WOW !! MUCH LOVE ! SO WORLD PEACE !
Fond bitcoin pour l'amélioration du site: 1memzGeKS7CB3ECNkzSn2qHwxU6NZoJ8o
  Dogecoin (tips/pourboires): DCLoo9Dd4qECqpMLurdgGnaoqbftj16Nvp


Home | Publier un mémoire | Une page au hasard

 > 

Espace public et rationalité communicationnelle chez Jà¼rgen Habermas


par Divin Gloire Roselin MOUZEMBO
Université de Tours - Maîtrise 2023
  

précédent sommaire suivant

Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy

Chapitre 4  : L'ESPACE PUBLIC ET LA DIALECTIQUE DE LA PUBLICITÉ

1- Opinion publiqueet société civile-bourgeoise chez Hegel :

Hegel est souvent considéré comme le maître à penser de Marx. S'il est reconnu à Karl Marx d'être le père fondateur du marxisme, Hegel en est en quelque sorte le « grand-père ». Hegel développe une conception duplique, une injonction paradoxale de l'opinion publique. D'un côté,il met en valeur le rôle de l'opinion publique comme moyen nécessaire pour contrôler le fonctionnement de l'administration et la qualité de la publicité des débats parlementaireset tandis que d'autre part il souligne les contradictions internes à la société civile53(*)qui est traversée « de tensions dues à la prééminence des volontés subjectives et des intérêts égoïstes individuels »54(*). Hegel (2013, § 318) affirme :

« L'opinion publique mérite aussi bien d'être appréciée que d'être respectée que méprisée, méprisée quant à sa conscience et à son expression-extérieure concrètes, respectée quant à son assise essentielle, laquelle ne fait que paraître, plus ou moins mélangée, dans ce concret-là. Puisqu'elle n'a pas en elle l'étalon de la distinction ni la capacité de promouvoir au-dedans de soi l'aspect substantiel jusqu'au savoir déterminé, l'indépendance à son égard est la première condition formelle pour atteindre quelque chose de grand et de rationnel (dans l'effectivité comme dans la science)»55(*).

Ce qui préoccupe Hegel, c'est le caractère éclectique, populaire de l'opinion publique qui bien qu'ayant pour mission principale la « rationalisation de la domination », manque de structure en tant que telle d'autant plus que de son propre aveu le peuple n'a pas de capacité politique (de gouverner) et il est vraisemblablement « est cette partie de l'État qui ne sait pas ce qu'elle veut » (Hegel, 2013, § 302). L'opinion publique ne représente pas l'expression rationnelle de l'Esprit universel d'un peuple (Volksgeist), et la « masse informe » de l'opinion publique n'a pas encore conscience d'elle-même. Elle est contradictoire parce qu'elle offre à la fois un contenu universel ou substantiel traduisant la volonté d'expression du plus grand nombre et a aussi une dimension particulière émanant des sujets particuliers qui défendent chacun leurs propres intérêts (contingence de l'opinion subjective § 317).

L'opinion subjective qui est remplie d'elle-même n'est pas pour Hegel à première vue objectivement connaissable et sérieusement éprouvée : elle « a sa racine dans les intérêts et les occupations orientés vers le particulier, là où la contingence, la variabilité et l'arbitre (l'arbitraire) ont le droit de s'épancher » (Hegel, 2013, § 310). La confiance purement subjective et ce qu'on appelle « l'opinion des électeurs » sont autant d'extrêmes unilatéraux qui font « contraste avec les propriétés concrètes qui sont requises en vue de la délibération des affaires d'État ». C'est donc l'État qui donne à l'opinion publique la valeur d'être une connaissance universelle56(*) par la « publicité des débats des états » (§ 314), à travers la délibération et à la décision relatives aux affaires universelles de la société. Hegel (2013, § 315) écrit :

L'ouverture de cette occasion de [recevoir des] connaissances a l'aspect plus universel suivant [:] l'opinion publique parvient enfin ainsi à une capacité de juger plus rationnellement à ce sujet ; puis elle apprend aussi à connaître et à respecter les affaires, les talents, les vertus et les aptitudes des instances-administratives de l'État et des fonctionnaires. De même que ces talents, avec cette publicité, reçoivent une puissante occasion de se développer et un théâtre pour acquérir un honneur élevé, de même est-elle en retour un remède contre l'outrecuidance des individus-singuliers et de la multitude et, pour ceux-ci, un moyen de se cultiver, en l'occurrence un des plus grands.

L'opinion publique apparaît aussi chez Hegel comme une liberté subjective formelle permettant aux individus d'avoir et d'exprimer « leurs opinions et leurs conjectures propres à propos des affaires universelles » même si elle se manifeste dans le champ du particulier, du propre à l'opposé de « l'universel en soi et pour soi » qui incarne le substantiel, le vrai nécessaire pour légiférer. Elle traduit à la fois « l'essentialité tout aussi immédiatement que l'inessentialité » et a une portée plutôt pédagogique et la publicité des débats parlementaires est un instrument de l'acculturation politique du peuple, de son « auto-éducation » qui permet de convertir à l'universel les points de vue sociaux particuliers sans être réprimés (Hegel, 2013, § 316). Portant en elle des « traces de la raison », les principes substantiels éternels de la justice et la constitution, elle est traversée par une pluralité de préjugés et ressemble plus à une pensée « ergoteuse » selon l'expression hégélienne, c'est-à-dire une pensée incline au bavardage creux et inefficace sur les règlements et les rapports de l'État.

Du fait de son mode de fonctionnement, l'opinion publique est contestable57(*), même dangereuse car elle emprunte le « jargon de l'authenticité et est le vrai dans la forme du non-vrai »58(*) avec un contenu mauvais, « le mauvais est ce qui est tout à fait particulier et propre en son contenu, le rationnel est au contraire l'universel en et pour soi, et le propre est ce à propos de quoi l'opinion se figure être quelque chose » (Hegel, 2013, § 317). Sa contingence, son ignorance, sa perversion, la fausseté de ses notions et de ses jugements ne retirent pas pour autant totalement à l'opinion publique de revêtir une force de renversement et d'autorité » car « La masse peut frapper. C'est là qu'elle est respectable. Mais juger lui réussit impitoyablement ». Hegel identifie parfois l'opinion publique à une masse compacte marquée par l'ignorance, réunissant infiniment en elle de façon immédiate vérité et erreur59(*) qu'il ne faut pas « véritablement prendre au sérieux »60(*).

C'est par ignorance61(*) que le peuple peut se laisser tromper62(*), dans sa manière de se représenter la réalité63(*), de juger ses actions et tous les événements qui lui arrivent mais pas sur l'essentiel, et l'opinion publique ne saurait être une manière sérieuse de penser l'espace public car ne disposant d'aucune force obligatoire64(*)« Quelque passion que l'on mette dans l'opinion qu'on émet, et si sérieusement que l'on affirme ou que l'on attaque et controverse, ceci n'est pas un critère de ce à quoi l'on a affaire en fait ; mais cet acte-d'opiner se laisserait convaincre de tout, sauf de ce que son sérieux n' a rien de sérieux » (Hegel, 2013 ; § 317). En dépit de trouver sa forme rationnelle et universelle dans les débats parlementaires et les procédures de délibération, l'opinion publique est en outre ordonnée et mieux orientée grâce à l'État pour cesser d'être un discours ergoteur. Autrement dit pour Hegel, l'État est l'instance par excellence de rationalisation65(*) de l'opinion publique parce qu'il a un sens rationnel profond des intérêts universels et est le cadre de la médiatisation de la morale et de la liberté d'expression. La liberté de la communication publique, l'envie de satisfaire cette « impulsion dévorante que l'on a de dire et d'avoir dit son opinion, a sa garantie directe dans les lois et règlements de police et de droit qui empêchent d'une part des dérèglements, et d'autre part les punissent » (Hegel, 2013, § 319).

Cela va sans dire que l'expression de l'opinion publiquereste tout de même garantie « dans la rationalité de la constitution », le gouvernement, mieux l'État qui cherche avant tout à promouvoir au-dessus des émotions et des passions potentiellement contenues dans les différents points de vue de ses citoyens le discernement ferme et cultivé de ses intérêts. L'État chez Hegel s'intéresse moins aux ragots citoyens, à ce qu'il y a de moins important dans son fonctionnement et la poursuite de ses objectifs, « de surcroît, [la liberté de la communication publique a sa garantie] dans l'indifférence et le mépris envers le discours superficiel et haineux auquel ceci se rabaisse nécessairement bientôt » (Hegel, 2013, § 319). Dire que le droit d'avoir son opinion c'est avoir la liberté de dire et d'écrire ce que l'on veut ou la liberté de faire ce que l'on veut relève de l'opiniâtreté, de la grossièreté et de la superficialité tout à fait contraires, incultes de la représentation66(*).

Aussi, l'acte-d'opiner contient-il ce qu'il y a de plus fugitif, de plus particulier, de plus contingent pour le Maître de Berlin67(*) qu'il consiste parfois à tenir un discours dans une diversité infinie de contenu et de tournures dans la posture de l'expression-extérieure indéterminée et subjective. Ce manque de déterminité de l'opinion publique qui pousse parfois les gens à émettre à l'encontre des lois la prétention selon laquelle « la décision judiciaire est un jugement subjectif », est ce qui ne peut permettre aux lois émanant de l'opinion publique d'accéder au statut de loi effective car il leur manque la déterminité objective68(*)exigée de la loi69(*). L'acte-d'opiner serait donc réduit à un acte purement et simplement subjectif par son contenu et par sa forme, à quelque chose d'insignifiant70(*) manquant d'importance d'une part, et méritant de l'autre une certaine forme de respectabilité et de considération précisément parce que cet acte-d'opiner « (en tant qu'il est ma propriété, est en l'occurrence ma propriété la plus spirituelle) et pour l'acte-de-dire (en tant qu'expression-extérieure et usage de cette propriété mienne) »71(*).

D'où Hegel entreprend une démarcation entre les sciences et l'opinion publique. Les premières, c'est-à-dire les sciences ne se trouvent guère « de manière générale, sur le terrain de l'opinion et des vues subjectives (...) leur exposition ne consiste pas en l'art des tournures, de l'allusion, du demi-mot et du demi-mensonge, mais dans l'énonciation sans ambigüité, déterminée et ouverte de la signification et du sens »72(*). La seconde, quant à elle, porte en germe une forme de dangerosité pour les individus, la société et l'État et étant le déni du droit, elle mérite en vertu de son impuissance d'être méprisée73(*) (opinions subversives) parce qu'elle ressemble plus à une étincelle tombant sur une terre ferme où elle disparaît sans laisser de trace. La science de l'entendement contrairement à l'opinion publique, possède une valeur éthique qui peut se justifier par la confiance que l'État lui fait. Si l'opinion publique comme subjectivité de la vie extérieure est un acte-d'opiner et d'ergoter sur la « dissolution de la vie subsistante de l'État » qui se trouve être détruite par sa contingence, elle peut tout de même acquérir « son effectivité véritable en son contraire, la subjectivité en tant qu'elle est identique à la volonté substantielle »74(*).

Il n'en demeure pas moins que c'est l'État concret comme le tout articulé de ses membres particuliers qui est le garant de la participation des citoyens75(*) à la vie publique même si la citoyenneté politique (démocratique) dépend de leur qualification sociale. L'État refuse d'être un membre abstrait de la vie réelle et refuse surtout la présence de toute forme irrationnelle dans la vie démocratique, toute forme de pensée superficielle se limitant à des abstractions ou des spéculations mensongères.Comme détermination de l'universel, l'État « contient le double moment [qui consiste à] être personne privée et à être tout aussi bien, en tant qu'être-pensant, conscience et vouloir de l'universel »76(*) à la condition que cette conscience et ce vouloir soient non pas vides mais totalement accomplis et effectivement vivants loin de toute détermination particulière ni individuelle. Chaque individu peut de ce fait par son appartenance aux différentes corporations de la société civile, à sa commune - parvenir grâce à l'État à sa destination effective et vivante à l'universelqui est de renoncer à la « fin égoïste, dirigée vers son [propre] aspect-particulier » en se saisissant et en se mettant en oeuvre soi-même comme fin universelle. La fin (finalité) de la société civile dans sa concrétude n'étant rien d'autre que l'épanouissement et le bien-être de ses membres, tout « membre de la société civile est, d'après son talent particulier, membre de la corporation »77(*).

La députation entendue comme procédure en vue de la délibération sur les affaires universelles acquiert le statut de médiatisation et de représentation des intérêts essentiellement universalisables. Elle exige des candidats une disposition d'esprit, le talent et la connaissance des institutions et des intérêts de l'État et de la société civile, « lesquels sont acquis grâce à la conduite effective des affaires dans des fonctions d'autorité ou des fonctions d'État et confirmés par les actes, ainsi que dans le sens de l'autorité et le sens de l'État qui se forment et s'éprouvent par-là » (Hegel, 2013, § 310). Bien que fondus dans la masse des intérêts particuliers de/dans l'opinion publique, les députés78(*)ne sont pas des représentants d'individus-singuliers mais plutôt ceux des grands intérêts sociaux ou de l'une des sphères (corporation) essentielles de la société. En représentant leur propre élément objectif, ils viennent défendre la confiance mise en eux par leur électorat « ce d'autant moins que leur réunion a pour destination d'être une assemblée vivante, où l'on s'instruit et se convainc mutuellement, où l'on délibère en commun » (Hegel, 2013, § 309).

Hegel va à l'encontre de la tendance des députés de son époque qui ont longtemps fait du Parlement un espace conflictuel de règlement de compte individuel, et s'oppose à la notion de députation comme mandat impératif79(*). Les députés sont bien les représentants du peuple pour Hegel, contrairement à Rousseau pour qui le peuple souverain ne peut avoir des représentants, sauf à abdiquer sa souveraineté, mais tout au plus des commissaires80(*). La médiation représentative du peuple politiquement constitué étant possible grâce à l'État (la société civile81(*) ne pouvant le faire à cause de ses divisions internes) et indirectement à l'opinion publique, les députés siégeant au titre de représentants des grands intérêts de la nation se doivent de trouver un consensus82(*) lors des assemblées délibératives : « Une autre présupposition qui réside dans la représentation selon laquelle tous doivent participer aux affaires de l'État, c'est que tous s'entendent à ces affaires (Hegel, 2013, § 308).

Ø Distinction hégélienne entre société civile-bourgeoise et État

Il existe une différence établie par Hegel entre société civile-bourgeoise et État dont les origines remontent seulement au XVIIIe siècle concevant la société civile comme une association (Verbindung) d'individus autonomes « réunis dans une universalité seulement formelle par leurs besoins et l'organisation du travail permettant par ses fruits de satisfaire ces besoins, au moyen d'une constitution-juridique garantissant la sécurité des personnes et la propriété des biens, ainsi que d'une réglementation (ordre) extérieure destinée à préserver les intérêts particuliers et communs » (Hegel, 2013, § 157). L'État en tant « qu'effectivité de la volonté substantielle, [...] le rationnel en et pour soi »83(*), cherche à reprendre et à rassembler ces penchants extérieurs de la société civile autour de la fin effective de « l'universel substantiel et de la vie publique qui lui est dédiée, - dans la constitution-étatique ».

L'ambivalence que revêt le concept d'opinion publique est selon le philosophe de Berlin la « conséquence directe de la désorganisation de la société civile »84(*)qui ne peut pas être confondue ni réduite à l'État qui a pour fin en soi, immobile, absolue, la garantie suprême de la liberté et non la satisfaction des intérêts partisans. Ces derniers font en sorte que ceux qui composent la sphère publique peuvent se constituer en adversaires de l'État au nom de leurs intérêts, d'où la nécessité pour l'État de créer des liens corporatifs afin de contrer cette désorganisation, ramener à l'universel ce particularisme dangereux des propriétaires85(*) dont les intérêts demeurent personnels. L'État constitutionnel bourgeois a aussi pour but d'aider les individus à mener une vie universelle par l'unité de la volonté objective et subjective :

« Si l'État est confondu avec la société civile et si sa destination est située dans la sécurité et la protection de la propriété et de la liberté personnelle, l'intérêt des individus-singuliers comme telsest alors la fin dernière en vue de laquelle ils sont réunis, et il s'ensuit également que c'est quelque chose qui relève du bon plaisir que d'être membre de l'État. Or celui-ci a un tout autre rapport à l'individu ; attendu qu'il (État) est esprit objectif, l'individu n'a lui-même d'objectivité, de vérité et d'éthicité que s'il en est membre » (Hegel, 2013, § 258, p. 417).

En démasquant le système économique libéral où la société civile se trouve au coeur des intérêts économiques, réalise d'énormes profitset surtout «où « chacun cherche à satisfaire ses besoins particuliers en poursuivant ses buts égoïstes 86(*)», Hegel entend promouvoir l'idée de la régulation de la société civile par l'État qui est « par essence, une organisation de maillons tels qu'ils sont pour soi des cercles, et, en lui, aucun moment ne doit se montrer comme une multitude inorganique » (Hegel, 2013, § 303, p. 507). L'État en rassemblant des individus-singuliers c'est-à-dire le peuple comme un être-ensemble dans une multitude cherche avant tout à favoriser leur bien-être et leur épanouissement, s'oppose aux penchants individualistes ou atomistiques de ses citoyens : « La satisfaction de chacun est attendue de la confrontation externe, du calcul d'intérêt et de la résultante des intérêts particuliers cherchant leur expression libérale. C'est donc le règne du chacun pour soi, duquel l'on attend automatiquement, comme d'un « système de l'atomistique » (...) le règne du chacun pour tous et du tous pour chacun »87(*).

La réduction de la sphère publique à un « outil pédagogique »et non plus à une « sphère où la raison devrait se réaliser » ou se déployer dans la dynamique de l'Aufklärung fait en sorte que l'opinion publique devienne «au contraire le principe d'une éducation civique dispensée par l'autorité88(*) qui ainsi la récupère ». Autrement dit, ce n'est plus à l'opinion publique d'être médiatrice de la Raison et de promouvoir par son seul pouvoir (arbitre) sans la présence de l'autorité étatiqueEt l'État comme réalité morale par sa seule existence assume avec Hegel la tâche de concrétiserle règne de la rationalité au sein d'un ordre juste et parfait, tendance qui sépare donc toute idée d'accord de la politique et de la morale d'autant plus que la rationalisation de la domination par la Publicité est un faux problème89(*). L'entité régalienne en dépit d'incarner « l'objectivité morale » est par nature l'émanation même de la justice car « aucune décision judiciaire est un jugement subjectif ». Ne pas reconnaître cette puissance de l'État qui demeure objectif, dénigrer le gouvernement et ses instances administratives, ses fonctionnaires apparaissent aux yeux de Hegel comme autant de crimes ou délits aux degrés les plus divers90(*), l'expression-extérieure du terrain subjectif déterminé par la particularité :

On a, un temps, beaucoup glosé sur l'opposition de la morale et de la politique et sur l'exigence que la seconde soit conforme à la première. Il nous appartient de remarquer que de manière générale à ce propos que le bien-être d'un État a une tout autre justification que le bien-être de l'individu-singulier et que la substance éthique, l'État, a immédiatement son être-là, c'est-à-dire son droit, non pas dans une existence abstraite, mais dans une existence concrète [ ;] seule cette existence concrète, et non pas l'une des multiples pensées universelles que l'on tient pour des injonctions morales, peut être principe de son action et de sa conduite. S'agissant du caractère présumé contraire au droit que doit toujours avoir la politique dans cette opposition présumée, ce point de vue repose encore bien plus sur la superficialité des représentations de la moralité, de la nature de l'État et du rapport de celui-ci avec le point de vue moral(Hegel, 2013, § 337, p. 540).

La sphère publique n'étant plus que l'ombre d'elle-même à cause des contradictions de son propre système, Hegel en conclut qu'une société anarchique ne saurait s'émanciper de la domination et que même la société civile eu égard à sa tendance naturelle à la désorganisation mérite d'être intégrée à l'État même par la force91(*). Si Hegel semble ignorer que les progrès accomplis par les états constitutionnels en matière de défense des intérêts communs (corporations) furent rendus possibles grâce à la société civile qu'il disqualifie presque au profit de l'État, Marx lui fait remarquer plutôt que la révolution politique ayant abouti à la constitution de l'État politique en abolissant la société civile a consolidé la domination des propriétaires dorénavant « seuls maîtres de l'espace public par leurs propriétés »92(*).S'ensuit une critique de Karl Marx sur la sphère publique politiquement constituée et dominée par la bourgeoisie.

2- Karl Marx : critique de l'État et du droit politique hégéliens :

Grand lecteur de Hegel, Karl Marx a entrepris une grande critique de l'hégélianisme car n'étant pas convaincu par toute la rationalité du réel et toute la réalité de la raison se déployant dans le système hégélien, précisément dans l'État moderne « tel que Hegel en a déchiffré la rationalité essentielle »93(*). D'emblée, il sied de rappeler l'importance de l'influence intellectuelle et culturelle large, haute et profonde qu'exerçait la pensée de Hegel sur la génération de Marx d'autant plus que « la tâche critique est la forme que prenait toute la philosophie post-hégélienne ou « jeune hégélienne » de gauche après la disparition du philosophe de Berlin » (Quelquejeu, 1979, p. 21). Marx entreprend une critique radicale du concept hégélien de l'État en analysant scrupuleusement la structure cachée du pouvoir politique effectif : « Hegel - écrit Marx - n'est pas à blâmer parce qu'il décrit l'essence de l'État moderne comme elle est mais parce qu'il allègue ce qui est comme l'essence de l'État » (Marx, 1975, p. 113).94(*)

En publiant en 1842 l'article intitulé « Débats sur la liberté de la presse »95(*), Marx se fait connaître du grand public par sa critique remarquable sur la Diète (institution représentative reposant sur les états - Stande - que défendait Hegel dans ses Principes de la philosophie du droit)96(*) comme grand journaliste politique vigilant à la fois ironique, tranchant et profond. Marx rend compte dans cet article des débats tenus à la Diète97(*) dans laquelle assemblée « les orateurs bourgeois défendent alors la liberté de la presse au nom de principes qui, d'après lui, en trahissent le sens »98(*), censure des articles de façon arbitraire alors que la loi que l'État est censé promouvoir a pour vocation de garantir les libertés individuelles et collectives et non de les restreindre ni de les réprimer. Si Marx affirme avec insistance que « La liberté de la presse, c'est la liberté pour la presse de n'être pas un métier », c'est précisément parce que la liberté d'informer, de s'exprimer, de prendre position porte avant tout une dimension collective, sociale qui ne doit pas se réduire à la seule portée individuelle de son auteur ni à sa personne. Cette liberté est en principe garantie par l'État hégélien qui en tant que « réalité effective de la volonté substantielle, réalité qu'il possède dans la conscience de soi particulière élevée à son universalité est le rationnel en soi et pour soi » (Hegel, 2013, § 248), la réalité effective de la liberté concrète.

Mais la liberté d'opinion de Marx va tout de suite se heurter à la réglementation de la censure de ses écrits que lui impose l'administration prussienne qui ira même jusqu'à envisager la suppression de la Gazette Rhénane devenue le lieu d'expression et des opinions de Marx. Cette censure dont il est victime permet au jeune Marx de réfléchir sur les fondamentaux de l'État hégélien qui ont nourri son esprit politique de jeunesse avec les idéaux de liberté, de rationalité, d'universalité, l'État selon Hegel étant opposé aux intérêts particuliers ou partisans de quelques -uns. Au-delà, son analyse des procès-verbaux lors des délibérations de la Diète aide Marx à démasquer de façon décisive la vraie nature de l'État : « loin de se comporter comme une assemblée politique selon les règles d'un État véritable, garant de l'intérêt collectif, la Diète s'est comportée comme une assemblée de propriétaires. L'État concret est celui de la propriété privée » (Quelquejeu, 1979, p. 28).

L'intérêt privé est en réalité le but final de l'État qui prétend s'y opposer et son souhait caché est le périssement du monde du droit et de la liberté pourvu que les intérêts des propriétaires soient assurés et que les prolétaires soient tenus au silence. Dans ses articles consacrés à la Loi sur les vols de bois publiés par la Gazette Rhénane les 25, 27, 30 octobre et les 1eret 3 novembre 1842, Marx s'oppose avec véhémence au fait qu'un droit de l'État puisse ne pas s'appliquer à certains particuliers (propriétaires) en vertu de leur influence et des intérêts économiques qu'ils ont dans l'exploitation du bois. En refusant de sanctionner des voleurs de bois qui sont ses ennemis, l'État se laisse voler une partie de son autorité par la classe dominante des propriétaires qui s'est appropriée le pouvoir d'État à tel point que ce dernier n'a de valeur que formelle et non matérielle :

Que la propriété privée n'ayant pas les moyens de s'élever au point de vue de l'État, l'État a l'obligation de s'abaisser aux moyens, contraires à la raison et au droit, de la propriété privée. [...] Cette prétention de l'intérêt privé, dont l'âme misérable n'a jamais été éclairée ni traversée par une pensée d'État, constitue pour l'État une leçon sévère et profonde. Que l'État condescende, ne fût-ce que sur un seul point, à agir non pas à sa propre façon, mais à la façon de l'intérêt privé, la conséquence immédiate en sera que, pour la forme de ses moyens, il devra s'accommoder aux limites de la propriété privé (Marx, 1952, p. 146-147).99(*)

Cela signifie tout simplement pour Marx que l'État hégélien est envahi substantiellement par des intérêts privés qui menacent la réalisation de son universalité et pervertissent son orthodoxie. Les autorités de l'État, les représentants du peuple et tous ceux qui siègent à la Diète ne sont que des domestiques des propriétaires des forêts dont les intérêts sont « l'âme qui fait marcher l'État. Tous les organes de l'État sont des oreilles, des yeux, des bras et des jambes avec lesquels l'intérêt du propriétaire de forêts écoute, espionne, évalue, protège, saisit et court »100(*). C'est donc à contrecoeur que Marx suit les débats ennuyeux de la Diète qui est à ses yeux ni plus ni moins « une assemblée ne comprenant que des représentants d'intérêts privés », une assemblée qui ne peut pas légiférer en faveur du pauvre, de la veuve, du veuf et de l'orphelin.

Pendant que la philosophie (Hegel) chercher à légitimer l'État rationnel et ses idéaux de réalisation de la liberté, d'universalisation des intérêts publics, de publicité de la raison et d'égalité des hommes via les droits de l'Homme, Marx constate que le vrai pouvoir, le pouvoir effectif, lui, est entre les mains des propriétaires et de leurs intérêts privés (Quelquejeu, 1979, p. 29). La prise en compte de la réalité politique dans toute sa matérialité en cherchant à la transformer par le changement de leurs rapports est ce qui devrait préoccuper la philosophie selon Marx car s'il existe un mensonge légal, c'est « le mensonge que l'État est l'intérêt du peuple ou le peuple l'intérêt de l'État. C'est dans le contenu que ce mensonge se dévoilera » (Marx, 1975, p. 115)101(*).C'est ce mensonge qu'il faudrait selon Marx soit dissoudre totalement, soit changer en une vérité car en dépit d'être mensonge, il est surtout une illusion politique comme le fut jadis le pouvoir politique métaphysique :

« Partout l'État suppose la raison comme réalisée. Mais partout il tombe également dans la contradiction entre sa définition théorique et ses hypothèses réelles. Dans ce conflit de l'État politique avec lui-même, la vérité sociale peut donc être dégagée partout. De même que la religion est le sommaire des luttes théoriques de l'humanité, l'État politique est le sommaire de ses luttes pratiques. L'État politique exprime donc sous sa forme sub specie rei publicae toutes les luttes sociales, tous les besoins sociaux, toutes les vérités sociales. [...] Le critique ne peut donc pas seulement, il doit s'occuper de ces questions politiques - [...] Rien ne nous empêche donc de rattacher notre critique à la critique de la politique, à la prise de parti en politique, donc à des luttes réelles et de l'y identifier »102(*)

Dans la Critique du droit politique hégélien, Marx s'intéresse principalement aux paragraphes 261-313 des Principes de la philosophie du droit de Hegel qu'il revisite à nouveaux frais tant le système hégélien ne le convainc guère qu'il est scandalisé par le gouvernement de son époque souffrant d'une administration incapable et corrompue. Marx s'attaque pour le moins à la structure de l'État, son organisation, son fonctionnement et sa structuration ; il cherche à comprendre les racines réelles du pouvoir d'État en entreprenant une révision critique de la Philosophie du droit de Hegel et tente de « résoudre les doutes qui l'assaillaient ». La compréhension hégélienne de l'État permet à Marx de voir l'essence de cet État moderne comme avant tout un État bourgeois dont les fonctions que Hegel leur assigne sont en contradiction avec leurprétendue essence. Cet État ne garantit pas la liberté publique universelle encore moins la liberté de l'opinion publique, et il se trouve que le peuple attache plus d'importance et de crédibilité aux états ou corporations qu'aux institutions publiques qui sont censées garantir et confirmer sa liberté et son assurance :

Mes recherches aboutirent à ce résultat que les rapports juridiques - ainsi que les formes de l'État - ne peuvent être compris ni par eux-mêmes, ni par la prétendue évolution générale de l'esprit humain, mais qu'ils prennent au contraire leurs racines dans les conditions matérielles d'existence dont Hegel, à l'exemple des Anglais et des Français du dix-huitième siècle, comprend l'ensemble sous le nom de «société civile » (bürgerliche Gesellschaft ), et que l'anatomie de la société civile doit être cherchée à son tour dans l'économie politique (Marx, 1957, p. 4).103(*)

3- Députation et représentation publique réelle : Marx et le formalisme de l'État hégélien :

Hegel pour Marx s'est montré non-critique104(*)avec la réalité en méprisant formellement l'esprit de l'État, l'esprit éthique, la conscience de l'État là où il les rencontrait sous une forme ou figure empirique réelle, c'est-à-dire dans le quotidien de ses contemporains (Marx, 1975, p. 109). En faisant preuve de « mysticisme », de mystification patente, d'abstraction mystique ou fantasmatique de la réalité politique, Hegel idéalise la bureaucratie et empirise la conscience publique, populaire, qui en réalité est la source légitime de tout État105(*). Mais Hegel n'est pas à blâmer « parce qu'il décrit l'essence de l'État moderne comme elle est mais parce qu'il allègue ce qui est comme l'essence de l'État. Que le raisonnable soit réel c'est ce qui se montre justement dans la contradiction de la réalité déraisonnable qui toujours et partout est le contraire de ce qu'elle énonce et énonce le contraire de ce qu'elle est » (Marx, 1975, 113). Si Hegel parle de la « subordination » et de la « dépendance » comme deux modes de comportement de l'État à l'égard de ses sujets, c'est justement parce que l'État est une réalité extérieure qui ignore sa propre nécessité intérieure en empruntant une identité extérieure obtenue par force.

Avec une identité extérieure, l'État perd de son efficacité et devient le mobile mystifié de la pensée abstraite106(*) et individuelle du souverain qui au nom de son arbitraire en incarne la rationalité et la justesse par la clarté de ses vues, Hegel pensant que la souveraineté populaire est un leurre et seul le monarque peut bien l'incarner dans l'État constitutionnel. Au-delà, la souveraineté du monarque est chez Hegel plutôt corporelle dans l'ordre de la naissance naturelle. « À la pointe extrême de l'État déciderait par conséquent, au lieu de la raison, la simple physis. La naissance déterminerait la qualité du monarque comme elle détermine la qualité du bétail » (Marx, 1975, p. 73). De même, Marx pense que la monarchie est une inconséquence, « une espèce et une mauvaise espèce », une partie qui détermine le caractère du tout (une minorité de riches prolétaires qui contrôle tout le système de l'État), alors que la démocratie est la vérité de la monarchie qui ne peut pas être comprise par elle-même. En tout état de cause, la monarchie estcensée être seulement « forme » mais elle falsifie le « contenu » et refuse l'idée de toute représentation populaire véritable expression de son identité107(*) :

Dans la monarchie, le tout, le peuple, est subsumé sous l'une de ses manières d'être, la constitution politique ; dans la démocratie, la constitution elle-même n'apparaît que comme une détermination, à savoir comme autodétermination du peuple. Dans la monarchie nous avons le peuple de la constitution, dans la démocratie la constitution du peuple. La démocratie est l'énigme résolue de toutes les constitutions. Ici, ce n'est pas seulement en soi, selon l'essence, mais selon l'existence, la réalité, que la constitution est continûment reconduite dans son fondement réel, l'homme réel, le peuple réel et qu'elle est posée comme son oeuvre propre. [...] Hegel part de l'État et fait de l'homme l'État subjectivé. La démocratie part de l'Homme et fait de l'État l'homme objectivé.108(*)

Être membre de l'État est une détermination abstraite qui se conçoit comme dessaisissement individuel en vue l'inclusion à l'ordre de l'universel dans la perspective hégelienne. Cette abstraction qui est le reflet du formalisme de l'État signifierait en même temps que l'élément démocratique ne peut être conçu et reçu à titre formel et non matériel, ce à quoi s'oppose l'auteur du Capital. En effet, dépité par le formalisme du droit politique de Hegel, Marx réfute fondamentalement le formalisme de l'État hégélien qui présuppose la participation aux délibération et décision politiques et précisément les élections des députés comme une procédure de valorisation des intérêts universels des seuls députés et non des membres de la société civile-bourgeoise (le grand nombre, la multitude), leurs mandataires. En demandant aux députés de valoriser les affaires universelles d'un côté et de ne pas prendre en compte les intérêts de leur commune, de leur corporation, Marx constate que Hegel tombe soit dans un paralogisme, soit commet une contradiction performative sur la signification politique de « l'universalité empirique qu'il a lui-même défendue109(*).

Si l'on admet que la consultation et la décision110(*)sont l'effectuation de l'État comme affaire réelle, il en découle que tous les membres de l'État doivent avoir un rapportà l'État comme à leur affaire réelle et l'État doit les recevoir comme sa partie111(*). Leur participation réelle au fonctionnement de l'État est nécessaire d'autant plus que les conséquences et les effets secondaires résultant des lois votées par les députés concernent leur vie concrète, leur monde vécu (Habermas, 1992, p. 34)112(*). Les affaires de l'État dans leur universalité étant une affaire politique, il s'ensuite que prendre part aux affaires universelles de l'État c'est aussi prendre part à l'État. Hegel, parce qu'il estime que le peuple non souverain manquerait de maturité politique pour élire ses représentants de façon réfléchie estime de même que ce peuple, particulièrement les personnes privées qui le composent ne peuvent pas directement participer aux affaires de l'État à cause de leurs représentations atomistiques. Mais on ne saurait réduire l'État aux députés ou au pouvoir législatif, ce qui serait réduire l'État à la « totalité politique du pouvoir législatif » et limiter son existence qu'au statut d'État politique remarque Marx (1975, p. 181). Soit l'État existe réellement, effectivement par l'expression de la volonté populaire, soit le peuple serait dénué de son vrai pouvoir de membre politique réel/actifet contraint de se taire dans le silence de son oppression ou de sa méconnaissance :

Que par conséquent un membre de l'État, une partie d'État prenne part à l'État et que cette participation ne puisse apparaître que comme consultation ou décision ou dans des formes semblables, que par conséquent tout membre de l'État participe à la consultation et décision (si ces fonctions sont saisies comme les fonctions de la participation réelle de l'État) est une tautologie. S'il est par conséquent question de membres réels de l'État, il ne peut pas être question de cette participation sur le monde du devoir-être. Dans ce cas, il serait bien plutôt question de sujets qui doivent être à ce qu'on dit les membres de l'État et veulent l'être mais ne le sont pas réellement.113(*)

Le désir de la société civile-bourgeoise (de lamasse) à acquérir son existence politique réelle en remplaçant la société civile-bourgeoise fictive (défendant les intérêts particuliers des prolétaires masqués en prétendus intérêts universels) se montre à l'égard de Marx comme « l'effort de la participation la plus universelle possible au pouvoir législatif » (p. 182).Si la société civile-bourgeoise réelle doit remplacer celle fictive, c'est surtout parce que Hegel retire aux députés leur mission essentielle qui est de « représenter les intérêts des corporations » car en abrogeant cette fonction de représentation des intérêts de la masse, Hegel sépare entièrement les députés de leur fonction de corporation. Et par là également « il sépare la corporation d'avec soi comme d'avec son contenu réel, car elle n'est pas censée élire de son point de vue mais au contraire du point de vue de l'État, c'est-à-dire qu'elle est censée élire dans sa non-existence comme corporation » (Marx, 1975, p. 186-187).

Or, séparer l'État politique de la société civile-bourgeoise réelle apparaît comme la séparation des députés d'avec ses mandataires. Pour Marx, Hegel se contredit doublement. D'abord formellement, il est dit que les députés de la société civile-bourgeoise sont liés à leurs commettants juste formellement parce qu'ils les mandatent mais matériellement ils sont libres de valoriser d'autres intérêts114(*). Ils sont mandatés formellement par les membres de leur corporation « mais dès qu'ils le sont réellement ils ne sont plus des commis. Ils sont censés être des députés et ne le sont pas » (p. 187). Ensuite matériellement, ces députés se contredisent dans l'accomplissement de leur mission. Ils sont mandatés pour représenter des intérêts universels de leurs mandants alors qu'ils « représentent réellement des affaires particulières », des intérêts privés des propriétaires115(*). De même, Hegel accorde à la confiance la valeur substantielle de la députation au point où avoir confiance à son représentant, en un homme c'est considérer qu'il aura l'intelligence de traiter ma Chose comme sa Chose en donnant le meilleur de son savoir et de toute sa conscience morale. Ce que semble contredire la réalité quand l'on sait que la confiance en un élu ne garantit ni plus ni moins la défense des intérêts de ses mandants et ne le met pas à l'abri de toute manipulation. Mais pour Marx, les intentions cachées de Hegel sont de vouloir céder le pouvoir politique réel aux mains de la bureaucratie dans un élan de confiscation totale :

Ce qu'il exige réellement ici c'est que le pouvoir législatif soit le pouvoir réellement gouvernant. C'est ce qu'il exprime en exigeant la bureaucratie deux fois, une première fois comme représentation du prince et la seconde fois comme représentante du peuple. [...] Hegel oublie en ceci qu'il a fait partir la représentation des corporations et que le pouvoir gouvernemental fait face directement à celles-ci. 116(*)

Là où l'inconséquence de la pensée de Hegel et son sens de l'autorité supérieure finissent par « être dégoûtants »117(*) pour Marx c'est quand il surestime la valeur de l'État au-delà de l'opinion publique qui lui paraît subjective, avec une confiance en soi excessive. L'État hégélien ayant pour mission de se passer du « manque de sérieux de l'opinion publique » (Hegel, 2013, § 317, p. 521), Marx réfute ce modèle qui traduit plutôt la servilité de son auteur « infecté de l'arrogance mesquine du monde des fonctionnaires prussiens qui, avec leur distinction de bureaucrates bornés, jettent un regard condescendant sur la « confiance en soi » de « l'opinion subjective du peuple sur lui-même ». « L'État » est ici partout pour Hegel identique au « gouvernement » (Marx, 1975, p. 190). Ces hauts fonctionnaires dont l'accumulation du capital repose sur l'appropriation d'une plus-value rendue possible par l'exploitation des ouvriers consolident au nom de leurs intérêts privés une société de classes au sein de laquelle « les chances d'une ascension sociale, qui permettrait à l'ouvrier salarié de devenir lui-même propriétaire, ne cessent de diminuer » (Habermas, 1978, p. 132).

Marx tire donc comme leçon de sa critique de la philosophie du droit hégélien que la « république », ce qu'on appelle précisément un État sous sa forme constitutionnelle bourgeoise est nécessairement le régime d'un pays où «la sphère privée acquiert une existence autonome ». Il va sans dire que c'est seulement là où les sphères privées sont parvenues à une existence autonome que la constitution s'est développée en tant que telle (p. 71). Marx considère d'un oeil critique cette « sphère publique politiquement orientée » et par conséquent « l'indépendance théorique » de l'opinion publique des propriétaires qui font usage de leur raison en se croyant de purs et simples êtres humains jouissant de leur autonomie » (Habermas, 1978, p. 132). La conscience et l'opinion publiques des propriétaires est selon Marx totalement idéologique, de l'ordre des dominants qui doivent protéger leurs intérêts privés par le masque de l'État totalement acquis à leur solde. Marx place la « république » face à sa propre image qui renvoie à une contradiction criarde d'intérêts et de principes et dénonce l'opinion publique comme étant une fausse conscience qui « se dissimule à elle-même son véritable caractère qui est de masquer les intérêts de classe de la bourgeoisie »118(*).

Ainsi, ce penchant pour les propriétaires de privilégier leurs intérêts dans les discussions publiques empêche selon Habermas que les décisions découlant de ces délibérations correspondent aux idéaux de justice et de justesse normatives au point où l'identification essentielle sur laquelle repose l'opinion publique à savoir « l'identification de la Publicité à la raison » s'effondre119(*). Ce qui entraîne en même temps l'impossibilité de créer un cadre légal qui transformerait la « domination politique en une autorité rationnelle sur la base d'une société civile qui elle-même repose sur l'exercice sur l'exercice de la violence »120(*). De même, la neutralisation des rapports de force au sein du processus de reproduction de l'existence sociale fût-elle efficace ni la dissolution des rapports féodaux de domination au sein du public faisant usage de sa raison ne peuvent garantir le dépassement de la domination politique.Étant en proie à une crise de « mutation structurelle » et d'une « désintégration substantielle » menaçant sa fonction critique de « rationaliser la domination », Habermas à la suite de Marx note que l'espace public est devenu le lieu de propagande d'une « publicité fabriquée et d'une opinion non-publique » qui a pour but de manipuler le comportement électoral de la population et d'influencer son orientation politique. C'est la publicité démonstrative et manipulatoire qui refuse toute communication publique, intersubjective, toute discussion rationnelle comme préalable à la validité de toute disposition normative et considère les votants comme une « clientèle électorale »121(*).

* 53 La société civile hegelienne se définit comme « la part non politique du vivre en commun des hommes, portée au jour par le monde moderne, dont la « rationalité supérieure » tient largement au fait qu'il reconnait les droits du non-politique, - ceux de l'économique, ceux du social » (Hegel, 2013, § 183, Notes de bas de page de J-F Kervégan). Cette part non politique de la société civile ne signifie pas que la société civile serait indépendante de la sphère étatique-politique, dont elle contient les « racines ». La société civile existe seulement là où il y a un État, et pas n'importe lequel, un État moderne, qui s'achemine vers la Rationalité (Encyclopédie des sciences philosophiques 1827/30 III, III, § 527, p. 304). Hegel partage la conviction selon laquelle la Révolution française serait l'acte de naissance de la société civile en tant qu'elle a favorisé la « libération des forces de la particularité » en assurant ou en préfigurant la naissance de l'existence institutionnelle, constitutionnelle, de l'universel. La société civile est donc l'État externe ou la projection en extériorité de l'Idée de l'État.

* 54Chaskiel P., « La discorde par la communication ? Hegel face à l'opinion publique ». OpenEdition Journals, Vol. 23/2/2005. Consulté en ligne le 16 avril 2023 à 00h57 mn.

* 55Hegel G.W.F., Principes de la philosophie du droit. Édition critique établie par J-F Kervégan, 2013, Paris, PUF.

* 56 Au sens politique d'un parlement. D'où la publicité des débats parlementaires permet au corps politique tout entier d'être informé de l'intérêt général (des « affaires universelles ») dont le contenu est précisé par ces discussions (Notes de Jean-François Kervégan in Principes de la philosophie du droit, 2013, PUF.).

* 57 Hegel lui accorde l'apparence de la rationalité.

* 58 Idem

* 59 L'opinion publique a dans sa composition quelque chose de substantiel qui est son élément interne le portant malgré tout vers l'universel de façon quoique ambiguë.

* 60 Hegel qui s'en tient à une conception de l'opinion publique comme l'expression-extérieure immédiate cite ici le poète italien Ludovico Ariosto dit L'Arioste qui affirme dans un de ses célèbres aphorismes : « Car l'ignare imbécile/De ce qu'il sait le moins parle le plus souvent, /Et c'est pour dénigrer qu'il est le plus savant » (L'Arioste, Roland Furieux, Ch.XXVIII, strophe 1, v. 7-8, trad. B. Laroche, s.d., t. II, p. 113, Paris, Gallimard, 2003).

* 61 À cause de l'opinion publique, populaire.

* 62 À la question de Frédéric II de savoir s'il est « utile au peuple d'être trompé » ou d'être induit dans de nouvelles erreurs, le Mathématicien et Philosophe Français Frédéric de Castillon lors de sa participation au concours de l'Académie royale de Prusse en 1778 lui répondit : « Ordinairement on entend en général par Peuple le gros de la Nation qui, occupé presque sans relâche à des travaux mécaniques, grossiers et pénibles, n'a aucune part au gouvernement et aux emplois ».

* 63 https://www.revolutionpermanente.fr/Qu-est-ce-que-le-peuple (consulté en ligne le 18 avril 2023 à 23h17).

* 64 Le souverain sait en effet qu'un peuple « ne se laisse pas tromper sur sa base substantielle, son essence, et le caractère défini de son esprit, mais qu'il est trompé par lui-même dans la manière dont il a savoir de celui-ci » (Hegel, 2013, § 317, p. 521).

* 65 La réalisation de l'idée du droit chez Hegel a pour conséquences ce qui suit : tout ce qui rationnel doit devenir effectif, réel, concret. Seul ce qui a du sens peut espérer se concrétiser grâce dans une réalité ayant connu la négation de la négation, un processus de travail (réalisation) dialectique permettant de mettre à nu ses propres contradictions résolues en vue de sa maturation et de son affirmation ; tout ce qui est effectif par un processus devient rationnel et vice versa.

* 66 Hegel, 2013, § 319.

* 67 Un des rares surnoms donnés à Hegel.

* 68 La raison chez Hegel est une puissance qui agit dans le monde comme liberté, et il est dans l'essence de la liberté de produire des effets concrets. La critique à peine voilée que Hegel adresse à Kant est d'avoir pensé la raison comme une faculté simplement intelligible et non une puissance qui produit la liberté dans l'histoire.

* 69 Hegel, 2013, § 319.

* 70 L'opinion publique serait de l'ordre du formalisme abstrait, préoccupée à ergoter sur des aspects purement particuliers de la réalité en essayant de « chasser la nature substantielle t concrète de la Chose » (idem).

* 71 Idem.

* 72 Idem.

* 73 C'est plus par l'oubli que l'oubli que l'opinion publique est anéantie, mise hors de danger de la communauté que par la répression et ce mépris fait en sorte que l'opinion publique est son propre juge, le juge de « ses propres débordements » et égarements.

* 74 Ibid, § 320.

* 75 « Que tous doivent individuellement prendre part à l'activité de délibération et de décision relative aux affaires universelles de l'État, parce que ces « tous » sont membres de l'État et que ses affaires sont les affaires de tous - qu'ils aient un droit d'être présents en elles avec leur savoir et leur volonté » (idem).

* 76 Ibid, § 308.

* 77 Ibid, § 251.

* 78 La députation procède de la société civile et d'après la nature de ses différentes corporations et les députés ont pour mission substantielle en dépit des besoins spéciaux, des obstacles, des intérêts particuliers qui les influencent - d'être au-dessus des clivages politiques, d'éviter que l'élection ne «tombe au pouvoir d'un petit nombre, d'un parti, [et] en cela, au pouvoir de l'intérêt contingent, particulier, qui devait précisément être neutralisé » (Ibid, § 311).

* 79 Hegel fait sien l'argument selon lequel « le Parlement n'est pas un congrès d'ambassadeurs d'intérêts différents et hostiles, mais une assemblée délibérative de la nation entière, avec un seul intérêt. Celui de l'ensemble » (Burke E., « Adresse aux électeurs de Bristol », Works, t. III, Londres, 1803, p. 20).

* 80Contrat Social, OC III, p. 429.

* 81 La société civile est régie par un système rigide qui trouve tout son sens dans sa nécessité existentielle (Notwendigkeit), nécessité qu'énoncent les « lois du marché » et qu'administre la « main invisible », que ses membres sont soumis à la nécessité qui prend notamment la forme de la spirale des besoins. Cela signifie que le « membre de la société civile, ce n'est pas encore l'homme raisonnable atteignant consciemment à son universalité substantielle ; c'est l'homme du besoin et l'homme du travail à cause du besoin : l'homme besogneux, si l'on accepte d'entendre par « besogne » à la fois son sens étymologique de besoin et son sens contemporain de travail pénible et inintéressante » (Quelquejeu B., « K. Marx a-t-il constitué une théorie du pouvoir d'État ? Le débat avec Hegel », Janvier 1979, Vol. 63, No. 1, Revue des Sciences philosophiques et théologiques, p. 33).

* 82 Au sens habermassien du terme comme entente mutuelle des volontés réunies à propos de l'universel.

* 83 Hegel, 2013, § 258, p. 417.

* 84 Habermas, 1978, p. 128

* 85Ce conflit d'intérêts dans l'espace public entre propriétaires et prolétaires contraint le prolétariat à « ne se définir que négativement ; il n'est une catégorie qu'au regard de l'assistance due aux miséreux » (idem).

* 86Quelquejeu B., « K. Marx a-t-il constitué une théorie du pouvoir d'État ? Le débat avec Hegel », Janvier 1979, Vol. 63, No. 1, Revue des Sciences philosophiques et théologiques, pp. 33-34.

* 87idem

* 88 L'autorité comme « sphère de l'objectivité que l'Esprit s'est donnée sous la forme de l'État » (Habermas, 1978, p. 129).

* 89 L'esprit d'un peuple (Volksgeist) comme opinion publique manque par sa contingence quelque chose de substantiel qui puisse s'universaliser par des principes moraux.

* 90 Hegel, 2013, § 319, p. 524.

* 91 Habermas, 1978, p. 13.

* 92Grand théoricien de la propriété privée, Hegel soutient que le premier pas de l'esprit objectif, c'est-à-dire réalisé dans le monde social, est la propriété. Cette dernière permet aux propriétaires fonciers (seuls citoyens définis par leur propriété) de participer directement au pouvoir législatif parce » qu'ils représentent ou expriment « la réalité morale naturelle et forment un ordre socio-politique dans la mesure où leur patrimoine est établi comme indépendant aussi bien du patrimoine de l'État que de l'insécurité du profit, de l'appât du et la mutabilité de la possession », Vieillard-Baron Jean-Louis., « Le prince et le citoyen : pouvoir et propriété du corps selon Hegel », in Revue de métaphysique et de morale, 2001/1 (n° 29), Paris, PUF.

* 93 Quelquejeu, 1979, p. 20.

* 94Marx K., Critique du droit politique hégélien, traduction et introduction de Albert BARAQUIN, Paris, Éditions sociales, 1975.

* 95 Cet article de Karl Marx a paru dans la Gazette rhénane n° 191, 193 et 195 des 10, 12 et 14 juillet 1842. Traduit d'après Karl Marx - Friedrich Engels : OEuvres, tome I, Berlin, 1958, pp. 86 à 104.

* 96 https://blogs.mediapart.fr/vincent-presumey/blog/280917/1837-1848-suivi-des-ecrits-de-karl-marx-2-epoque-combat-pour-la-democratie. Consulté en ligne le 12 mai 2023 à 11h44 mn.

* 97 La Diète de Rhénanie était composée de 79 membres dont 4 représentants des princes, 25 des nobles, 25 de la bourgeoisie et 25 des paysans. Les décisions étaient prises à la majorité des deux tiers.

* 98 Potte-Bonneville M., « Liberté manifeste. Marx a bonne presse », in Vacarme, 2018/4, pages 88 à 91, Paris, Éditions Association Vacarme.

* 99Marx K., OEuvres philosophiques, Tome I, Traduction par Jacques Molitor, Paris, Alfred Costes, 1952.

* 100 Ibid, p. 155.

* 101op. cit.

* 102Lettre de Marx à Arnold Ruge, datée de septembre 1843, publiée dans les Annales Franco-Allemandes, Berlin,1843.

* 103Marx K., Contribution à la critique de l'Économie politique, Paris, Éditions Sociales, 1957.

* 104Unkritisch en allemand.

* 105 Cette mystification n'est rien d'autre « qu'une malencontreuse bâtardise où la forme ment à la signification et où la signification ment à la forme, où ni la forme ne parvient à sa signification et à la forme réelle, ni la signification à la forme et à la signification réelle » (Marx, 1975, p. 139).

* 106 Ibidem, p. 53.

* 107 Ibidem, p. 68.

* 108 Ibidem, p. 68-69.

* 109 Ibidem, p. 180.

* 110 « L'élection est le rapport réel de la société-civile bourgeoise réelle à la société civile-bourgeoise du pouvoir législatif, à l'élément représentatif.Ou : l'élection est le rapport immédiat, le rapport direct, qui n'est pas simplement de représentation mais d'être, de la société civile-bourgeoise à l'État politique. Il va de soi par suite que l'élection forme l'intérêt politique principal de la société civile-bourgeoise réelle. C'est seulement dans le droit de vote aussi bien que dans l'éligibilité sans limitations que la société civile-bourgeoise s'est réellement élevée à l'abstraction d'elle-même, à l'existence politique comme à sa vraie existence universelle et essentielle. Mais l'accomplissement de cette abstraction est en même temps l'abrogation de l'abstraction », idem, p. 184-185.

* 111 Idem.

* 112Habermas J., De l'éthique de la discussion, traduction de Marc Hunyadi, Paris, Les Éditions du CERF, 1992.

* 113 Ibidem, p. 181.

* 114 La députation « a aussi le sens qu'ils (les députés) ne font pas valoir l'intérêt particulier d'une commune, d'une corporation à l'encontre de l'intérêt universel, qu'ils font au contraire valoir essentiellement celui-ci » (Hegel, 2013, § 309, p. 512).

* 115 Marx (1975, p. 191) note qu'ils « sortent des corporations, représentent des intérêts particuliers et ces besoins, et ne se laissent pas déranger par des abstractions comme si « l'intérêt universel » n'était pas aussi une telle abstraction, une abstraction justement de leurs intérêts de corporation, etc. «

* 116 Ibid, p. 189.

* 117 Idem.

* 118 Habermas, 1978, p. 132.

* 119 Ibidem, p. 134.

* 120 Idem.

* 121 Ibidem, p. 222.

précédent sommaire suivant






La Quadrature du Net

Ligue des droits de l'homme