »253.
D'après cette distinction, il appert qu'il n'y a pas
d'opposition entre ces deux types de respect dont le rôle est de mettre
en évidence la visibilité sociale tant sur le plan interpersonnel
qu'impersonnel. Un tel rapport ne peut être pensé qu'à
partir de l'invisibilité sociale. Car : « Elle n'atteint son niveau
maximal que pour autant que les dénis de reconnaissance, du fait
même de la non-perception de l'autre ou d'une perception biaisée
qu'ils autorisent, se renforcent dans l'expérience sociale de
l'humiliation engendrée par un type de société, la
société indécente. S'il y a invisibilité sociale
relative dans les dénis de reconnaissance de la personne
méprisée, il y a invisibilité sociale absolue dans les cas
où ces dénis de reconnaissance se développent à
l'intérieur de sociétés humiliantes
»254.
L'invisibilité sociale est engendrée par le
déni de reconnaissance ou par le mépris de la valeur morale d'une
vie. Cette invisibilité peut être galopante au niveau de la
société au point de rendre cette société
indécente où le respect dû à la reconnaissance et le
respect dû à la décence sont tronqués ou absents
dans une société juste.
250 Ibid.
251 Ibid. Le concept de « décence » vient du
latin « dicere » qui signifie « convenir ». D'après
le Grand Dictionnaire universel de Pierre Larousse de 1876 cité par
Guillaume Le Blanc, « la décence désigne
l'honnêteté extérieure, la bienséance qu'il est
requis d'observer quant aux lieux, aux temps et aux personnes » (Voir
l'invisibilité sociale, p. 156). Le Blanc ajoute que « la
décence n'est pas seulement ce qui règle la forme
extérieure des conduites humaines mais ce qui en vient à
régler le mode d'apparition des conduites humaines dans la vie sociale
[...]. Je propose de nommer « décence » ce sans quoi
l'attestation de soi, à la base d'une reconnaissance de soi et des
autres révélée dans le jeu des sentiments moraux, est
brouillée ou indisponible ».
252 Ibid., p. 155.
253 Ibid.
254 Ibid., p. 156.
CHARLES DIEUDONNÉ T 71
En outre, Chez Axel Honneth, le droit est lié à
la conception moderne et à l'évolution historique des
sociétés occidentales. Ce qui place la personne humaine au centre
de la relation juridique en tant que sujet porteur de droits. En tant que
porteur de droits, l'être humain doit toujours se rappeler que les autres
sont aussi des sujets porteurs de droits. Dans cette réciprocité,
l'alter et l'égo se respectent mutuellement comme moralement
responsables et en tant que sujets autonomes et individualisés. Ce sont
des droits fondamentaux universels qui soutiennent le caractère
spécifique de la forme du respect de soi. Ici, les personnes apprennent
à s'envisager eux-mêmes à partir d'un autrui approbateur en
tant que des êtres dotés de qualités et capacités
positives255.
En plus de l'amour, le droit apparaît comme la seconde
marche qui mène vers la reconnaissance mutuelle et authentique dans ses
trois registres. Parce qu'il permet la reconnaissance de soi et celle de «
l'autrui généralisé ». En d'autres termes, le droit
favorise l'individuation et la socialisation entre les partenaires
d'interaction au sein d'une même communauté. Ce qui implique la
participation de chaque sujet en tant que membre à part entière
de la communauté ou du presbyterium à la formation de son
identité personnelle pour « une vie bonne et réussie ».
A l'amour et au droit s'ajoutent une autre forme de la reconnaissance : la
solidarité comme expression de la réalisation de soi et la
dernière étape à franchir dans le processus de la
résolution des conflits au sein des presbyteriums.
III. La solidarité comme noyau structurel de
l'estime de soi.
L'amour et le droit sont des conditions formelles pour une vie
éthique dans la perspective de la résolution des conflits dans
les presbyteriums en vue de l'autoréalisation individuelle et de la
reconnaissance authentique entre les différents membres. La coexistence
entre l'amour et le droit ouvre la voie à la solidarité. Quant
à la solidarité, elle est l'étape culminante de cette
autoréalisation de l'identité individuelle des sujets dans
l'optique d'une « vie bonne et réussie ». Par
conséquent, la solidarité est ce sans quoi la reconnaissance ou
l'acte de reconnaissance au sein des presbyteriums ne saurait être
possible. L'idée de solidarité renvoie à « une sorte
de relation d'interaction dans laquelle les sujets s'intéressent
à l'itinéraire personnel de leur vis-à-vis, parce qu'ils
ont établi entre eux des liens d'estime symétrique
»256.
Pour parvenir à établir une relation
ininterrompue avec eux-mêmes, les sujets ont besoin de faire
l'expérience d'une reconnaissance juridique, de jouir d'une estime
sociale qui leur
255 Honneth, A., La lutte pour la reconnaissance,
op.cit., p. 290.
256 Ibid., p. 218.
CHARLES DIEUDONNÉ T 72
permet de rapporter positivement à leurs
qualités et à leurs capacités concrètes. La
spécificité de cette troisième relation de reconnaissance
est la présupposition de l'existence d'un horizon de valeurs communs aux
partenaires d'interaction.
Toutefois, les rapports de l'estime sociale entre les
personnes individualisées ne sont possibles que lorsqu'ils se
réfèrent aux mêmes valeurs et aux mêmes fins et
chacune doit mesurer l'importance de ses qualités personnelles pour la
vie de l'autre257. L'estime de soi est le sentiment de sa propre
valeur. S'estimer signifie s'envisager réciproquement grâce
à des valeurs qui donnent aux qualités et aux capacités de
l'autre une signification dans la pratique commune. La solidarité est
véritablement le sentiment de sympathie pour la particularité
individuelle de l'autre personne.
Au fond, c'est en tant que partenaire d'interaction que je
prends en considération les qualités propres des autres qui ne
sont pas les miennes afin d'aboutir à un développement et
à la réalisation des mêmes fins. Chaque membre de la
société qui s'estime lui-même comme une valeur ou une fin
en soi fait l'expérience de la solidarité sociale. Par ailleurs,
dans les sociétés modernes, la solidarité est
conditionnée par des relations d'estime symétrique entre les
sujets individualisés et autonomes.
De même, la considération sociale des sujets se
rapportent à la contribution qu'ils apportent sous forme
particulière d'autoréalisation au projet global de l'ensemble de
la société. Car chacun se déploie à
reconnaître l'importance des capacités et des qualités de
l'autre. Les capacités développées par chaque sujet au
cours de son histoire personnelle rythment l'estime sociale. La
conséquence de tout cela est que les valeurs sociales s'ouvrent aux
différents modes de réalisation de soi de la personne humaine
tout en offrant un système global d'appréciation des
contributions particulières258. Les rapports d'estime sociale
sont un véritable enjeu d'une lutte permanente dans les
sociétés modernes. Dans la mesure où les groupes
s'efforcent sur le plan symbolique de valoriser les capacités
liées à leur mode de vie particulier et à démontrer
leur importance pour les fins communes259.
La relation pratique à soi-même que l'estime
sociale apporte aux individus entraîne la transformation de cette
relation que les sujets instaurent eux-mêmes. Car, le respect lié
à des prestations relève de l'individu et non du groupe. Ce qui
fait que l'expérience de l'estime sociale
257 Ibid., p. 206.
258 Ibid., p. 214.
259 Ibid., p. 216.
CHARLES DIEUDONNÉ T 73
s'accompagne toujours d'un sentiment de confiance par rapport
aux prestations qu'on assure ou aux capacités qu'on possède parce
que celles-ci ne sont pas sans valeur aux yeux des autres membres de la
société260.
Si pour Paul Ricoeur, le concept d'estime sociale est
différent de celui du respect de soi, comme celui-ci l'a
été du concept de confiance en soi sur le plan affectif, son
rôle est donc de résumer toutes les modalités de la
reconnaissance mutuelle qui excède la simple reconnaissance de
l'égalité des droits entre les sujets libres261. Ce
qui veut dire que c'est dans la relation de reconnaissance de solidarité
que s'effectue pleinement l'autoréalisation de l'identité
personnelle des individus pour une vie bonne : « de la confiance en soi
à l'estime de soi en passant par le respect de soi, ce sont bien les
différentes formes de relations sociales qui se trouvent parcourues
ainsi que les formes de reconnaissance qui leur correspondent et sont mises en
jeu dans les trois sphères de l'amour, du droit et de la
solidarité »262.
Avec la solidarité s'inaugure une nouvelle ère
de relation entre les humains basée sur un horizon de valeur dans lequel
la concurrence est possible grâce à l'estime symétrique
sans pour autant conduire aux luttes agonisantes ni même aboutir à
des expériences de mépris. Tout compte fait, pour une vie
réussie ou pour une reconnaissance authentique au sein des
presbyteriums, elle passera nécessairement par les principes de justice
qui correspondent aux trois formes de reconnaissance263 qui sont
l'amour, le droit et la solidarité.
En effet, d'après Louis Carré, comme nous
l'avons déjà relevé plus haut, « le premier de ces
principes de justice implique qu'à chaque individu humain soient pourvus
les soins et les attentions nécessaires à la formation et au
maintien de son identité affective »264. Ce premier
principe renvoie à l'amour qui est le noyau élémentaire de
toute la réalisation de soi et le siège de la confiance en soi
dont a besoin chaque individu pour la formation et l'équilibre de son
identité personnelle. Le second principe est compris comme une
obligation selon laquelle tous ceux qui forment une même
communauté doivent être traitées équitablement du
point de vue de leurs capacités rationnelles à se prononcer sur
des affaires qui les concernent265. Il s'agit là de la
liberté sociale des personnes humaines qui leur permet de se comprendre
et de participer à la vie publique comme des égaux et des membres
à part entière de cette communauté jouissant
260 Ibid., p. 219.
261 Ricoeur, P., Parcours de la reconnaissance.
Trois études. op.cit., p. 315.
262 Le Blanc, G., L'invisibilité sociale,
op.cit., p. 147.
263 Carré, L., Axel Honneth. Le droit de la
reconnaissance, op.cit., p. 61.
264 Ibid.
265 Ibid.
CHARLES DIEUDONNÉ T 74
des droits et des obligations. Quant au troisième
principe, il stipule que « les membres d'une même communauté
puissent légitimement s'attendre à ce que leurs contributions
individuelles soient reconnues à leur juste valeur »266.
Ce dernier correspond à l'estime de soi qui peut être
considérée comme « la reconnaissance la plus normative
» des formes de reconnaissance mutuelle et authentique.
De la carence en reconnaissance à la reconnaissance
mutuelle et authentique au sein des presbyteriums, d'abord, les membres auront
besoin d'être reconnus comme des individus dans leurs « affects
concrets comme des êtres nécessiteux ». Pour ce faire, ils
auront besoin d'être aimés et d'être reconnus par des autres
comme « des individus irremplaçables ». Ensuite, ces membres
voudraient se voir confirmer comme des personnes autonomes et
individualisées dans leurs droits et obligations au sein de leur
communauté d'appartenance. Enfin, ces derniers s'attendraient à
être reconnus et appréciés à leur juste valeur comme
des sujets qui partagent les mêmes fins communes à partir de leurs
contributions individuelles. Ce qui fait que la réalisation de soi pour
une vie bonne et réussie s'inscrit dans l'expérience de l'amour
qui donne accès à la confiance en soi mais aussi dans
l'expérience de la reconnaissance juridique qui s'ouvre au respect de
soi et à l'expérience de la solidarité donc à
l'estime de soi. Si pour Honneth, la reconnaissance authentique passe par la
reconnaissance de soi par autrui, on peut bien se demander si la reconnaissance
« de soi par soi » est le seul et l'unique modèle de
reconnaissance des sujets humains d'où d'autres paradigmes de
reconnaissance à l'exemple de la reconnaissance « interobjective
».
IV. La reconnaissance par des choses
La thématique de lutte pour la reconnaissance
abordée par Axel Honneth a apporté un changement remarquable dans
le domaine de la philosophie sociale et de sciences sociales surtout contre une
tradition qui pensait que l'origine des conflits sociaux réside dans la
recherche de la survie, de « l'auto-préservation individuelle
» ou des intérêts matériels. Toutefois, Honneth prend
le contre-pied de cette tradition lorsqu'il souligne et soutient que les
conflits humains ne se rapportent pas à des motifs de conservation
individuelle, mais plutôt à « des mobiles moraux
»267. Une fois que les attentes morales ne sont pas pourvues ou
alors sont blessées, les partenaires d'interaction s'engagent à
une lutte pour la reconnaissance. Dès lors, le conflit social ne saurait
être pensé en termes de lutte pour l'existence mais plutôt
comme une
266 Ibid.
267 Honneth, A., La lutte pour la reconnaissance,
op.cit., p. 16.
CHARLES DIEUDONNÉ T 75
lutte pour la reconnaissance. C'est pourquoi, dans la relation
de reconnaissance, il n'existe pas de soi sans autrui. Puisqu' « il est
impossible de développer un rapport positif à soi-même sans
l'agir d'autrui »268. Honneth place au coeur de la
théorie de lutte pour la reconnaissance les rapports intersubjectifs ou
mutuels entre les sujets et les institutions sociales. Ce qui fait qu'Axel
Honneth accorde très peu d'espace à la matérialité
et aux objets. Il le réitère lui-même lors d'une discussion
sur ce point : « Pour le dire vite, il n'y a pas d'objet, pas de
matérialité, dans la théorie de la reconnaissance
»269. Si la reconnaissance de soi par autrui est le seul moyen
qui régit les rapports mutuels et normatifs entre les sujets, peut-on
penser au rapport « sujet - objet » pour une reconnaissance plus
pragmatique ? Sans doute, c'est la même question que Voirol se pose en
ces termes : « Sans objet, comment le sujet peut-il prendre conscience de
la consistance de son agir dans le monde et de l'agir que les partenaires
déploient suite à son propre agir objectivé270
» ?
IV.1. La reconnaissance interobjective
La question du rapport entre le sujet et l'objet n'est pas
nouveau dans le champ de la réflexion sur la reconnaissance ni
même dans le projet intellectuel d'Axel Honneth. Cependant, ce dernier a
mis plutôt un accent sur la dimension morale, normative et perceptive des
rapports humains ou sociaux au détriment de leur
matérialité. Pour Voirol, cela n'est pas surprenant si Honneth
s'inscrit dans le prolongement du « paradigme » de la communication
développé par Jürgen Habermas dont l'intérêt
pour la moralité des processus langagiers de l'entente intersubjective
est proportionnel à son désintérêt pour les
questions relatives à la matérialité des rapports
sociaux271. La théorie de lutte pour la reconnaissance
mutuelle tire sa source dans « l'intersubjectivité habermasienne
» en intégrant à en son sein l'aspect de
conflictualité. Si cette théorie reste exclusivement normative,
Voirol voit en elle un « déficit dont une des manifestations est,
entre autres, la discussion interminable sur le statut du culturel et du
matériel
268 Voirol, O., « La lutte pour l'interobjectivation.
Remarques sur l'objet et la reconnaissance », in Estelle Ferrarese,
(sous la dir.), Qu'est-ce que lutter pour la reconnaissance ? Lormont,
Ed. Le Bord de l'Eau (Diagnostics), 2013, p. 165-183.
269 Ibid., L'idée est reprise par Voirol dans son
article cité ci-dessus. On peut aussi bien se référer
à la note de bas de page citée par Voirol : « Pour une
discussion sur ce point, voir Axel Honneth, La société du
mépris, op.cit. ; sur le rapport à Mead et l'effacement de
la matérialité, voir également J.P. Deranty, « The
Loss of Nature in Axel Honneth's Social Philosophy », Critical Horizons,
vol. 6, n° 1, 2005, p. 153-181.
270 Voirol, O., « La lutte pour l'interobjectivation.
Remarques sur l'objet et la reconnaissance », in Estelle Ferrarese,
(sous la dir.), Qu'est-ce que lutter pour la reconnaissance ? op.cit.,
p. 165-183.
271 Ibid., p. 165-183.
CHARLES DIEUDONNÉ T 76
et les liens entre reconnaissance et redistribution au sein de
cette théorie »272. C'est la raison pour laquelle, il se
propose de réintroduire l'idée des objets dans son champ de
réflexion et de redonner une place de choix à la
matérialité dans les rapports de reconnaissance. Pour mener
à bien son projet, Voirol s'appuie sur Bruno Latour qui accorde un
rôle important aux objets à partir de son idée de
l'anthropologie symétrique radicale. Son objectif est de remettre en
question les différentes oppositions classiques qui existent dans la
philosophie et les sciences sociales, entre nature et culture, sujet et objet,
société moderne et société traditionnelle, vrai et
faux273pour mettre à jour son programme qui vise à
faire entrer les « non humains », le monde des objets et la nature
dans la sphère démocratique. Car, pour lui, il n'y a pas de
différence entre les sujets et les objets (ou les non humains) : «
Les objets sont des actants de plein droit peuplant le monde social au
même titre que les sujets humains »274. Latour ne voit
donc pas une certaine transcendance entre les humains et les non humains. Selon
lui, ce qui fait qu'une société existe, ce sont des objets, des
machines, des techniques et non pas les idées encore moins les symboles.
C'est pourquoi, « décrire l'association des choses ou
décrire l'association des humains est un seul et même travail
»275. C'est donc dans les objets que se tisse le lien
social.
Pour Voirol, Latour accorde un rôle majeur aux objets.
Pour ce faire, « il s'inscrit en faux contre une partie des sciences
sociales et de la philosophie sociale contemporaine dont l'intérêt
pour les objets et la matérialité est pour le moins timide. Il
ouvre la voie à une conception qui confère un statut premier
à la matérialité des pratiques sociales et offre une
alternative à une conception du social enfermée dans les seuls
rapports langagiers, les processus symboliques et les relations
intersubjectives »276. Avec Latour apparaît un changement
de paradigme où à travers les non humains se tissent des liens
sociaux entre les sujets, où la dimension de la
matérialité retrouve sa place. Ce qui ouvre un horizon nouveau
à la reconnaissance interobjective. Une reconnaissance est dite
interobjective si « le sujet parvient à développer un sens
positif de soi dans son activité en parvenant à multiplier ses
possibilités d'action et d'interaction avec son environnement
»277. Dès lors, on peut se demander : quel est l'apport
de l'interobjectivité dans la théorie de la reconnaissance ?
272 Fraser, N., cité par Voirol, « La lutte
pour l'interobjectivation. Remarques sur l'objet et la reconnaissance
», in Ferrarese, E., (sous la dir.), Qu'est-ce que lutter pour la
reconnaissance ? op.cit., p. 165-183.
273 Ibid., p. 165-183.
274 Ibid.
275 Latour, B., La science en action, cité par
Voirol « La lutte pour l'interobjectivation. Remarques sur l'objet et
la reconnaissance », in Ferrarese, E., (sous dir.), Qu'est-ce que
lutter pour la reconnaissance ? Lormont, Ed. Le Bord de l'Eau
(Diagnostics), p. 165-183.
276 Ibid., p. 165-183.
277 Ibid., p. 165-183.
CHARLES DIEUDONNÉ T 77
|
|