Reconnaissance et conflit au sein des presbyeriums:une lecture a partir de la lutte pour la reconnaissance d'Axel Honnethpar Charles Dieudonné TOMB TOMB Université de Lorraine-Metz - Master II en Sciences Humaines et Sociales, mention Théologie Catholique 2022 |
I.2.1. Reconnaissance comme liberté et attenteChez Hegel, la reconnaissance signifie « liberté » et « attente ». D'une part, elle est liberté parce que c'est lorsque je mets ma vie en danger que je prouve à autrui ma liberté. D'autre part, elle est attente, car je veux être reconnu par autrui. En réalité, ce modèle de lutte qui repose sur la liberté et sur l'attente n'est pas de type agonisant. Il s'agit là des « luttes d'honneur ». Car, les deux consciences de soi sont en scène et en quête de confiance, du respect ou de l'estime. Ce qui fait que chez Hegel, la reconnaissance est une valeur à valoriser par un effort à faire pour obtenir ce qu'on veut ou recherche. Il arrive donc que les prêtres fassent des expériences du déni de reconnaissance ou liées à des luttes d'honneur. Mais celles-ci peuvent changer de pan et devenir des luttes agonisantes. Dans la mesure où, des luttes d'honneur peuvent être source de blessure morale. Par conséquent, vecteur d'un affrontement entre deux consciences de soi, l'une sentant son honneur en jeu riposte pour défendre celui-ci. Au-delà de la reconnaissance comme liberté et attente, Hegel voit la reconnaissance comme une relation. I.2.2. La Reconnaissance comme une forme de relationL'expérience de travail est ce qui fonde toute relation de reconnaissance chez Hegel. D'après Guillaume Le Blanc, « le motif de reconnaissance est alors fixé à travers la lutte que se vouent le maître et le valet, interprétée comme lutte totale de deux consciences. Cette lutte pour la reconnaissance ne prend sens pour Hegel que parce que le référentiel anthropologique a été transformé : la définition de l'homme générique est désormais celle d'un être qui reconnaît et qui est reconnu. »30. Selon Le Blanc, la lutte pour la reconnaissance totale des deux consciences dans la philosophie hégélienne devient un événement entre le maître et le valet à partir de la nouvelle définition de l'homme générique. Car, d'un côté, il y a le reconnaissant et de l'autre, le reconnu. Hegel traduit lui-même cette réalité entre le reconnaissant et le reconnu dans la Phénoménologie de l'Esprit en ces termes : « L'homme est nécessairement reconnu et il est nécessairement reconnaissant. Cette nécessité est sa propre utilité, non pas celle de notre 30 Le Blanc, Guillaume., L'invisibilité sociale, Paris, PUF, 2009, p. 98-99. CHARLES DIEUDONNÉ T 21 pensée. En tant que reconnaissant, l'homme est lui-même le mouvement et ce mouvement supprime justement son état de nature ; il est acte de reconnaître »31. L'homme reconnaissant est en mouvement parce qu'il attend d'être lui-même reconnu par le reconnaissant. A ce moment, le reconnu devient le reconnaissant, le reconnaissant le reconnu d'où la nécessité de « l'acte de reconnaître » qui annihile le conflit ou la lutte. Si nous restons avec Le Blanc, il voit dans « la scène hégélienne » de la reconnaissance « une scène totale » qui met en jeu une nouvelle idée de l'homme que le droit a vocation à confirmer32. Ainsi, introduit-il [Hegel] la relation de reconnaissance dans le droit sans que celle-ci soit sa genèse. Pour lui, « le droit est la relation de la personne dans son comportement avec l'autre » d'une part, de l'autre, « cette relation est pour Hegel « la relation qui reconnaît »33. D'après Le Blanc : L'homme ne peut se saisir qu'en reconnaissant l'autre comme son égal, et cette reconnaissance qui est source de conflits est le contenu réel du droit. Si le maître et le valet entrent dans un processus de lutte pour la reconnaissance culminant dans une lutte à mort des consciences, idéalement, la reconnaissance peut être établie pacifiquement par le droit car le droit règle les rapports d'égalité entre les sujets qui désirent s'entendre mais peuvent, selon leurs intérêts propres, entrer en conflit34 Dans la relation de reconnaissance, le droit joue un rôle important parce qu'il préside au respect de l'ordre légal et intervient en cas de conflit entre les personnes pour établir l'ordre déchu. C'est dans l'égalité et le respect du droit que l'homme reconnaissant et le sujet reconnu s'accomplissent pleinement ou s'auto-réalisent. Toutefois, le droit n'est pas le seul ni le premier moyen qui concourt à l'effectivité de la reconnaissance. Il semble même être le dernier recours. A ce propos, le même auteur affirme : « Le droit fonctionne à la reconnaissance (même s'il ne se réduit pas à elle), mais la reconnaissance ne se cantonne pas au droit. [...] : la reconnaissance par le droit survient quand toutes les autres formes de reconnaissance ont échoué, soit parce qu'elles sont purement et simplement niées, soit parce qu'elles sont insuffisantes devant l'épreuve que traverse le sujet lésé »35. Si le droit apparaît comme un élément facilitateur qui favorise l'émergence de la reconnaissance mutuelle pour une bonne entente ou lorsqu'elle est mise entre parenthèses, il s'avère que, là où il est lésé, il y a aussi carence ou absence de 31 Ibid., p. 99. 32 Ibid. 33 Hegel, cité par Le Blanc, L'invisibilité sociale, op.cit., p. 99. 34 Le Blanc, G., L'invisibilité sociale, op.cit., p. 99. 35 Ibid., p. 101. CHARLES DIEUDONNÉ T 22 reconnaissance. C'est le cas dans certains presbyteriums où parfois quelques membres peuvent se sentir mal aimés, regardés de travers, sans considération ou privés de leurs droits. S'il est vrai que le droit est le dernier recours quand toutes les autres formes de reconnaissances ont échoué ou sont bloquées, comment Honneth a-t-il procédé à partir du modèle hégélien pour actualiser ou reconstruire la question de la reconnaissance intersubjective et mettre à jour la théorie critique de la lutte pour reconnaissance mutuelle ? I.3. Du modèle hégélien à
la théorie critique de lutte pour la reconnaissance mutuelle Pour reformuler la théorie de reconnaissance mutuelle de Hegel, Honneth part du pragmatisme de Mead qui rejoint le jeune Hegel dans le principe selon lequel : « La reproduction de la vie sociale s'accomplit sous l'impératif d'une reconnaissance réciproque, parce que les sujets ne peuvent parvenir à une relation pratique avec eux-mêmes que s'ils apprennent à se comprendre à partir de la perspective normative de leurs partenaires d'interaction, qui leur adressent un certain nombre d'exigences sociales. »36. C'est la raison pour laquelle, il se réfère à la philosophie hégélienne et s'intéresse particulièrement à une partie de ses écrits de jeunesse appelée la période « d'Iéna » où parut pour la première fois « le thème hégélien de la reconnaissance ». Hegel a eu le mérite de reprendre le modèle de la « lutte sociale » introduit par Machiavel et Hobbes dès le début de la philosophie sociale et politique moderne pour lui donner une autre connotation théorique, celle de comprendre « les conflits humains non pas à des motifs de conservation individuelle, mais à des mobiles moraux »37. Pour Honneth, Hegel a su recentrer le modèle « de la lutte sociale » par une synthèse du modèle hobbesien fondé sur « la lutte originelle de tous contre tous » et le modèle fichtéen qui consiste à une action réciproque entre les individus sur laquelle se fonde la relation juridique38. La lutte pour la reconnaissance ne saurait donc être une lutte pour la survie ou pour « l'auto-préservation individuelle » mais plutôt elle s'inscrit dans l'ordre moral et intersubjectif, et s'oppose à l'ontologie individualisée pour s'ouvrir à la relation sans laquelle le sujet de l'action ne peut pas être reconnu ni être confirmé par les autres comme un sujet moral. Par conséquent, il est impossible de développer un rapport positif à soi-même alors que « le fait de reconnaître autrui tout en étant reconnu par lui apparaît comme l'indispensable condition pour que s'instaure un rapport véritablement libre à soi-même et à l'autre »39. Toutefois, Selon Honneth, la 36 Honneth, A., La Lutte pour la reconnaissance, op.cit., p. 157. 37 Ibid. 38 Ibid., p. 32. 39 Carré, Louis, Axel Honneth. Le droit de la reconnaissance, p. 39. CHARLES DIEUDONNÉ T 23 reconnaissance constitue la force morale qui alimente l'évolution et le progrès de la société humaine40. C'est pourquoi, Hegel, partant de sa prémisse intersubjective pose l'existence de différentes formes de reconnaissance réciproque. Celles-ci se distinguent entre elles en fonction du degré d'autonomie qu'elles apportent au sujet par le biais des sphères ci-dessous : l'amour, le droit et l'éthicité. Des trois sphères naissent le triptyque de la théorie reconnaissance selon Honneth avec ses trois formes de reconnaissance : la reconnaissance amoureuse, juridique et culturelle. Par ailleurs, c'est dans le phénomène de la conflictualité que l'individu se réalise et prend conscience de son autonomie et de sa dépendance par le biais de son vis-à-vis ou de ses partenaires d'interaction comme c'est le cas entre la mère et l'enfant dans la reconnaissance amoureuse ou affective. II. Les différentes formes de reconnaissance II.1. La reconnaissance amoureuse La première forme de reconnaissance est basée sur la relation d'amour : « En s'appuyant sur les travaux du psychanalyste Donald Winnicott, Honneth prétend qu'une première expérience de reconnaissance se joue dans les relations affectives que nous tissons très tôt avec les personnes de notre entourage de plus proche [..], et s'étend aux liens érotiques et amicaux que contractent les sujets tout au long de leur vie. De manière générale, elle est véhiculée par les affectifs puissants entre un nombre restreint de personnes »41. C'est à ce stade que les sujets se « confirment mutuellement dans leurs besoins concrets comme des nécessiteux »42 . Il s'appuie sur la théorie de la relation d'objet pour comprendre le processus de séparation entre l'enfant et le parent qui est le premier degré de la reconnaissance réciproque. Dans le déploiement de ce processus, dans un premier temps, il y a une unité primitive entre le nourrisson et la personne de référence aussi bien qu'une dépendance de l'enfant. Au second stade marqué par « l'équilibre précaire entre autonomie et dépendance »43, l'enfant se démarque petit à petit de sa mère et il acquiert grâce à l'expérience intersubjective la sécurité émotionnelle qu'est « la confiance en soi » tout en la reconnaissant comme l'objet de droit, ce qui lui permet d'avoir son autonomie. En effet, d'après Winnicott, la première étape dans ce processus de 40 Honneth, A., La Lutte pour la reconnaissance, op.cit., p. 240. 41 Ibid., p. 42 Honneth, A., La lutte pour la reconnaissance, op.cit., p. 162. 43 Ibid. CHARLES DIEUDONNÉ T 24 reconnaissance est le « maintien » entre la symbiose avec la mère qui marque la sécurité et l'affirmation individuelle de soi, porteur de l'autonomie. A ce niveau, l'enfant dépend totalement de son partenaire d'interaction qui lui octroie une assistance continuelle dans les premiers mois de son existence44 au point où il est « incapable de distinguer en termes cognitifs entre son entourage et lui-même »45. La seconde étape est celle de « dépendance relative ». A ce stade, l'unité symbiotique est réfractée par l'individuation respective des partenaires. Ce qui donne lieu à une acceptation cognitive de l'indépendance dans l'optique d'une confiance affective dans la permanence de l'attachement réciproque des deux partenaires46. Par ailleurs, si le sujet aimé n'intègre pas la réalité selon laquelle même après avoir acquis son autonomie vis-à-vis de son partenaire d'interaction, il reste dépendant de celui-ci, alors le sujet aimant ne saurait à son tour lui reconnaître « son nouveau statut ». C'est la raison pour laquelle, la relation d'amour mérite d'être reconnu dans un double processus par lequel « on affranchit et, simultanément, on lie émotionnellement l'autre personne »47. En effet, la relation d'amour se limite dans un cadre restreint qui n'est pas étendue à volonté au-delà de l'entourage immédiat. Cependant, l'amour ne se réduit pas en un acte sexuel. Il doit se comprendre « comme un être soi-même dans un étranger »48. C'est-à-dire que « les relations affectives primaires supposent un équilibre précaire entre autonomie et dépendance »49. Bien qu'il soit limité dans un cadre d'interaction, l'amour couvre le modèle des rapports érotiques, amicaux ou familiaux. C'est à ce premier modèle de la reconnaissance intersubjective que « les sujets s'y confirment mutuellement dans leurs besoins concrets, donc comme des êtres nécessiteux »50. La dernière étape de la relation d'amour comme mode de reconnaissance est la « capacité à être seul ». Après la rupture du lien symbiotique avec sa mère, l'enfant veut se rassurer que celle-ci continuera à s'occuper de lui comme avant. Dès cet instant, l'enfant est en sécurité et il peut également être en tranquillité avec lui-même. Par l'expérience intersubjective, l'amour ouvre l'individu à une certaine sécurité émotionnelle qu'est la confiance en soi. Ce qui fait que quand l'enfant « est sûr de l'amour maternel, il acquiert une confiance en lui-même qui 44 Ibid., p. 169. 45 Ibidem. 46 Ibid., p. 182. 47 Ibidem. 48 Hegel, G.W.F., System der Sittlichkeit, cité par Honneth, A., p. 162. 49 Honneth, A., La Lutte pour la reconnaissance, op.cit., p. 162. 50 Ibid. CHARLES DIEUDONNÉ T 25 lui permet de rester seul sans inquiétude »51. En outre, « la capacité d'être seul » est la condition nécessaire de toute créativité, infantile ou adulte. Toutefois, la capacité d'être seul augure et garantit la possibilité d'une bonne relation communicationnelle. Car : Tout lien affectif fort ouvre à chacune des personnes impliquées la possibilité d'instaurer un rapport détendu à soi-même, dans l'oubli de la situation particulière où elle se trouve, comme le fait le nourrisson quand il est sûr de l'affection de sa mère. Il faudrait alors voir dans la relation réussie un schéma d'interaction, dont la réitération au niveau de la vie adulte atteste le bon établissement de liens affectifs avec d'autres personnes52. De cette affirmation, il en découle que l'interaction symbiotique entre la mère et l'enfant joue un rôle important dans la structure communicationnelle de l'amour comme mode de reconnaissance réciproque. Comme le nourrisson qui a confiance à sa mère par le lien d'affection ainsi s'établit un rapport intersubjectif entre des personnes qui ont aussi un lien affectif fort ou poussé. Ce qui fait que celles-ci peuvent « se rejoindre dans une conservation à coeur ouvert, ou en s'abandonnant au simple plaisir d'être ensemble (...). La personne aimée, étant assurée de notre affection, trouve la force de se retirer tranquillement en elle-même et de s'ouvrir à elle-même, et c'est seulement par là qu'elle devient un sujet autonome, avec lequel l'être-un peut désormais être vécu comme une intégration réciproque. »53. Pour qu'un sujet participe de manière autonome à la vie publique, il a besoin de la confiance en soi « pour contribuer, au même titre que les autres membres de la communauté, à la formation politique »54 II.2. La reconnaissance juridique La seconde forme de la reconnaissance mutuelle trouve son fondement sur la relation juridique. Celle-ci est la forme intermédiaire entre la reconnaissance affective et la reconnaissance culturelle. Le droit intervient là où la relation d'amour s'arrête. Cependant, « les modèles de reconnaissance juridique pénètrent dans la sphère interne des relations primaires, parce que l'individu doit être protégé contre le danger d'une violence physique dont la possibilité est structurellement inscrite dans l'équilibre précaire de tout lien émotionnel »55. 51 Ibid., p. 177. 52 Ibid., p. 177-178. 53 Ibid., p. 179. 54 Ibid., p. 69. 55 Honneth, A., La Lutte pour la reconnaissance, op.cit., p. 297. CHARLES DIEUDONNÉ T 26 C'est grâce à la relation juridique que nous pouvons nous comprendre comme porteurs de droits : « si nous avons en même temps connaissance des obligations normatives auxquelles nous sommes tenus à l'égard d'autrui »56. En tant que porteur de droit, nous devons connaître et reconnaître que les autres sont aussi porteurs de droits. Comme ils ont des obligations vis-à-vis de nous, nous avons aussi les devoirs vis-à-vis d'eux qui sont leurs droits. Pour Honneth, la reconnaissance juridique ne désigne tout d'abord que la relation dans laquelle l'alter et l'ego se respectent réciproquement comme des sujets de droits. C'est pourquoi, pour : Se reconnaître mutuellement comme des personnes juridiques, aujourd'hui, cela implique plus de choses qu'au moment où est né le droit moderne : le sujet, quand il se trouve reconnu juridiquement, n'est plus seulement respecté dans sa faculté abstraite d'obéir à des normes morales, mais aussi dans la qualité concrète qui lui assure le niveau de vie sans lequel il ne pourrait exercer cette première capacité57. En effet, c'est en qualité de membre de la communauté que le sujet est reconnu porteur du droit et peut s'attendre à voir certaines de ses exigences satisfaites. A l'aide de ses droits légaux, l'être humain prend conscience qu'il peut se respecter lui-même, parce qu'il mérite le respect des autres sujets. Il s'effectue un passage de la considération cognitive à la reconnaissance morale depuis Kant. Ce qui fait de chaque individu une personne et appelé d'agir envers lui selon ce à quoi nous sommes moralement tenus par les qualités inhérentes à la personne humaine58. En clair, le respect de soi ou la faculté positive à soi est à la relation juridique ce que la confiance en soi est à l'amour. Par ailleurs, les mêmes droits octroient à l'individu « la capacité de se prononcer d'une manière rationnelle et autonome sur des questions morales »59. Ce faisant, les sujets se reconnaissent moralement responsables. Toutefois, le système juridique doit être perçu comme « l'expression des intérêts universalistes de tous les membres de la société » où il n'existe ni exception ni privilège mais plutôt un principe d'égalité60. Les presbyteriums ne doivent guère négliger ce principe d'égalité. L'égalité implique la reconnaissance de l'autre comme également une personne digne de respect. Dans 56 Ibid., p. 183. 57 Ibid., p. 200. 58 Ibid., p. 191. 59 Ibid., p. 194. 60 Ibid. CHARLES DIEUDONNÉ T 27 la mesure où : « Le respect n'est alors rien d'autre que la reformulation morale, c'est-à-dire la reformalisation, de l'égalité première donnée dans le commerce des égaux. » 61. En sus, l'égalité va de pair avec l'idée du droit. Ceci a pour conséquence que, non seulement le principe d'égalité admet l'enrichissement progressif du statut juridique mais donne son extension à un plus grand nombre d'individus62. Il y a alors un rapport de nécessité entre le droit et la reconnaissance, entre l'homme et la reconnaissance. Ce qui donne lieu au droit de la reconnaissance. Le droit de la reconnaissance, selon Louis Carré est « une manifestation à la fois subjective et objective de la liberté humaine, revient à poser un droit fondamental, accordé en principe à chacun des membres de la société, de mener une vie éthique réussie au sein des institutions »63. Dès lors, l'homme est un être reconnu et reconnaissant. Ce qui fait qu'il « ne peut se saisir qu'en reconnaissant l'autre comme son égal, et cette reconnaissance qui est source de conflits est le contenu réel du droit »64. Par ailleurs, « reconnaissance, affirmation de l'égalité et valeur du droit forment ainsi la trame moderne de la nouvelle définition de l'homme. Exister comme humain, c'est être confirmé, par un biais ou par un autre, pour une procédure de reconnaissance qui met en jeu une communauté de sujets dont la valeur est préservée par le droit. »65. Somme toute, c'est « l'expérience de la reconnaissance juridique [qui] permet au sujet de se considérer comme une personne qui partage avec tous les autres membres de sa communauté les caractères qui la rendent capable de participer à la formation d'une volonté discursive »66. Selon Le Blanc, le droit est ce qui « règle les rapports d'égalité entre des sujets qui désirent s'entendre mais peuvent, selon leurs intérêts propres, entrer en conflit. »67. Dès lors, le droit s'appert donc comme une arme pour la résolution des conflits dans les presbyteriums parce qu'il vient pour dire et légitimer le respect de soi et celui d'autrui. Mais le droit vient aussi pour prôner l'égalité entre les partenaires d'interaction : évêques et prêtres, curés et vicaires...C'est ce qui universalise la relation juridique de telle manière qu'un nombre croissant de groupes ou de personnes exclues ou défavorisées se voient reconnus les mêmes droits que les autres membres de la société68. Il est bien difficile de vivre dans une société 61 Le Blanc, G., L'invisibilité sociale, op.cit., p. 86. 62 Ibid., p. 200. 63 Carré, L., Axel Honneth. Le droit de la reconnaissance, op.cit., p. 117. 64 Le Blanc, G., L'invisibilité sociale, op.cit., p. 99. 65 Ibid. 66 Ibid., p. 204-205. 67 Le Blanc, G., L'invisibilité sociale, op.cit., p.99. 68 Ibid., p. 201. CHARLES DIEUDONNÉ T 28 comme dans un presbyterium « sans droits individuels ». Il s'agit là de la sphère des droits fondamentaux tels que les droits civils qui assurent aux individus la protection de leur liberté, de leur vie et de leur propriété contre les empiètements illégitimes69. A côté de cela, il y a les droits politiques qui garantissent la participation aux processus de formation de la volonté publique ou « au suffrage universel »70. Enfin, il apparaît la gamme des droits sociaux qui assurent à chaque individu une part équitable dans la distribution des biens élémentaires71 d'où la distinction faite par Louis Carré des biens fondamentaux en matière de santé, d'éducation et de travail72. Si dans les presbyteriums, quelques membres font face à certains dénis comme le problème du droit à la juste rémunération, à la pension vieillesse, à la digne couverture sanitaire alors qu'une partie est dignement traitée et nantie de tous ces droits, ceux qui sont dans le manque ne peuvent avoir aucune chance d'acquérir le respect d'eux-mêmes73 ni « de garder la tête haute » et encore moins « de regarder les autres dans les yeux et de se sentir fondamentalement égal de tous »74. Alors que se considérer détenteur de droits, « c'est développer un sentiment de fierté légitime » et avoir un minimum de respect pour soi-même. Si les droits fondamentaux individuels ne sont pas respectés, la personne n'a pas de considération. Pourtant, respecter les personnes c'est respecter leurs droits. Pour Paul Ricoeur, la reconnaissance juridique renvoie à la norme et à autrui. Cela implique la réciprocité dans la reconnaissance en droit. A partir de la norme, Ricoeur définit la reconnaissance comme le fait de « tenir pour valable », « faire aveu de validité » ; s'agissant de la personne, « reconnaître c'est identifier chaque personne en tant que libre et égale à toute autre »75. Aussi mentionne-t-il : « La reconnaissance au sens juridique ajoute ainsi à la reconnaissance de soi en termes de capacité (selon les analyses de notre deuxième étude) les capacités nouvelles issues de la conjonction entre la validité universelle de la norme et la singularité des personnes »76. Pour lui, l'enjeu est la mise en relief de cet ensemble : « l'élargissement » de la sphère des droits reconnus aux personnes et « l'enrichissement » des capacités individuelles77. Si les droits liés à la reconnaissance de la personne humaine lui sont 69 Honneth, A., La Lutte pour la reconnaissance, op.cit., p. 195. 70 Ibid., p. 195. 71 Ibid., p.195. 72 Carré L., Axel Honneth. Le droit de la reconnaissance, op.cit., p. 49. 73 Honneth, A., La Lutte pour la reconnaissance, op.cit., p.203. 74 Ibid. 75 Ricoeur, P., Parcours de la reconnaissance. Trois études, Paris, Gallimard (folio essais), 2004, p. 309. 76 Ibid. 77 Ibid., pp. 309-310. CHARLES DIEUDONNÉ T 29 enlevés ou refusés, cela signifie qu'on ne lui reconnaît plus ou pas le même degré de responsabilité morale qu'au reste des membres de la société. Dans ce cas, elle se voit exclue, privée de ses droits au point de perdre son intégrité sociale. Sans ce déploiement moral, le sujet ne peut vraiment s'accomplir. Il a plutôt tendance à se faire reconnaître ou valoir aux yeux d'autrui à travers la lutte. Si la lutte pour la reconnaissance est un processus ancré dans le développement des êtres humains par « la reconnaissance de soi par soi » d'après Honneth, celle-ci passe par les différentes relations de reconnaissance : de l'amour et de l'amitié comme relations primaires et élémentaires à la sphère du droit qui cherche l'égale reconnaissance par le respect moral pour aboutir enfin à la réalisation de soi par le biais de la reconnaissance culturelle qui prône l'estime de soi. II.3. La reconnaissance « de la communauté de valeurs »78 ou culturelle. La troisième forme de la reconnaissance mutuelle porte sur l'estime sociale. Pour une relation ininterrompue entre les sujets humains, « [ils] n'ont pas seulement besoin de faire l'expérience d'un attachement d'ordre affectif et d'une reconnaissance juridique, ils doivent aussi jouir d'une estime sociale qui leur permet de se rapporter positivement à leurs qualités et à leurs capacités concrètes »79. Cette dernière forme de reconnaissance vise les qualités particulières qui caractérisent les hommes dans leurs spécificités personnelles alors que la reconnaissance juridique porte sur des caractères distinctifs des sujets humains d'une manière universelle. En réalité, « une personne ne peut se juger « estimable » que si elle se sent reconnue dans les prestations qui ne pourraient être aussi bien assurées par d'autres »80. En effet, ce qui est estimé, c'est-à-dire ce qui est reconnu dans cette sphère, ce sont les capacités et les qualités singulières des individus. Mais également, c'est le fait que chaque membre se sait apprécié par tous les autres81. Il s'agit là de la solidarité qui est « une sorte de relation d'interaction dans laquelle les sujets s'intéressent à l'itinéraire personnel de leur vis-à-vis, parce qu'ils ont établi 78 Honneth, A., La Lutte pour la reconnaissance, op.cit., p. 192. C'est Honneth qui donne à la troisième forme de la reconnaissance mutuelle le nom de « la reconnaissance de la communauté de valeurs », p. 192. Cette appellation nous semble judicieuse dans la mesure où ce degré de reconnaissance englobe les autres formes et vise à valoriser les qualités et les capacités particulières des personnes dans leur spécificité. 79 Ibid., p. 206. 80 Ibid., p. 212. 81 Ibid., p. 218. CHARLES DIEUDONNÉ T 30 entre eux des liens d'estime symétrique »82. Toutefois, la solidarité est donc conditionnée par des relations d'estime symétrique entre des sujets individualisés et autonomes. Pour ce faire, « s'estimer », c'est « s'envisager réciproquement à la lumière des valeurs ». C'est ce qui donne aux qualités et aux capacités de l'autre un rôle significatif dans la pratique commune. L'horizon de « valeurs » reste la référence pour apprécier des caractères individuels, parce que la « valeur » sociale des sujets humains « se mesure à la contribution qu'ils semblent pouvoir apporter à la réalisation des fins poursuivies par la société »83. Dans la mesure où, l'estime sociale se différencie du respect moral par « le fait qu'il ne s'agit pas dans ce cas d'appliquer empiriquement des normes universelles, intuitivement connues, mais d'évaluer d'une manière graduée des qualités et des capacités concrètes »84. A ce niveau, on peut parler d'une échelle de valeurs : du moins au plus ou du pire au meilleur. Avec la solidarité s'augure « un horizon dans lequel la concurrence individuelle pour l'estime sociale peut se dérouler sans souffrance, c'est-à-dire sans soumettre les sujets à l'expérience du mépris »85. Car, les sujets sont appelés à vivre les relations de sympathie et à regarder vers la même direction à cause de la réalisation de leurs fins communes. En outre, la reconnaissance culturelle apporte à l'individu le « sentiment de sa propre valeur » appelé l'estime de soi. L'estime de soi repose sur les qualités particulières par lesquelles les hommes se caractérisent dans leurs spécificités personnelles. C'est à la société qu'il revient la fonction d'évaluer et d'apprécier les critères sur lesquels se fonde l'estime sociale des personnes, dont les capacités et les prestations sont jugées intersubjectivement en fonction de leur aptitude à concrétiser les valeurs culturellement définies de la collectivité à partir de l'idée culturelle86. La relation de reconnaissance culturelle renvoie aussi à l'existence d'une organisation sociale dont la finalité commune est de réunir les individus dans une communauté de valeurs. Si nous nous référons à notre définition initiale du terme presbyterium selon laquelle, c'est l'ensemble des prêtres d'un diocèse réuni autour de leur évêque, il apparaît clairement que l'autoréalisation pour une vie bonne et réussie au sein d'un presbyterium se construit et se 82 Ibid., Ici, la notion de solidarité se rapporte à celle de « symétrique ». Pour Honneth, « symétrique » signifie que chaque sujet reçoit, hors de toute classification collective, la possibilité de se percevoir dans ses qualités et ses capacités comme un élément précieux de la société. (Voir chapitre V, p. 220-221) 83 Ibid., p. 208. 84 Ibid., p. 192. 85 Ibid., p. 221. 86 Ibid., p. 208. CHARLES DIEUDONNÉ T 31 développe à la lumière de la reconnaissance affective à la reconnaissance culturelle en passant par la reconnaissance juridique. La reconnaissance culturelle offre aux différents membres d'un presbyterium la possibilité de reconnaître leurs qualités et capacités individuelles mais aussi celles des autres. Une telle reconnaissance suscite l'horizon de valeurs et crée au sein du presbyterium « l'estime symétrique » en tant que valeur axiologique précieuse qui favorise la plus grande symétrie ainsi que de l'harmonie dans les rapports mutuels. Et à ce moment, l'estime de soi devient une valeur dans « la communauté des valeurs » que doit être le presbyterium en quête d'une reconnaissance authentique. Si chaque membre du presbyterium se sait estimé ou reconnu par ses prestations, l'esprit de concurrence entre les membres s'estompe et les valeurs sociales protégées parce qu'endossées par l'estime sociale. Car, l'expérience de l'estime sociale va toujours de pair avec le sentiment de confiance quant aux prestations qu'on assure ou aux capacités et qualités qu'on possède. Par ailleurs, l'estime sociale a pour objet les fins éthiques déterminées par chaque société. Ce qui fait que le niveau d'appréciation des individus dépend des valeurs admises par la société dont on appartient : les valeurs éthiques recherchées par les individus dans la société en général et au sein des presbyteriums en particulier ne sont pas péremptoirement les mêmes. Toutefois, « les qualités sur lesquelles se fonde l'appréciation sociale d'une personne ne sont donc pas celles d'un sujet considéré dans sa vie individuelle, mais celles d'un état situé dans une typologie culturelle »87. C'est en effet la valeur de « cet état » qui concourt à la réalisation des fins de la société à travers la contribution collective socialement définie. Ce faisant, c'est au sein d'un même état que les sujets peuvent s'estimer mutuellement et véritablement comme des personnes. Dans la mesure où ils jouissent des qualités et des capacités communes sur l'échelle des valeurs sociales d'un degré de considération88. En effet, les capacités développées par chacun commandent au cours de son histoire personnelle l'estime sociale. Cela a pour conséquence, l'individualisation des prestations que les valeurs sociales ouvrent aux différents modes de réalisation de soi de la personne humaine. Mais entre les états, les relations d'estime sont hiérarchisées. Ce qui permet aux membres de la société d'apprécier chez les représentants d'autres états des qualités et des capacités qui contribuent à la réalisation des valeurs communes. Par ailleurs, il y a une sorte de coopération, de liaison ou d'interdépendance entre l'estime de soi et l'estime sociale dans cette dernière forme de reconnaissance qu'est « la 87 Ibid., p. 201. 88 Ibid. CHARLES DIEUDONNÉ T 32 communauté des valeurs ». Le Blanc voit dans ce rapport une « codépendance ». Dans la mesure où celle-ci tire son origine de l'analyse de Taylor que complète celle d'Honneth. Pour lui, « La codépendance » dont il est question ici accorde une place de choix « aux procédures de reconnaissance de soi par autrui qui s'exercent dans les différentes formes de la vie sociale »89. Ce qui fait que la société des individus n'a de droit d'être que parce qu'elle est une société de reconnaissance dont l'idée d'une réalisation de soi, trouve sa limite dans l'expérience des dépendances sociales90. Toutefois, la reconnaissance apparaît comme une épreuve, sociale et morale. Ainsi, « l'estime sociale, étant une part essentielle de l'estime de soi, implique une vie relationnelle »91 Au-delà de l'appréciation à leur juste valeur des qualités et capacités individuelles, Honneth s'aperçoit que le contexte des sociétés modernes est marqué par un « pluralisme axiologique », lequel « la communauté des valeurs » se prête à « un conflit culturel chronique »92. Par le fait que ces « sociétés modernes sont traversées par des conflits portant sur les valeurs à partir desquelles les contributions de chacun sont soumises à évaluation »93 : la lutte autour des salaires et des rémunérations professionnelles sont des cas de figures de ce genre de conflits toujours latents sur ce qui doit compter comme contribution individuelle significative à une communauté de valeurs : l'homme de la reconnaissance ne peut alors être l'homme intérieur qu'il cherche à être que pour autant qu'il est un homme extérieur, confirmé par les autres94. Au terme de ce chapitre qui constitue la clé de voûte de notre réflexion sur la thématique de la reconnaissance mutuelle chez Axel Honneth, nous avons abordé cette question en deux temps. Dans un premier temps, nous avons suivi pas à pas les précurseurs de ce débat qui sont Hegel et Honneth pour comprendre l'idée de la lutte pour la reconnaissance. Ceci nous a permis d'apprendre que Hegel a eu l'intuition de développer une philosophie de la lutte pour la reconnaissance réciproque en réaction contre la philosophie anti-aristotélicienne des modernes, celle de la lutte pour l'existence, la survie ou « l'auto-préservation » représentée par Hobbes et Machiavel pour lui donner une formulation qui permet de rapporter les conflits humains à des mobiles moraux. Sans doute, c'est la raison pour laquelle, Hegel considère la lutte comme un 89 Le Blanc, G., L'invisibilité sociale, op.cit., p. 110-111. 90 Ibid., p. 111. 91 Ibid. 92 Honneth, A., cité par Louis Carré, Axel Honneth. Le droit de la reconnaissance, op.cit., p. 50. 93 Ibid. 94 Ibid., p. 50-51. CHARLES DIEUDONNÉ T 33 moyen moral qui consiste de passer d'un stade primitif à un stade plus avancé. A la suite de Hegel, Honneth donne une nouvelle impulsion à l'idée de lutte pour la reconnaissance à partir de l'analyse faite sur l'évolution des sociétés modernes grâce à l'apport de la psychologie sociale, de la psychanalyse et de la sociologie. Ce faisant, il donne à la notion de la lutte de reconnaissance un fondement « à teneur normative » et interprète les conflits humains ou moraux dans la perspective d'une demande de reconnaissance. Par le fait que « des sujets ne se réalisent pleinement qu'en bénéficiant de la reconnaissance des multiples facettes - affective, juridique, sociale- de leur « dignité » morale »95, c'est pourquoi, au second moment, nous identifié et analysé trois formes de relations de reconnaissance réciproques qui se rapportent aux différents types de rapports positifs que les sujets peuvent entretenir avec eux-mêmes. D'abord, la reconnaissance amoureuse comme son nom l'indique, elle est basée sur l'expérience de l'amour qui donne accès à la confiance en soi ou à la singularité. Ensuite, la reconnaissance juridique qui ouvre la voie au respect de soi ou à l'universalité. Enfin, la reconnaissance culturelle, développe la solidarité entre les sujets ou entre les groupes et consolide l'estime de soi ou alors la particularité. A travers ces différentes formes de relations de reconnaissance, « les individus peuvent à chaque fois se savoir confirmés dans l'une et l'autre des dimensions de leur autoréalisation »96. Cependant, Honneth a eu le mérite à son tour de relever que dans la vie courante les modalités de reconnaissance vont de pairs avec des situations d'offense, d'humiliation et même d'injustice d'où le déni de reconnaissance. Pour légitimer ce mérite, Paul Ricoeur affirme : « Honneth fait correspondre à ces trois modèles mi-spéculatifs, mi-empiriques, trois figures du déni de reconnaissance susceptibles de fournir sur le mode négatif une motivation morale aux luttes sociales (...). Cette mise en parallèle constitue selon moi la contribution la plus importante de l'ouvrage de Honneth à la théorie de la reconnaissance dans sa phase post-hégélienne, les modèles de reconnaissance fournissant la structure spéculative, tandis que les sentiments négatifs confèrent à la lutte sa chair et son coeur »97. C'est cette assertion qui nous introduit au second chapitre qui traitera de la question des figures du mépris ou dénis de reconnaissance comme causes de l'absence de la reconnaissance mutuelle et authentique dans les presbyteriums. 95 Ibid., p. 25. 96 Honneth, A., La société du mépris. Vers une nouvelle théorique critique, op.cit., p. 20. 97 RICOEUR, P., Parcours de la reconnaissance. Trois études, op.cit., pp. 295-296. CHARLES DIEUDONNÉ T 34 CHAPITRE II : LES FIGURES DU MEPRIS OU DENIS DE RECONNAISSANCE COMME CAUSES DES CONFLITS AU SEIN DES PRESBYTERIUMS Si « la reconnaissance » est la limitation du désir égocentrique de chacun au profit de l'Autre »98, l'homme pour se réaliser pleinement dans sa sphère sociale a toujours besoin de « se voir confirmer dans l'autre ». C'est ce qui fait de l'homme un véritable sujet moral et porteur de valeur. Cependant, il peut lui arriver de faire l'expérience de la négation ou du manque de la reconnaissance ou alors se voir dans « l'incapacité de pouvoir agir par soi-même, de telle sorte que la vie qui est vécue est éprouvée comme une vie inhumaine »99et devenir comme une épreuve qui touche le sujet dans son rapport avec soi-même et avec le monde. Toutefois « être défait de ses capacités humaines, notamment des capacités à agir et à dire quelque chose de soi, c'est se sentir amoindri dans sa vie d'humain »100et parfois se considérer vraiment comme un être spolié. De telles expériences négatives qui portent atteinte à l'intégrité physique, sociale et à la dignité des personnes humaines s'appellent habituellement « mépris » ou « offense ». Cela renvoie à des formes plus ou moins graves d'agression psychique, à l'abaissement manifeste d'une personne privée de ses droits fondamentaux et à l'humiliation subtile qui est infligée à un sujet, quand il est fait publiquement allusion à ses échecs, il existe une différence catégoriale que l'on risque de gommer si on les regroupe sous une même dénomination101. Pour Honneth, il existe trois catégories de figures du mépris qui constituent selon nous les principales causes de la dévalorisation de la personne humaine dans sa « dignité » et son « intégrité », dans notre contexte, il s'agit de la déshumanisation des membres des presbyteriums. La première catégorie est la figure du mépris liée à la violence physique. Ce type de figure du mépris est considéré « comme la forme la plus fondamentale d'avilissement 98 Honneth, A., Ce que social veut dire. Le déchirement du social (I), trad. française par Pierre Rusch, Paris, NRF essais-Gallimard, 2013, p. 107. 99 Le Blanc, G., L'invisibilité sociale, op.cit., p.59. 100 Ibid. 101 Honneth, A., La Lutte pour la reconnaissance, op.cit., p. 224. CHARLES DIEUDONNÉ T 35 de l'être humain »102. Car, il prive l'être humain de son autonomie et détruit sa confiance élémentaire dans son milieu de vie. En effet, le rapport positif de cette forme de mépris est l'attention affective des relations primaires103. La seconde catégorie est la figure du mépris qui se rapporte à la privation des droits et à l'exclusion sociale. Selon Honneth, à ce niveau, il est question « du rabaissement d'un être humain auquel est refusé, à l'intérieur de sa communauté, la pleine responsabilité morale concédée en droit à cette personne juridique »104. Le côté positif de cette forme de mépris est le fait de se reconnaître ou de « se comprendre comme un détenteur de droits aussi légitime » comme les autres membres de la communauté. La dernière catégorie du mépris est « la dépréciation de la valeur sociale ». Dans ce type de mépris, l'être humain vit dans le spectre de la dévalorisation et de la désapprobation jusqu'à la mésestime. A cette phase ultime, le rapport positif réside en la « forme de reconnaissance [qui] doit présupposer l'expérience vitale des charges partagées, elle comporte toujours, en plus du moment cognitif du savoir éthique, le moment affectif d'une participation solidaire »105. Lorsque les sujets éprouvent le manque de reconnaissance à travers l'expérience du mépris, ils sont poussés à s'engager dans la lutte pour la reconnaissance. En outre, dans son déploiement vers une nouvelle théorie critique, Honneth fait l'analyse de l'évolution des sociétés modernes, il s'en rend compte qu'une société peut bel et bien connaître ou subir les perturbations moins en raison de la violation des principes de justice qu'à cause d'une incapacité à assurer à ses membres « une vie bonne et réussie ». Dès lors, le présent chapitre est consacré à l'identification et à l'analyse des figures du mépris comme causes des conflits ou de l'absence de la reconnaissance au sein des presbyteriums. Il est vrai qu'il existe une multitude de formes du mépris. Cependant, nous les distinguerons à la suite d'Axel Honneth en fonction de la typologie des formes de reconnaissance parce que les formes du mépris doivent être différenciées selon qu'elles blessent ou détruisent tel ou tel degré de la relation à soi-même que l'individu développe dans l'échange intersubjectif106. Notre travail sera donc articulé sur quatre points. D'abord, le premier point portera sur la figure du mépris qui fait trait à l'intégrité physique, ensuite le second sur la figure du mépris en rapport avec l'exclusion ou la privation de certains droits, le troisième point 102 Honneth, A., « Reconnaissance et reproduction sociale », in Jean-Paul Payet et Alain Battegay (sous la dir.), La reconnaissance à l'épreuve. Explorations socio-anthropologiques, éd. Presses Universitaires de Septentrion, 2019 (2008), p. 45-58. Disponible [en ligne] sur : https : // books-openedition-org.bases-doc.univ-lorraine.fr /septentrion/38634/, consulté le 05 août 2023. 103 Ibid. 104 Ibid. 105 Ibid. 106 Ibid., p. 159. CHARLES DIEUDONNÉ T 36 traitera de la figure du mépris liée à l'atteinte à la dignité d'autrui. A cela s'ajoute un autre point spécifique relatif aux dénis de propriétés sociales. I. La figure du mépris de l'intégrité physique Avant de décrire la première figure du mépris, nous allons tenter de préciser succinctement le contenu de la notion du mépris. I.1. Définition du terme mépris Le concept du mépris utilisé dans le langage courant pour exprimer un sentiment négatif, de dédain, d'arrogance voire de dérision apparaît tout de même dans la théorie de lutte pour la reconnaissance chez Axel Honneth. Ce terme exprime la négation ou le manque de reconnaissance. Il désigne aussi le refus de se décentrer de soi vers l'autre qui est le propre de la reconnaissance. En effet, soumettre « autrui » au mépris signifie refuser l'acte de décentrement de soi. En réalité, ce concept renvoie à « l'idée selon laquelle « les sujets sont contraints de se comporter par rapport à la vie sociale en observateurs distanciés plutôt qu'en participants actifs, parce que tous les calculs qu'ils font au cours de ces actions et à propos de ce qu'ils pourraient obtenir les uns des autres exigent une position purement rationnelle et aussi exempte d'émotions que possible »107. Le mépris apparaît ici comme un acte de désoeuvrement et de passivité parce que le sujet d'action est obligé à se comporter comme un étranger devant ses propres actions, les autres et vis-à-vis du monde. C'est la raison pour laquelle, « le mépris désigne moins le processus de réduction unilatérale de l'être humain à une « chose » que l'oubli de la base relationnelle de la condition humaine, sans laquelle il n'est pas de vie humaine possible »108. Sans aucun rapport mutuel, le sujet d'action est considéré comme un simple objet de transaction, sous des formes simples ou complexes109. Ceci nous conduit aux différentes catégories de mépris énoncées par Axel Honneth. La première figure du mépris est la violence physique. Celle-ci porte atteinte à l'intégrité physique de la personne. Il s'agit là des formes de sévices par lesquelles le sujet est dans l'incapacité à disposer de son propre corps. C'est le genre le plus élémentaire de l'abaissement personnel. En effet, lorsqu'on essaie de se rendre maître du corps de l'autre contre sa volonté, quel que soit l'intention qu'on a, on le soumet à une humiliation à nulle autre pareille qui détruit 107 Nanteuil, M., « Qui est le sujet du mépris ? », in Hunyadi, M., (sous la dir.), Axel Honneth. De la reconnaissance à la liberté, Paris, Le Bord de l'Eau, p. 53-64. 108 Ibid. 109 Ibid. CHARLES DIEUDONNÉ T 37 son être profond et sa relation pratique à soi : C'est le cas du viol et de la torture dont les effets psychologiques provoquent le plus souvent la mort psychique du sujet, « une mort qui pour être métaphorique peut devenir bien réelle ». En réalité, la particularité de telles atteintes ne réside pas seulement dans la douleur purement physique. A partir du moment où la victime fait l'expérience de perdre la sensation même de sa propre réalité, parce que soumise à la volonté d'un autre et sans défense ; elle détruit également la confiance en soi qui est l'émanation du noyau structurel qu'est l'amour dont le rôle est la capacité à coordonner son corps de façon autonome. Si le sujet perd la confiance en soi, donc sa propre sécurité, cela affecte à coup sûr ses relations avec les autres. Il tombe dans une sorte « d'invisibilité sociale » parce qu'il a perdu ce qu'une vie humaine et normale devrait avoir de soi dans son humanité. Pour Guillaume Le Blanc, « les vies rendues invisibles sont des vies qui ne vont plus de soi ». Une vie qui ne va plus de soi est une vie sclérosée ou aliénée, soit parce qu'elle est soumise à la volonté d'un autre, soit parce qu'elle est dans l'incapacité de s'affirmer comme un sujet autonome et individualisé, soit alors parce qu' « elle n'est pas reconnue comme réplique crédible, pouvant être retenue dans le filet des déclarations humaines »110. Une telle vie commence à disparaître petit à petit dans l'environnement social. Car, elle se sent déconsidérée et désapprouvée voire « sans autre attache dans son appartenance au genre humain que la honte qui ne relie le sujet honteux à la communauté humaine que parce qu'elle sanctionne la distance qui sépare l'un de l'autre sous la forme d'une absence de participation, d'une impossibilité de participer. »111. Si le sujet humain n'a plus un rapport d'estime de soi et d'estime sociale qui le relie avec la communauté dans laquelle il vit à cause de la honte et qu'il se sent écarté par celle-ci, la honte vécue devient un élément d'injustice. Car, « la honte ne désigne pas seulement une vie sans soubassements humains, elle surgit également par l'épreuve de justice qui l'anime »112. Aussi, devient-elle « comme épreuve totale, psychique et affective, dans laquelle une vie voit ses possibilités pratiques, cognitives et affectives mutilées. Être dans l'incapacité de pouvoir agir par soi-même, c'est se sentir méprisé en capacités humaines de base, de telle sorte que la vie qui est vécue est éprouvée comme une vie inhumaine »113. Si l'on nie la capacité à un sujet de disposer librement de son propre corps, telle qu'elle s'est constituée au cours des expériences 110 Le Blanc, G., L'invisibilité sociale, op.cit., p. 59. 111 Ibid., p. 59-60. 112 Ibid., 60. 113 Ibid. CHARLES DIEUDONNÉ T 38 affectives dont dépend le processus de socialisation114, c'est le déshumaniser et le rendre invisible. Dans la première figure du mépris qui est liée à l'atteinte à l'intégrité physique, l'amour apparaît comme le substrat, ce sans quoi la confiance élémentaire qu'une personne a en elle-même est détruite. Les sévices corporels constituent alors le genre élémentaire de l'abaissement personnel parce qu'ils sont capables de retirer à la personne sa capacité à disposer de son propre corps. Cependant, Ricoeur pense qu'au-delà du viol et de la torture qui détruisent la confiance élémentaire d'après Honneth, « ce qui est ici trahi, ce sont des attentes plus complexes que celles relatives à la simple intégrité physique. L'idée normative issue du modèle de reconnaissance placé sous le signe de l'amour, et qui donne sa mesure à la déception propre à ce premier type d'humiliation, paraît plus complètement identifiée par l'idée d'approbation. »115. Ce qui légitime la relation de reconnaissance amoureuse entre le reconnaissant et le reconnu ainsi qu'entre amis, amants est l'approbation. L'approbation est le fait « de considérer l'autre comme un individu irremplaçable »116. Donc, sans les autres, nous ne sommes que des sujets défectueux et incomplets117. Lorsqu'il n'y a pas approbation entre les partenaires d'interaction, on tombe dans le mépris ou dans l'humiliation à cause du refus ou du retrait de l'approbation. En cas de désapprobation, « l'individu se sent comme regardé de haut, voire tenu pour rien. Privé d'approbation, il est comme n'existant pas »118. Si les presbyteriums vivent la carence de la reconnaissance, nous pouvons nous demander avec Axel Honneth que : Comment l'expérience du mépris peut-elle envahir la vie affective des membres d'un presbyterium au point de les conduire dans les conflits sociaux, autrement dit dans une lutte pour la reconnaissance119 ? Comme toute personne qui a besoin d'un développement progressif pour une relation positive avec elle-même pour devenir un être à fois autonome et individualisé, « de s'identifier à ses fins et à ses désirs »120, elle est appelée à faire l'expérience des rapports de reconnaissance mutuelle encore appelés les formes d'interaction ou d'intégration sociale. En effet, tout membre 114 Honneth, A., La lutte pour la reconnaissance. Trois études, op.cit., p. 226. 115 Ricoeur, P., Parcours de la reconnaissance. Trois études. op.cit., p. 300. 116 Redding, P., Hegel's Hermeneutics, cité par Honneth, A., Les pathologies de la liberté. Une réactualisation de la philosophie du droit de Hegel, Paris, La Découverte, trad. française par Franck Fischbach, 2008 (édit. Reclam, Leipzig), p. 107. 117 Honneth, A., Les pathologies de la liberté. Une réactualisation de la philosophie du droit de Hegel, op.cit., p. 107. 118 Ibid. 119 Honneth, A., La Lutte pour la reconnaissance, op.cit., p. 225. op.cit., p. 283. 120 Ibid., CHARLES DIEUDONNÉ T 39 du presbyterium qui est en quête de la reconnaissance ou de la réalisation de soi, il est ultime qu'il suive le même processus d'intégration sociale que nous venons d'énoncer. Il peut alors arriver qu'au début, à mi-chemin ou à la fin de la constitution de l'identité personnelle que le sujet fasse une expérience du mépris ou de l'atteinte à l'intégrité physique, sociale ou même à la dignité de sa personne. Dès lors, on comprend qu'une vie vécue peut être dépossédée, envahie par un mépris qui engage à la lutte pour la reconnaissance. L'une des causes qui met en branle l'intégrité physique au sein des petits groupes comme les presbyteriums est le manque d'amour. Car, il provoque la perte de confiance en soi et aux autres. Par conséquent, l'insécurité s'installe dans les relations à cause de la confiance élémentaire en la personne qui lui est retirée soit par la soumission à volonté d'un autre, soit par une simplement déception. De pareilles expériences ont des implications négatives sur les plans cognitif, psychique et affectif. Dans la mesure où elles peuvent être source de nombreux traumatismes et d'addictions de tout genre dans le rang des membres des presbyteriums. Certains deviennent aigris, d'autres démotivés et d'autres encore révoltés. A ce moment, l'approbation qui est supposée d'être au centre de toute relation affective devient un événement impossible. Ainsi, les membres commencent à se regarder avec dédain, « de haut », « se tenir pour rien » et « comme n'existant pas » au point de perdre leur visage. Ici, le visage ne signifie pas « la zone externe de la partie antérieure de la tête de l'être humain ». Il n'est non plus : Tant la marque de présence de soi à l'autre, ramassant l'énigme d'une silhouette, attestée aux yeux des autres de la certitude de la présence par le rappel opiniâtre du regard, d'une forme humaine concentrée dans les traits d'une « tête » humaine ; il n'est plus l'indice de soi confirmé par les gestes d'un « autrui » singulier, engageant toute une vie convoquée sur le mode de l'intrusion dans le monde de l'autre [...]. Le visage n'est plus ce qui ouvre la rencontre avec d'autres visages, comme un signe d'une coprésence, mais l'appel fait à un autrui professionnel pour prendre soin de lui121 Avec le visage qui est un appel à prendre soin, Le Blanc nous fait entrer avec autrui dans la dynamique de la « relation médicale » ou du « care » dont la certitude ne provient que de l'horizon d'attente professionnelle122. Un malade a besoin du professionnel pour le soin. Car c'est ce qui est important pour lui. « Or, dans le soin, ce qui est si important, ce qui est à préserver, c'est justement ce qui est fragile, précaire, vulnérable, en premier lieu la vie 121 Le Blanc, G., L'invisibilité sociale, op.cit., p. 38. 122 Ibid. CHARLES DIEUDONNÉ T 40 d'autrui »123. Le visage suscite donc une exigence de réponse, d'aide et de soutien. Ce qui donne lieu d'approbation d'autrui par le soi : « Le visage où autrui se tourne vers moi, ne se résorbe pas dans la représentation du visage. Entendre sa misère qui crie justice ne consiste pas à se représenter une image, mais à se poser comme responsable, à la fois comme plus et comme moins que l'être qui se présente dans le visage. Moins, car le visage me rappelle à mes obligations et me juge [...]. Autrui qui se donne dans sa transcendance est aussi l'étranger, la veuve et l'orphelin envers qui je suis obligé »124. Autrui qui apparaît comme mon vis-à-vis en tant qu'étranger, veuve ou orphelin me rappelle les obligations que j'ai envers lui. Par conséquent, je ne saurai le regarder de travers ou « comme n'existant pas », mais plutôt comme un autre moi qui n'est pas moi dont j'ai la responsabilité vis-à-vis de lui, en quelque sorte je deviens « un garant » appelé à prendre soin de lui comme son médecin. Il s'agit là de la « promesse éthique » selon le vocable de Claude Romano dans son ouvrage intitulé : L'identité humaine en dialogue125. Lorsqu'il parle de la « promesse éthique », Claude Romano part de la notion de l'ipséité vers une direction éthique. En effet, il aborde le problème à partir de « l'être soi » (le Dasein) de Heidegger pour comprendre ce concept de l'ipséité chez Paul Ricoeur. Pour Claude Romano : L'attitude ou la manière d'être dans laquelle
Ricoeur aperçoit le trait de l'ipséité est un engagement
à l'égard non de soi, mais d'autrui ; l'ipséité
signifie en premier lieu une fidélité à l'autre qui est
justifié à attendre de moi que je ne me dérobe pas
à ma promesse. En d'autres termes, l'ipséité doit
être repensée en fonction de ce Ricoeur appelle le « primat
éthique de l'autre que soi sur le soi », tel qu'on le trouve
à l'oeuvre chez Jean Nabert, Gabriel Marcel ou Emmanuel Levinas.
L'ipséité est d'abord une attitude fondamentale que j'adopte
à l'égard d'autrui, une responsabilité que j'assume
vis-à-vis de lui, elle dépend en son essence d'une sollicitation
éthique . De cette assertion, il en résulte que la fidélité à l'autre est la caractéristique fondamentale de l'ipséité. Cette fidélité repose sur la promesse éthique dont la valeur n'est pas théorique 123 Svandra, P., « Introduction à la pensée d'Emmanuel Levinas. Le soin ou l'irréductible inquiétude d'une responsabilité infinie » in Recherche en soins infirmiers, 2018/1 (n° 132), p. 91-98. 124 Levinas E., Totalité et infini. Essai sur l'extériorité, La Haye, Nijihoff, 1961, rééd. Paris, Le Livre de poche, 2021, p. 237. 125 Romano, Cl., L'identité humaine en dialogue, Paris, Seuil, 2022, p. 242. 126 Ibid., p. 241. CHARLES DIEUDONNÉ T 41 mais plutôt éthico-pratique127. Celle-ci signifie aussi la « confiance dont on se rend digne » ou alors « fiabilité »128. A partir de ce moment, l'ipséité devient un engagement pour moi vis-à-vis d'autrui. C'est une responsabilité qui m'incombe. Ce qui fait encore dire à Romano que l'ipséité est à comprendre comme « attestation »129. Il définit le terme « attestation » comme : L'acte de porter garant de ses propres engagements et de se rendre par là même digne de confiance pour autrui. Elle définit l'ipséité pour autant que cette dernière consiste, pourrait-on dire, en un engagement au second degré, un engagement à tenir ses propres engagements - un engagement qui porte sur celui qui tient parole autant que sur ce à quoi il s'engage, et que Ricoeur appelle quelque part « la promesse de la promesse »130 L'engagement qui relève de l'ipséité porte la marque d'une promesse, une promesse à respecter, une parole à tenir : celle qui engage. Il y a donc une corrélation entre l'attestation et ipséité. Pour Romano, « l'attestation devient la marque distinctive de l'ipséité au point que les deux notions coïncident : « l'attestation est l'assurance - la créance et la fiance - d'exister sur le mode de l'ipséité » ; ou encore : « l'attestation peut être identifiée à l'assurance que chacun a d'exister comme un même au sens de l'ipséité »131. 127 Ibid., p. 242. 128 Ibid. 129 Ibid. Le concept « attestation » est un terme cher à Paul Ricoeur. Selon Romano, c'est un terme qui est, affirme Ricoeur, le « mot de passe de tout le livre ». Il s'agit du livre : Soi-même comme un autre. 130 Ibid. 131 Ibid., p. 242-243. La notion de l'ipséité qui nous a permis de mettre en relief la responsabilité qu'a le soi envers autrui mérite elle-même d'être clarifiée à partir de Paul Ricoeur dans son ouvrage : Soi-même comme un autre. Pour l'auteur, cet ouvrage a pour objet principal de : « Dissocier deux significations majeures de l'identité [...] selon que l'on entend par identique l'équivalent de l'idem ou de l'ipse latin. L'équivocité du terme « identique » sera au coeur de nos réflexions sur l'identité personnelle et l'identité narrative, en rapport avec un caractère majeur du soi, à savoir la temporalité. L'identité, au sens d'idem, déploie elle-même une hiérarchie de significations [...] dont la permanence dans le temps constitue le degré le plus élevé, à quoi s'oppose le différent, au sens d'ipse n'implique aucune assertion concernant un prétendu noyau non changeant de la personnalité. Et cela, quand bien même l'ipséité apporterait des modalités propres d'identité, comme l'analyse de la promesse » (Voir : Chap. 7 : Un nouveau paradigme : l'ipséité. Ipséité et identité chez Ricoeur), cité par Romano Claude, L'identité humaine en dialogue, op.cit., p. 244. A partir de cette assertion de Ricoeur, il se dégage la thèse selon laquelle idem et ipse renvoient à deux significations distinctes de la notion d'identité. Pour Romano, le terme identité est moins explicite en français que dans d'autres langues à l'instar de l'anglais qui distingue « same » du « self » alors que le français « ne dispose que d'un seul terme, « même » pour désigner « soi », « lui », « elle », « eux ». D'un côté, l'identité au sens d'idem évoque la permanence dans le temps alors que l'identité au sens d'ipse renvoie à ce qui « n'implique aucune assertion concernant un prétendu noyau non changeant de la personnalité ». D'après Romano, le concept de l'ipséité chez Ricoeur soulève quelques apories que nous n'allons pas relever dans le présent travail. Toutefois, signalons tout de même que pour l'auteur susmentionné, la signification d'ipse s'est rapprochée de celle de « même ». C'est ce qui a fait que ce « mot a fini par perdre une partie de sa spécificité en latin ». Ce qui permet donc d'élaborer la notion d'ipséité, c'est le sens originel d'ipse. En somme, « l'ipséité, en un mot, n'est pas une forme d'identité ; c'est une manière d'être qui entretient néanmoins un certain rapport avec la question de l'identité » (Romano, Claude, op.cit., p. 253). Par ailleurs, il appert que l'ipséité n'a pas CHARLES DIEUDONNÉ T 42 Après l'analyse de la première figure du mépris, nous avons découvert que la violence physique est une entrave au progrès et au développement de l'identité personnelle. Mais au-delà des sévices corporels qui ont tendance à déposséder le sujet de son propre corps, il y a à côté des attentes complexes de l'ordre psychique, cognitif et affectif qui touchent l'être profond de la personne au point de lui retirer la confiance élémentaire qui est en elle, noyau structurel de l'amour et de la placer dans un régime d'insécurité. Aussi avons-nous insisté sur l'idée d'approbation et de l'engagement à la responsabilité d'autrui qui nous a conduit à des notions telles que : « la promesse éthique », « l'ipséité » et « l'attestation ». Quant à la deuxième figure, elle concerne le déni du droit qui refuse au sujet la responsabilité morale ou le respect de soi alors qu'elle est accordée aux autres sujets ou membres de la communauté. II. La figure du déni du droit Si l'on s'en tient à la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme, tous les hommes naissent libres et égaux en droits et en dignité. Refuser ou méconnaître des droits fondamentaux à un individu est un déni du droit ou de reconnaissance. Etymologiquement, le mot droit vient du terme latin « directum » qui signifie à la fois direction et directive, au sens de norme de conduite, c'est-à-dire de la règle132. Ce mot a des accointances avec quelques langues européennes : « right », « Recht », « diritto », « derecho ». Si le droit renvoie à la règle, cela implique que celle-ci est prescrite par une autorité qui elle-même ne peut qu'exister au sein d'un groupe dont la fonction est de diriger et de veiller sur l'observation de la règle133. Et, par conséquent, le droit ou la règle n'a de sens que dans un environnement social d'où l'adage latin : « ubi societas, ibi jus, ibi societas, ubi jus ». Il n'y a pas de société sans droit, autant qu'il n'existe pas de droit sans sujets de droit, donc sans société. Si on s'arrête tant soit peu sur cet adage, la première prémisse stipule qu'il n'y a pas de société sans droit. Ici, la société peut être comprise comme « un groupement relativement stable d'individus différenciés, entretenant des relations denses et fréquentes en vue de la réalisation d'une fin sociale déterminée »134. Il me semble que cette première assertion rejoint la définition de la notion du droit chez Axel Honneth lorsqu'il désigne le droit par l'ensemble d'exigences d'implication immédiate sur « l'identité numérique » et n'a rien à voir avec le problème « de la persistance dans le temps, comme l'ont relevé Heidegger et Ricoeur. » (Ibid., 291). Ce qui caractérise l'ipséité c'est la responsabilité envers autrui et « de soi-même comme un autre ». Ici, la responsabilité ou l'engagement dont il est question peut bien s'appeler reconnaissance qui est « la fidélité à soi devant et pour les autres ». Car, « c'est une attitude de fiabilité à l'égard de ses propres engagements, en un engagement au second degré » (Ibid., p. 292). 132 Rouvillois, F., Le Droit, Paris, GF Flammarion, 1999, p. 17. 133 Ibid., p. 21. 134 Ibid., p. 17-18. CHARLES DIEUDONNÉ T 43 qu'une personne peut légitimement s'attendre à voir satisfaites par la société, dans la mesure où elle est membre à part entière d'une communauté et participe de plein droit à un ordre institutionnel135. Le droit est donc lié à l'environnement social. Pour la bonne marche d'une société, les sujets ont besoin de la règle ou des règles. C'est le cas du Code du droit canonique pour l'Église Catholique, des constitutions pour les congrégations religieuses et les statuts et règlements pour les associations sacerdotales. C'est l'ensemble de ces règles qui définit le cadre d'épanouissent et le code de vie des sujets ou des groupes. C'est ce qui légitime sans doute cette première prémisse qui repose sur le fait qu'il n'existe pas de société sans droits ou sans règles. La deuxième prémisse pose le postulat selon lequel, il n'existe pas de droit sans sujets de droit. Autrement dit, on ne peut pas parler du droit en dehors du cadre social. A ce propos, un auteur du nom de Rouvillois, dans son corpus sur le Droit, explique la réalité selon laquelle le droit est inhérent à la société. Pour ce faire, il part du roman anglais de Daniel Defoe qui met en scène Robinson136 qui vécut tout seul dans une île déserte pendant 28 ans avant la rencontre d'un autre individu nommé Vendredi. A partir de cet instant, nous nous sommes posé la question de savoir : Peut-on parler du droit avant ou après la connaissance de Robinson avec Vendredi ? Pour Rouvillois, l'existence d'une société implique la présence d'un droit. Par ailleurs, la réciprocité est vraie, dans la mesure où le droit ne se conçoit pas en dehors d'un cadre social137. Si Robinson vécut seul dans l'île, il n'entretint aucun commerce juridique. Il ne parlait avec personne138. Alors ces deux activités sont des éléments fondamentaux qui concourent et favorisent la relation avec autrui. Cependant, l'on note une différence considérable avec l'avènement de la rencontre avec Vendredi. Parce que, désormais, Robinson a une personne avec qui il peut communiquer. Est-ce la seule présence de Vendredi suffit-elle pour parler ou faire naître le droit ? Selon Rouvillois, la rencontre entre Robinson et Vendredi peut créer un rapport de tension, de force, de pouvoir même de confiance ou d'affection, mais jamais de rapports juridiques à proprement parler139. La relation juridique ne saurait se limiter à un rapport entre deux individus seulement. Elle doit être étendue et diversifiée. Telle est la vision de Saint Thomas d'Aquin au sujet de la famille reprise par Rouvillois : « Ceux-ci 135 Honneth, A., La lutte pour la reconnaissance, op.cit., p. 227. 136 Source : Wikipédia, consulté le 20 juin 2023 : Robinson Crusoé est un roman d'aventures anglais de Daniel Defoe. Il fu écrit à la personne. L'intrigue principale du roman se déroule sur une île déserte à l'embouchure de l'Orénoque, près des côtés vénézuéliennes, où Robinson après avoir fait naufrage, vécut pendant 28 ans. Durant son séjour, il fit connaissance d'un sauvage qu'il nomma Vendredi. Les deux compagnons vécurent ensemble pendant plusieurs années avant de pouvoir quitter l'île. 137 Rouvillois, F., Le Droit, op.cit., p. 18. 138 Ibid. 139 Ibid. CHARLES DIEUDONNÉ T 44 [rapports juridiques], expliquait Thomas d'Aquin à propos de la famille, n'apparaîtront qu'ensuite, lorsque le groupe se sera étendu et diversifié, extension qui entraîne une hiérarchie des pouvoirs, une division du travail, et donc la nécessité d'un droit »140. Nous venons de voir que le droit s'inscrit et se meut dans un cadre social pour une bonne organisation et une bonne marche de la société. S'il est vrai qu'on ne peut pas concevoir le droit en dehors de la société, tout de même, on peut bien se demander, qu'en est-il des droits individuels ? Ce qui nous conduit au rapport entre le droit subjectif et le droit objectif. II.1. Le rapport entre le droit subjectif et le droit objectif Le droit subjectif est un attribut conféré à un sujet alors que le droit objectif est basé sur la prescription. Le droit subjectif est donc d'ordre individuel. Car, il tire son origine de l'individu lui-même, en tant qu'être créé ou existant doué d'une nature raisonnable et morale. D'après Villey, l'individu et le droit constituent « le centre, et l'origine, de l'univers juridique »141. Pour expliciter cette définition, Rouvillois reprend le relai. Il entend par un centre, tout ce qui est indépendant du rapport social. Car, la société n'engendre ni ne conditionne l'existence du droit subjectif, mais plutôt elle lui préexiste. C'est pourquoi, Robinson isolé ignore le droit, mais conserve des droits142. Le droit ignoré par Robinson est le droit inhérent au social. C'est-à-dire au droit objectif. Alors que des droits dont il est question ici se rapportent aux droits fondamentaux individuels : il s'agit là du droit subjectif. Le droit subjectif est donc individuel et naturel contrairement au droit objectif qui est positif. Après avoir relevé la différence entre le droit subjectif et le droit objectif, nous pouvons se poser la question de savoir s'il y a opposition entre le droit subjectif et le droit objectif ou alors peut-on considérer l'un indépendamment de l'autre ? Si nous considérons les droits subjectifs de manière isolée, ils peuvent être conçus et perçus en dehors du cadre social comme des attributs inaliénables du sujet. A ce propos, Simon Goyard-Fabre pense que les « droits naturels dont tout homme est [...] ontologiquement fondé à réclamer le respect [...] ne possèdent par eux-mêmes et en eux-mêmes ni dimension ni portée juridique. [...] Exigence éthique fondamentale » placée « sous le signe de l'universel »143. Si ces droits inaliénables du sujet sont pris indépendamment, ils sont dépourvus de toute portée 140 Ibid. 141 Villey, M., La Formation de la pensée juridique moderne, cité par Rouvillois, F., Le Droit, op.cit., p. 20. 142 Rouvillois, F., Le droit, op.cit., p. 20. 143 Goyard-Fabre, Simone., « Les rapports de la philosophie et du droit », in Revue de métaphysique et de morale, cité par Rouvillois, F., Le Droit, op.cit., p. 20. CHARLES DIEUDONNÉ T 45 juridique positive. C'est la raison pour laquelle, il est judicieux que ces droits soient portés par des règles. C'est-à-dire par le droit positif. Autrement dit, « le droit subjectif n'acquiert une consistance effective que dans un cadre social, à travers le droit objectif, qui apparaît alors comme le phénomène juridique par excellence »144. Au regard de ce qui précède, il apparaît que le droit ne se conçoit pas en dehors de la société. Toutefois, il y a des droits individuels fondamentaux du sujet qui sont aliénables. Cependant, ils n'ont force de loi que s'ils sont envisagés du côté des sujets comme « des attributs que leur confère le droit objectif. Ou, si l'on préfère, ces attributs ne sont que les effets dérivés de la règle, qui en demeure le fondement, la raison et la mesure »145. En outre, il arrive souvent que certains individus ne soient pas reconnus comme porteurs de droits ou sujets de droits à part entière. Ceux-là expérimentent en quelque sorte le déni de reconnaissance ou de droit. La deuxième figure de mépris est liée à l'exclusion de certains droits à certains individus. Il s'agit là de l'atteinte à la responsabilité morale qui est une indignation à l'endroit de la personne humaine. Cette figure de mépris est caractérisée par les expériences d'humiliation telles que « des modes de mépris personnel dont un sujet est victime lorsqu'il se trouve structurellement exclu de certains droits au sein de la société »146. Pour Honneth, le terme droit désigne l'ensemble « des exigences qu'une personne peut légitimement s'attendre à voir satisfaites par la société, dans la mesure où elle est membre à part entière d'une communauté et participe de plein droit à son ordre institutionnel »147. Si les droits fondamentaux tels que les droits civils, politiques ou sociaux sont refusés à un sujet ou alors si les exigences attendues ne sont pas satisfaites, naît un sentiment de déni de droit ou de reconnaissance qui peut se traduire par « le sentiment d'exclusion résultant du refus d'accès aux biens élémentaires »148. Cela signifie qu'on ne lui reconnaît pas la responsabilité morale au même titre que les autres membres de la société. La spécificité de ces formes de mépris ne repose pas uniquement sur la limitation brutale de l'autonomie de la personne, mais elle se retrouve aussi dans la privation des droits ou dans l'exclusion sociale. Ce qui fait naître chez le sujet « le sentiment corrélatif de ne pas avoir le statut d'un partenaire d'interaction à part entière »149 et possédant des mêmes droits moraux que ses semblables. 144 Rouvillois, F., op.cit., p. 21. 145 Dabin, J., Théorie générale du droit, cité par Rouvillois, F., op.cit., p. 21. 146 Honneth, A., La lutte pour la reconnaissance, op.cit. p. 227. 147 Ibid. 148 Ricoeur, P., Parcours de la reconnaissance. Trois études, op.cit., p. 312-313. 149 Honneth, A., La Lutte pour la reconnaissance, op.cit., 227. CHARLES DIEUDONNÉ T 46 Pr ailleurs, « le point le plus sensible de l'indignation concerne le contraste insupportable, [...], entre l'attribution égale de droits et la distribution inégale de biens dans des sociétés comme la nôtre, qui semblent condamnées à payer le progrès en terme de productivité dans tous les domaines par un accroissement sensible des inégalités »150. Une fois que le sujet est débouté d'exigences juridiques socialement admises, il est blessé dans son attente intersubjective d'être reconnu comme un sujet capable de former un jugement moral151. A cet effet, « l'expérience de la privation de droits est liée à une perte de respect de soi. C'est-à-dire à l'incapacité de s'envisager soi-même comme un partenaire d'interaction susceptible de traiter d'égal à égal avec tous ses semblables »152. Un tel mépris prive à la personne la prise en considération cognitive d'une responsabilité morale qui a été acquise difficilement dans le processus d'interaction sociale. Refuser à un individu un droit, c'est le priver au respect qu'il se porte à lui-même. Autrement dit, c'est signer son incapacité à la participation à la formation de la volonté publique et à se prononcer sur le plan discursif153. Ce qui met en jeu la responsabilité morale de l'individu qui est une condition sine qua non le sujet ne peut jouir du respect de soi ni de celui de ses partenaires d'interaction. Pour Ricoeur, la responsabilité est « la capacité, reconnue à la fois par la société et par soi-même « de se prononcer d'une manière rationnelle et autonome sur les questions morales »154. Il continue en soulignant que la responsabilité en tant que « capacité à répondre de soi-même est inséparable de la responsabilité en tant que capacité à participer à une discussion raisonnable concernant l'élargissement de la sphère des droits, qu'ils soient civils, politiques ou sociaux »155. Au bout du compte, « le terme responsabilité couvre alors l'assertion de soi et la reconnaissance du droit égal d'autrui à contribuer aux avances du droit et des droits »156. Si la personne est dépourvue de ses droits et de son droit, elle se sent disqualifiée et inutile dans la sphère universelle. Et par conséquent, elle tombe dans « la mort sociale ». Après avoir relevé les deux premières figures du mépris ou du déni de reconnaissance qui constituent un frein dans le processus du développement de l'identité personnelle pour une 150 Ricoeur, P., Parcours de la reconnaissance. Trois études, op.cit., p. 313. 151 Honneth, A., La Lutte pour la reconnaissance, op.cit., p. 227. 152 Ibid. 153 Ibid., 204. 154 Ricoeur, P., Parcours de la reconnaissance. Trois études, op.cit., p. 313. 155 Ibid., p. 314. 156 Ibid. CHARLES DIEUDONNÉ T 47 vie éthique réussie, nous pouvons enfin mettre en évidence la dernière figure du mépris inhérente à l'offense ou à la mésestime. III. La figure du mépris liée à la mésestime La dernière figure du mépris consiste à juger négativement la valeur sociale de certains individus ou de certains groupes. Cette figure prend la forme évaluative du mépris. Elle porte le nom de « l'offense » ou de « l'atteinte à la dignité » d'autrui comme le dénigrement des modes de vie individuels et collectifs. La dignité est une capacité précieuse qu'a un être humain, et de surcroît lui confère le sentiment de « fierté ». Pour Joel Feinberg, reprit par Axel Honneth et Paul Ricoeur, pense que « la dignité humaine ne peut être rien d'autre que la capacité reconnue de revendiquer un droit. »157. Ce faisant, l'honneur, la dignité ou le statut d'une personne, traduisent le degré « d'estime sociale » accordé à la façon dont elle se réalise dans l'horizon culturel d'une société donnée. Si la hiérarchie sociale des valeurs est ainsi faite qu'elle juge inférieurs ou imparfaits tel ou tel mode de vie, telle ou telle conviction, alors elle interdit aux individus concernés d'attribuer à leurs capacités personnelles une quelconque valeur sociale. En cas de la désapprobation de certains modèles d'autoréalisation, ceux qui s'y reconnaissent ne peuvent donner ou conférer aucune signification positive à leur existence au sein de la communauté. L'aboutissement d'une telle dépréciation est le déclassement social qui va sans doute de pair avec la perte de l'estime de soi. Ce qui fait que l'individu « n'a plus aucune chance de pouvoir se comprendre lui-même comme un être apprécié dans ses qualités et ses capacités caractéristiques »158. Car, « ce qui est ici refusé à la personne, c'est l'approbation sociale d'une forme d'autoréalisation à laquelle elle est péniblement parvenue, grâce à l'encouragement reçu à travers les solidarités de groupe »159. Si le sujet parvient à être touché ou frappé en profondeur par le dénigrement ou par la dégradation culturelle, cela signifie que les modèles de l'estime sociale ont été individualisés. La conséquence immédiate de cette forme de dégradation est l'expérience de « blessure » et de « mortification ». Après avoir identifié et analysé les différentes figures du mépris étudiées par Axel Honneth dans l'évolution de l'individu dans sa singularité, son universalité et sa particularité, il se dégage l'hypothèse selon laquelle les « dénis de propriétés sociales » et les dénis de 157 Feinberg, Joel., cité par Ricoeur, Paul., Parcours de la reconnaissance. Trois études, op.cit., p. 315. 158 Honneth, A., La Lutte pour la reconnaissance, op.cit., p. 229. 159 Ibid. CHARLES DIEUDONNÉ T 48 reconnaissance peuvent être considérés comme les causes des conflits entre les membres d'un même presbyterium. Dans la mesure où ils sont l'expression d'un sentiment d'injustice qui est à l'origine de la lutte pour la reconnaissance. La lutte est comprise ici comme un moyen de relation entre la conscience de soi et l'autre conscience de soi pour l'autoréalisation de chacune d'elle. Mais, elle apparaît aussi comme un élément déclencheur de la justice sociale qui vise l'amour, le droit et la solidarité entre les hommes. Dans le processus de la reconnaissance qui passe par la formation de l'identité personnelle, les sujets ou quelques membres des presbyteriums peuvent se sentir mal aimés parce qu'ils n'ont pas confiance en eux-mêmes ou aux autres, soit parce qu'ils ont la sensation de ne plus disposer de leurs propres corps, car soumis à la volonté d'un autre et sans défense. Ce type d'expérience détruit également la confiance en soi dont l'amour est le soubassement et le rôle, la capacité à coordonner le corps de façon autonome. Par ailleurs, au-delà des sévices corporels, il y a l'idée d'approbation qui consiste à considérer l'autre comme « un individu irremplaçable » ou à le voir comme « une épiphanie » d'après Emmanuel Levinas : L'épiphanie du visage comme visage, ouvre l'humanité. Le visage dans sa nudité de visage me présente le dénuement du pauvre et de l'étranger ; mais cette pauvreté et cet exil qui en appellent à mes pouvoirs, me visent, ne se livrent pas à ces pouvoirs comme des données, restent expression de visage. Le pauvre, l'étranger, se présente comme égal. Son égalité dans cette pauvreté essentielle, consiste à se référer au tiers, ainsi présent à la rencontre et que, au sein de sa misère, Autrui sert déjà. Il se joint à moi. Mais il me joint à lui pour servir, il me commande comme un Maître160 La relation qui se noue entre moi et les autres dans « l'épiphanie » du visage est une manifestation. En effet, le visage de l'autre se présente à moi non comme une simple forme faciale encore moins une invitation à la complicité mais plutôt comme une manifestation qui est un appel à la responsabilité et « à la présence du tiers, de l'humanité tout entière, dans les yeux qui me regardent ». Pour Levinas, il ne s'agit pas d'abord d'un discours à caractère moral. C'est un appel à la fraternité humaine. Car, tous les hommes constituent l'unité du genre humain. Le pauvre et l'étranger qui font surface devant moi sont à considérer comme des égaux qui appellent à l'égalité, au service et à « la responsabilité pour soi et pour autrui ». 160 Levinas, E., Totalité et infini. Essai sur l'extériorité, op.cit., p. 234. CHARLES DIEUDONNÉ T 49 Si autrui est un « individu irremplaçable » dont le visage est une « épiphanie » et que des expériences faites par celui-ci blessent son être profond, son amour et le place au banc des méprisés, la confiance en soi et aux autres est en effet dissoute. Ce qui nous fait déduire que la première cause de lutte pour la reconnaissance au sein des presbyteriums est la perte de la confiance en soi et aux autres. A cela s'ajoute une autre qui engendre le déni de reconnaissance parce que la grandeur morale d'une vie est méprisée161, il s'agit du déni du droit. Si les droits élémentaires et fondamentaux tels que les droits civils, politiques ou sociaux sont privés ou refusés aux membres du presbyterium en tant que sujets ou alors si des exigences qu'ils attendaient de la communauté ou de ceux qui sont supposés de le faire ne sont pas satisfaites, il naît effectivement un sentiment du déni de droit ou de reconnaissance. Un tel sentiment se traduit par l'exclusion qui aboutit au refus d'accès aux biens élémentaires. Si les prêtres n'ont pas accès à une sécurité sociale par exemple, c'est-à-dire à une bonne couverture sanitaire, à une juste rémunération, à une pension vieille assurée, ils sont considérés comme des exclus de la société. Car, tout être humain aspire à ce que ses droits fondamentaux soient respectés pour qu'il puisse se respecter soi-même et être respecté par les autres. Pour qu'un individu agisse comme une personne moralement responsable, il a besoin d'être protégé par la loi contre les abus et « les empiètements » qui menacent sa liberté, mais avoir aussi « un minimum de culture générale et un minimum de sécurité économique ». Si dans les presbyteriums, les membres ne bénéficient pas de ces prérogatives, ils ne peuvent pas agir avec fierté comme des personnes autonomes et rationnelles : Se considérer comme détenteur de droits, c'est développer un sentiment de fierté légitime, c'est avoir ce minimum de respect pour soi-même sans lequel on ne serait pas digne de l'amour et de l'estime d'autrui [...], ce n'est peut-être que respecter leurs droits, de sorte que l'un ne va pas sans l'autre ; et ce qu'on appelle la « dignité humaine », ce n'est peut-être rien d'autre que la capacité reconnue de revendiquer162 Toutefois, l'originalité de cette seconde cause ou mépris n'est pas seulement la limitation brutale de l'autonomie de la personne, mais pour Honneth, elle se retrouve aussi dans la privation des droits ou alors dans l'exclusion sociale. Ce qui fait naître chez le sujet « le sentiment de ne pas avoir le statut d'un partenaire d'interaction à part entière » et possédant les 161 Le Blanc, G., L'invisibilité morale, op.cit., p. 109. 162 Citation de Feinberg Joel reprise Axel Honneth. Voir La Lutte pour la reconnaissance, p. 204. CHARLES DIEUDONNÉ T 50 mêmes droits que les autres individus. En fait, l'expérience de la privation de droits est liée à une perte de respect de soi, donc à « l'incapacité de s'envisager soi-même comme un partenaire d'interaction susceptible de traiter d'égal à égal avec tous ses semblables »163. La dernière cause est l'atteinte à la dignité d'autrui. Celle-ci consiste à juger négativement la valeur sociale des personnes ou des groupes. Cette figure renvoie à la forme évaluative du mépris et au dénigrement comme modes de vie individuels et collectifs. Ce qui fait que l'aboutissement d'une telle dépréciation est le déclassement social qui a pour corollaire la perte de l'estime de soi. C'est le fait de n'avoir plus aucune chance de pouvoir se comprendre lui-même comme un être apprécié dans ses capacités et ses qualités. Si un individu perd sa fierté d'humain, il se retrouve humilié dans son être. C'est donc à la société qu'il revient d'apprécier le cadre dans lequel les qualités et les capacités sont perçues. Si dans un presbyterium, où les membres sont supposés d'être reconnus dans leurs qualités et capacités individuelles et particulières, cela n'est pas fait par déni de reconnaissance ou par injustice, ceux-ci ne peuvent pas s'accomplir pleinement en tant que sujets autonomes et individualisés. Alors que Le rôle d'une telle reconnaissance est de préciser l'horizon des valeurs ainsi que « de servir de système de référence pour apprécier les caractères individuels, parce que la « valeur » sociale de ces derniers se mesure à la contribution qu'ils semblent pouvoir apporter à la réalisation des fins poursuivies par la société »164. Une fois que les sujets ont fait l'expérience du déni de reconnaissance, ils se trouvent donc contraints de s'engager dans une lutte avec les autres pour parvenir à établir une relation ininterrompue avec eux-mêmes. Dès lors, « les dénis de reconnaissance peuvent être engendrés directement lorsque la grandeur morale est méprisée. »165. Une personne dont les droits ne sont pas reconnus ou refusés se considère non respectée et exclue du cadre social. A ce niveau, « se trouvent concernées les vies exclues : la personne, sans logement, tend à ne plus être vue comme une personne souffrant de conditions inhumaines de vie mais se fond, pour ainsi dire, dans le bitume des trottoirs »166. Il est possible de rencontrer dans le rang des membres du presbyterium des vies exclues ou inhumaines et humiliées là où, les droits fondamentaux ne sont pas respectés. Il va tout de même que de telles vies connaissent une vie méprisée, mais elles sont aussi considérées comme des vies déclassées et placées dans « le bitume des trottoirs ». 163 Honneth, A., La Lutte pour la reconnaissance, op.cit., p. 227. 164 Honneth, A. La Lutte pour la reconnaissance, op.cit. p. 209. 165 Le Blanc, G., L'invisibilité sociale, op.cit., p. 109. 166 Ibid. CHARLES DIEUDONNÉ T 51 Toutefois, les dénis de propriétés sociales ouvrent un autre versant qui regarde les capacités éthiques et les capabilités de base d'une vie qui se voit se mutiler. IV. Les dénis de propriétés sociales S'agissant des dénis de propriétés sociales, ils vont de pairs avec les dénis de reconnaissance. Les « dénis de propriétés sociales » sont tout ce qui contribue à la disqualification d'une vie « en mutilant des capabilités167 de base et les capacités éthiques (faire, dire, se raconter) nécessaires à son plein développement ruinent la possibilité d'une posture individuelle et construisent dès lors des procédures d'invisibilité active au terme desquelles des vies humaines ne sont tout simplement plus perçues »168. Une vie n'a de sens que si elle est vécue pleinement. C'est-à-dire si elle est reconnue, perçue, aimée, respectée et estimée. Une vie dont on ne reconnaît pas la valeur, le droit et la dignité est une vie disqualifiée et « rendue invisible ». Une personne qui a fait l'expérience de « l'invisibilité sociale »169 a le sentiment d'être inutile dans sa vie et dans la société. IV.1. Les capabilités D'après Le Blanc : « Les vies rendues invisibles sont des vies qui ne vont plus de soi » parce qu'elles connaissent une carence en capabilités de base et en capacités éthiques. C'est pourquoi, lorsqu'il parle des « capabilités », il fait une distinction normative entre la vie vécue et la vie pleinement humaine. Pour lui, « être rendu invisible, c'est voir certaines capabilités de base disparaître »170. Parmi, ces capabilités, il y a la capacité de parler en son propre nom : « Ne plus être entendu, c'est ne plus être vu du tout ». Ici, l'invisibilité se comprend comme le fait « de n'être personne ». En effet, « la perte de la voix engendrée par la perte de l'audition achève 167 Le concept « capabilité » vient de l'anglais « capability » qui signifie « capacité » ou « liberté substantielle » qui est, suivant la définition qu'en propose Amartya Sen, la possibilité effective qu'un individu a de choisir diverses combinaisons de « modes de fonctionnement ». Les « modes de fonctionnement » sont par exemple se nourrir, se déplacer, avoir une éducation, participer à la vie politique. Nicolas Journet synthétise le concept d'Amartya Sen en indiquant que la « capabilité » est « la possibilité pour les individus de faire des choix parmi les biens qu'ils jugent estimables et de les atteindre effectivement. Il affirme que ce terme de « capabilité » contient, à lui seul, l'essentiel de la théorie de la justice sociale développée par Amartya Sen, et que « son écho auprès des instances internationales et des acteurs du développement humain en fait aujourd'hui une des raisons pour lesquelles le développement d'un pays ne se mesure plus seulement à l'aide du PIB par habitant ». Par ailleurs, « chez Amartya Sen, la notion prend racine dans la théorie du choix social ainsi que dans la philosophie morale et dans la philosophie de l'action analytique ». (Source : Wikipédia, consulté le 25 janvier 2023). 168 Le Blanc, G., L'invisibilité sociale, op.cit., p. 109. 169 L'invisibilité sociale est une vie hors du monde humain. C'est une épreuve totale, psychique et affective, dans laquelle une vie voit ses possibilités pratiques, cognitives et affectives mutilées : Voir L'invisibilité sociale, chap. III, 1, p. 59). 170 Ibid., p. 65. CHARLES DIEUDONNÉ T 52 le processus d'invisibilité sociale »171. En effet, cette capacité peut être refusée ou effacée, « car le contexte dans lequel elle se développe ne la retient pas comme capacité compétente »172. L'ébranlement de cette capabilité peut sans doute avoir des incidences sur d'autres capabilités sous d'autres formes. A côté de la capacité de parler, il y a l'épreuve de la marginalisation. L'invisibilité sociale désigne aussi « le processus de marginalisation d'une vie progressivement effacée du socle commun des existences du fait qu'elle est une vie marginalisée »173. En outre, l'invisibilité sociale est une conséquence de la marginalisation et non une donnée immédiate de la vie ordinaire : Elle se comprend comme le « fait d'être marginal »174. Il existe pour les vies, « des régimes de semi-visibilité et de semi-invisibilité : une vie est visible sous certaines capabilités, invisible sous d'autres »175. En dernier ressort, il y a l'invisibilité sociale qui se cache dans « l'anonymat ». Celle-ci se comprend comme « le fait d'être sans qualités - absence revendiquée ou attribuée »176. Une vie fragilisée ou humiliée peut bien rester dans l'anonymat de son propre gré parce qu'elle se sent ou se considère inutile dans la société et par la société. Mais comment une vie humaine peut-elle se voir sans qualités ou alors se laisser attribuer de n'avoir aucune qualité ? Alors que nous savons bien que la qualité « humain » est donnée une fois pour toute. Si on enlève à une vie cette qualité, c'est la rendre vulnérable et précaire. Si une vie se cache dans l'anonymat, cela signifie qu'elle atteste elle-même son invisibilité et annule par conséquent sa qualité « d'humain » pour devenir une vie déshumanisée. En somme, l'invisibilité totale s'inscrit dans la négation de toutes les capabilités que peut avoir une personne et trouve son fondement dans la « déshumanisation » la plus grande qui est le fait de rendre une vie totalement inhumaine par la perte des qualités sociales. Ce sont ces qualités sociales qui donnent à la personne humaine la possibilité de prendre part à la vie de l'espace public. Selon Le Blanc, l'invisibilité n'a pas seulement pour origine l'absence ou le refus de perception d'une vie socialement fragilisée. Mais, elle procède aussi : D'une absence de participation à la qualité des oeuvres humaines qui équivaut à une « mort sociale » car une vie n'a alors la possibilité d'oeuvrer, ni pour autrui, ni pour soi : elle n'a plus la possibilité de prendre soin des 171 Ibid., 6. 172 Ibid., 65. 173 Ibid., p. 6. 174 Ibid. 175 Ibid. 176 Ibid. CHARLES DIEUDONNÉ T 53 capabilités des autres vies faisant oeuvre pour les autres, pas plus que prendre soin de ses propres capabilités dont certaines, à commencer par celles comme le travail qui conditionnent « les bases sociales pour le respect de soi-même et l'absence d'humiliation », partent progressivement en quenouille. Avec le travail ou le travail précaire, c'est la possibilité d'avoir « les moyens de travailler comme un être humain, en exerçant sa raison pratique et en entretenant des relations constructives de reconnaissance mutuelle avec les autres travailleurs » qui est abîmée et, la possibilité de développement d'une vie humaine177 Pour l'auteur, l'invisibilité ne se limite pas en l'absence ou au refus de la perception d'une vie marginalisée. Elle peut aussi se référer à une action humanisante comme le travail qui ennoblit l'homme et lui permet de s'accomplir pleinement. Si une vie est mise au banc de touche, c'est-à-dire dans l'incapacité à pouvoir se mouvoir par le travail, une telle vie se sent inutile et deshumanisante. Car, le travail contribue à l'éclosion des relations de reconnaissance mutuelle entre les hommes ou les travailleurs. Ce qui fait que le « désoeuvrement » conduit à « la mort sociale » ou l'invisibilité. |
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