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Espace public et rationalité communicationnelle chez Jà¼rgen Habermas


par Divin Gloire Roselin MOUZEMBO
Université de Tours - Maîtrise 2023
  

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Chapitre 3 Chapitre 1 : LES PRÉMISSES PHILOSOPHIQUES DE LA NOTION D'ESPACE PUBLIC CHEZ HABERMAS

1- Préhistoire du concept d'opinion publique :

Dès son apparition à la fin du XVIIIesiècle, l'espace public (öffentlichkeit)désigne littéralement dans un premier sens ce qu'on appelle « opinion », c'est-à-dire ce qui est incertain, ce qui se conçoit comme incomplet, vague ou manquant de substance. L'idée de la doxa platonicienne n'est pas loin de la conception de l'opinion et dans l'autre sens, cette dernière est définie comme réputation, renommée, considération, bref, « ce que l'on représente pour l'opinion des autres »26(*). L'opinion apparaît dans ce sens comme une idée dont la véracité n'a pas encore été approuvée, éprouvée, prouvée ou confirmée.Avant de devenir « public opinion » comme on le connaît aujourd'hui dans sa forme anglaise, l'opinion publique a jadis été thématisée par Goerg Foster par la notion de public spirit bien que les deux expressions aient le même sens à l'époque. Public spirit désigne l'esprit du temps, la general opinion (l'opinion générale)27(*) d'un public éclairé, infaillible faisant montre d'une réelle efficacité oppositionnelle qui s'agace contre la corruption de ceux qui détiennent le pouvoir au Royaume Unides années 1730 de Bolingbroke : « L'immédiateté d'un sens inné de la justesse et de la justice cohabite encore, dans l'idée de public spirit, avec cette volonté d'exprimer publiquement des arguments qui réalise l'articulation de l'opinion et du jugement » (Habermas, 1978, p.103).

Le concept de « public opinion » que reprend Hobbes correspond plus à des idées d'ordre religieux relevant du domaine privé, une « chaîne d'opinions » partant de la foi (faith) pour aboutir au jugement. La démarche hobbesienne catégorise donc tous les actes de foi, de jugement et de pensée comme relevant de la structure de l'opinion.Une année après la publication du Léviathan, Locke développe une conception de l'opinion comme « ce tissu informel des idées telles qu'elles sont en usage dans le peuple, et dont le contrôle, de caractère social (...) est plus efficace que celui de la censure institutionnelle »28(*) et dont la fonction de censure (Law of private censure) « devient une prise de conscience qui se dessine sur fond d'une morale sécularisée et d'une confession devenue chose privée » (Habermas, 1978, p.101). Il n'en demeure pas moins que la « Law of opinion » dans la perspective lockéenne ne se conforme pas à la dynamique d'opinion publique au sens de discussions publiques, mais acquiert sa validité par un secret et tacite consentement (by a secret and tacit consent). Elle n'influence pas les lois de l'État puisqu'elle se fonde de l'avis même de Locke sur « le consensus de personnes privées qui n'ont pas l'autorité qu'il faudrait pour légiférer »29(*), n'exige pas l'usage que peut faire le public de sa raison mais inclut simplement l'idée des habitudes de pensée.

Pierre Bayle, contemporain de Locke critique cette conception qui lui semble problématique. L'opinion devrait se fonder non pas sur fond d'un consentement tacite mais sur la critique, le fameux règne de la critique.30(*) L'exercice de la critique pour Bayle est une affaire strictement privée car « la vérité se révèle à travers la discussion publique des critiques entre eux, mais le domaine de la raison reste une dimension intime, opposée au domaine public de l'État ». Cela signifie que la « critique est une affaire privée, sans conséquence quant au pouvoir de l'État » (Habermas, 1978, p. 102) qui peut secouer le joug de la scholastique, de l'opinion, de l'autorité, de la barbarie et même des préjugés. Les Encyclopédistes tout en considérant Pierre Bayle comme leur précurseur reprendront à nouveaux frais le sens de l'opinion comme caractérisé par la vacuité, l'incertitude31(*).

Edmund Burke donnera à son tour une définition pratique de l'opinion comme réflexion en privé (et non inclination) sur une discussion publique portant sur des affaires d'intérêt général. Les citoyens de son avis ont le droit d'exprimer leurs points de vue sur les affaires publiques et cette aptitude de la « publicité de la raison » est un exercice précieux, rare à trouver dans les régimes totalitaires. Aucun pouvoir législatif ne peut librement et pleinement s'exercer sans rendre ou mieux tenir compte des avis de ceux que l'on doit gouverner. Il écrit dans ce sens :

Dans un pays libre, tout homme pense qu'il est concerné par l'ensemble des affaires publiques, qu'il a le droitde s'en faire une opinion et de l'exprimer. Les citoyens les examinent, les analysent et en débattent. Tandis que dans d'autres pays (...) on n'y réfléchit pas assez, et (...) personne n'ose mettre à l'épreuve de la discussion la force de ses opinions. (...) Par conséquent, tout le poids que vous représentez dépend de l'usage constant et pondéré que vous ferez de votre propre raison » (Burke, 1977, p.119)32(*).

À la même époque, Jean-Jacques Rousseau avait élaboré une conception de l'opinion publique presque pareille à celle des encyclopédistes en lui retirant sa portée éristique d'un côté tout en lui conférant de l'autre un rôle législateur dont le censeur est le « porte-parole ». Pour Rousseau, opinion publique ne peut pas rimer avec critique et ceux qui utilisent la critique pour traduire une opinion publique sont en réalité les vrais « ennemis de l'opinion publique »33(*). C'est l'opinion non-publique qui reçoit qualité de législateur, ce par la Publicité des discussions à même de garantir la transparence du contrat social. Ce dernier donne la possibilité à chacun de soumettre ses biens et tous ses droits « afin de pouvoir dès lors avoir part aux droits comme aux obligations de tous, grâce à la médiation de la volonté générale » (Habermas, 1978, p.107) ; il suffit d'être en possession de son bon sens lors des assemblées législatives pour voir où est l'intérêt général selon Rousseau et éviter de donner libre accès aux beaux parleurs souvent mus par des intérêts contingents et particuliers. Rousseau est convaincu que la volonté générale réside dans « un consensus des coeurs bien plus que des arguments, des opinions »34(*).

Rousseau veut en réalité se méfier de l'influence grandissante de « l'opinion du public éclairé, médiatisée par la Presse et les discussions des Salons » de son époque et défend la démarche d'une opinion « qui émane des moeurs simples et des coeurs naturellement bons ». Si Rousseau n'appelle pas tout simplement opinion ou opinion publique ce qu'il désigne par volonté générale et souveraine, c'est parce qu'il conçoit la volonté générale comme « l'ensemble du peuple unanime »35(*)réuni en assemblée comme dans la Grèce antique à l'image « d'une démocratie directe `'qui'' implique la présence réelle de ce qui y est souverain ; la volonté générale, en tant que corpus mysticum, est solidaire du corpus physicum » (Habermas, 1978 ; p. 108). Rousseau se représente de ce fait l'idée d'un plébiscite permanent par l'agora et précisément sur la place publique qui «dans la Grèce antique « devient le fondement de la Constitution ; c'est à elle que l'opinion doit être qualifiée de « publique », autrement dit aux citoyens dont l'assemblée n'a qu'un rôle acclamatif, et non pas à l'usage que fait de sa raison le public éclairé »(Habermas, 1978, p. 109). Habermas lit Rousseau comme un penseur qui exclut de la démocratie toute discussion publique même si la Révolution française va dévoiler les deux fonctions de l'opinion publique longtemps séparées à savoir « son rôle de critique et de législateur ».

Jeremy Bentham, contemporain de Rousseau a à son tour développé le lien qui rattache l'opinion publique au principe de Publicité car l'exercice du pouvoir politique exige des mécanismes de contrôle permanent pour éviter cette « foule de tentations diverses » et parfois perverses qui guettent quiconque détient l'autorité, c'est-à-dire un pouvoir public. Par les débats parlementaires, le public peut surveiller ce qui se décide sur leur vie et leur existence et peut éventuellement critiquer rationnellement l'ordre établi. Il écrit :

Le public dans son ensemble forme un tribunal supérieur à toutes les cours de justice rassemblées. On peut se mettre en position de braver ses exigences, on peut les qualifier d'opinions indécises et contradictoires qui réciproquement se réfuteraient et s'annuleraient ; chacun devine néanmoins que ce tribunal, bien qu'il ne soit pas à l'abri de l'erreur, est incorruptible ; (...) qu'il a entre ses mains le destin des hommes d'État (public men, hommes publics) et qu'on ne peut se dérober aux arrêts qu'il rend ».36(*)

L'opinion publique se nourrit de la publicité des débats pour s'instruire, se former et s'éloigner des préjugés et la publicité dans la perspective benthamienne permet d'assurer « la continuité de l'usage public d'une raison politiquement orientée, comme elle en garantit les fonctions ; » autrement dit, elle seule est à même de faire que le problème de la volonté devienne un problème de raison et aide les électeurs à agir en connaissance de cause. Elle oblige par la discussion, les pouvoirs publics à chercher la vérité en commun car en tant que Volksmeinung (opinion du peuple), elle n'est rien d'autre qu'une voix d'expression du peuple dans sa réalité constitutive.

2- La publicité comme médiatrice de la morale et de la politique chez Kant :

On trouve chez Emmanuel Kant l'idée selon laquelle l'opinion publique (öffentlichemeinung) est « en effet commandée par la volonté de rationaliser la politique au nom de la morale » (Habermas, 1978, p.113) et que l'usage public que font des personnes privées de la raison a pour rôle de combattre la domination sous sa forme absolutiste. Bien que la politique et la morale soient en conflit, Kant envisage la morale comme la passerelle permettant de trancher les conflits d'intérêt de la vie publique : « La vraie politique ne peut faire aucun pas sans rendre d'abord hommage à la morale ; et bien qu'en soi la politique fût un art difficile, ce n'en est pas un cependant que de la réunir à la morale, car celle-ci tranche le noeud que la politique ne peut trancher dès qu'elles sont en conflit » (Kant, 1975, p.74)37(*). Kant est convaincu que le pouvoir appartient à la raison et non à la domination ou encore à un rapport de forces. La concentration du pouvoir entre les mains du souverain ou Léviathan, la persécution de la société civile et la neutralisation de toute forme d'opposition face à un système de gouvernement ne sont pas de l'ordre de la raison pratique.

L'auteur de la Richesse des nations recommande que la législation politique d'un État soit soumise au contrôle moral des personnes privées, de la société civile constituant un public et exerçant son raisonnement dans une sphère dite publique et jouant par-là même un rôle politique. C'est pour dire que la société civile est à bien des égards chez Kant la médiatrice « entre l'État et la société » et la publicité « doit être comprise comme ce principe qui représente la seule instance capable de garantir l'unité de la politique et de la morale » (Kant, 1975, p. 75). L'Öffentlichkeit comme méthode de l'Aufklärung est un principe d'émancipation et de maturation avec pour objectif d'élever le public à être conscient de la responsabilité de sa pensée : « Être mineur c'est être incapable de se servir de son raisonnement sans la direction d'autrui, état dont l'homme est lui-même responsable puisque la cause en réside non dans un défaut de l'entendement, mais dans un manque de décision et de courage » (Kant, 1947, p. 83).38(*)

Mais penser par soi-même ne suffit pas chez Kant pour être efficace et ne met pas notre raison à l'abri de la servitude absolutiste. Il faut que l'Aufklärung soit médiatisé par la publicité de la raison car il est difficile pour l'homme pris isolément de sortir de sa minorité intellectuelle qui devient une sorte de seconde nature pour lui. Mais le public, lui, est une source de lumière qui peut mettre à nu les limites/failles d'un pouvoir pourvu qu'on lui laisse la liberté de le faire car il peut penser tout haut et faire un usage critique de sa raison :

On dit en effet que la liberté d'écrire pourrait bien nous être retirée par une autorité supérieure, mais que celle-ci ne saurait jamais nous retirer la liberté de pensée. Mais alors, jusqu'où iraient nos pensées et quelle en serait la justesse si nous ne pouvions penser en quelque sorte en communauté avec les autres à qui nous communiquons nos réflexions, comme ils nous font part de leurs idées (Kant, 1959).39(*)

Nonobstant le caractère élitiste et universitaire de l'usage de cette raison dans l'espace public que Kant comme les Encyclopédistes remettent aux seuls philosophes, la discussion concerne le public que forme le peuple afin de l'aider à faire un usage effectif de sa raison. Ce public qui porte des insuffisances de « la minorité intellectuelle » est aussi composé de quelques membres majeurs appelés à répandre leurs lumières sur les autres et le philosophe n'est plus le seul à même d'incarner l'Aufklärung. Cela signifie donc que la Publiciténe se réalise pas seulement au sein de la république des savants mais également à travers l'usage public que font de leur raison tous ceux qui s'y entendent. L'usage de la raison revêt chez Kant deux sens, privé et public :

« J'entends par usage public de notre propre raison celui que l'on en fait en tant que savant devant l'ensemble du public qui lit. J'appelle usage privé, celui qu'on a le droit de faire de sa raison lorsqu'on occupe un poste civil ou une fonction déterminée (...) Là il n'est donc pas permis de raisonner ; il s'agit d'obéir. L'usage public de notre propre raison doit toujours être libre, et lui seul peut amener les lumières parmi les hommes ; mais son usage privé peut être très sévèrement limité sans pour cela empêcher sensiblement le progrès des lumières » (Kant, 1947, pp. 85-86).

Le public des hommes faisant usage de leur raison se transforme en public des citoyens lorsqu'il s'agit de débattre sur des questions touchant à la chose publique, le monde de vie, le monde ici non au sens transcendantal comme concept général de tous les phénomènes mais comme monde réel et concret. Ce monde s'installe à travers la communication qui lie les êtres humains et est constitué par un public de lecteurs usant de leur raison car même le pouvoir législatif repose sur la volonté du peuple dictée par la raison.Au fait, Habermas rappelle que l'origine empirique des lois n'est rien d'autre que le consensus public des personnes qui font usage de leur raison et Kant différencie ces lois dites publiques des lois privées qui sont l'émanation d'une volonté individuelle, des lois d'autorité qui ne sont pas explicitement reconnues. La loi publique qui décide pour tous ce qui en l'occurrence doit être permis ou interdit découle d'une volonté publique, « source de tout droit, qui par conséquent ne doit lui-même faire de tort à personne...c'est la volonté du peuple dans son entier » (Kant, 1972, p. 36)40(*). Si l'humanité présente une vocation naturelle à se communiquer mutuellement tout ce qui regarde l'homme en général (Kant, 1972, p. 49), la publicité en évitant la « culture du secret » comme dans les cercles ésotériques est une sorte de dévoilement de la parole rendant possibles des discussions ouvertes qui assume en même temps la fonction d'être une « instance de contrôle pragmatique au service de la vérité ».

Kant le justifie si bien en ces termes dans la Critique de la Raison pure : « La pierre de touche grâce à laquelle nous distinguons si la croyance est une conviction ou simplement une persuasion est donc extérieure, et consiste dans la possibilité de communiquer sa croyance et de la trouver valable pour la raison de tout homme » (Kant, 1963, p. 551-552)41(*). L'opinion publique acquiert sa valeur pragmatique dans la mesure où les actions concernant le droit d'autrui peuvent s'accorder avec le droit et la morale mais aussi dans la « mesure où leurs actions sont justiciables de la Publicité, voire la réclament » (Habermas, 1978, p. 117). La sphère publique dans l'esprit kantien est ce tribunal qui jugent les actions politiques justifiées par les lois qui les fondent et lesquelles lois ont été acceptées par l'opinion publiques comme universelles et rationnelles. Tout régime politique régit par des normes c'est-à-dire réunissant la constitution civile et la paix perpétuelle remplace la loi naturelle de la domination par le règne des lois juridiques, et la politique devient essentiellement une morale. Si Kant est au départ dubitatif sur la concrétisation parfaite d'un régime politique qui garantirait l'unité de la politique et de la morale sans passer par la force, il croit néanmoins en la perfectibilité humaine. L'antagonisme de la société, les luttes intestines comme les guerres entre les peuples ont permis de son avis un progrès positif de l'espèce humaine et une amélioration constante des constitutions politiques. Ce progrès résulte de la pure et simple contrainte imposée par la nature afin de développer toutes les dispositions naturelles de l'humanité en « une société civile régie universellement par le droit » (Habermas, 1978, p. 118).

3- La sphère publique kantienne comme légitimation et rationalisation des intérêts universels :

Mais le principe kantien de publicité reconnaît seulement aux propriétaires le droit de participer au fonctionnement de la sphère publique (exercer leur droit de vote) et de faire un usage politique de leur raison. Ils sont leurs propres maîtres, les seuls à être autonomes en vertu de leurs biens car « s'appartenant à eux-mêmes », tandis que les prolétaires ou salariés ne possèdent pas de propriété et sont à la merci de leurs maîtres au point où cette dépendance les contraint d'échanger seulement leur force de travail alors que « les échanges entre propriétaires ont pour objet les marchandises qui leur appartiennent » (p. 119). Pareille distinction bien qu'insatisfaisante pour manifester l'égalité participative qu'inclut la publicité peut être comblée par l'acception selon laquelle les chances d'acquisition des biens sont égales pour tous sans distinction évitant de ce fait toute inégalité synonyme d'injustice dans la sphère privée. Autrement dit les non-propriétaires bien qu'ils ne soient pas considérés comme citoyens, peuvent toujours s'ils le souhaitent, devenir des citoyens « au sens plein du terme » grâce à leur talent, à la chance42(*).

Ils restent des personnes bénéficiant « de la protection des lois, sans avoir elles-mêmes le droit de les créer »et Kant envisage avec l'avènement du libéralisme la naissance des conditions de possibilité d'une égalité des chances faisant apparaître « la base naturelle d'un ordre légal et d'une sphère publique capable d'assumer les fonctions politiques (...) et de faire de la politique une question que seule la morale avait à résoudre, résultat de contraintes purement et simplement naturelles » (Habermas, 1978, p. 120). La loi du marché régulée donc par la libre concurrence pourrait mettre sur un même pied d'égalité le bourgeois et l'homme, les propriétaires et de simples individus. Il n'en demeure pas moins que cette égalité de principe ne saurait empêcher selon Kant le bourgeois de cacher ses intérêts égoïstes (dédoublement sujet empirique et sujet intelligible)43(*). Or la subsomption de la politique sous la morale dans l'espace public a pour conséquences de justifier l'intelligibilité et la nécessité de toute action morale comme émanant avant tout de notre liberté intérieure : « Toute action doit être considérée à la fois comme libre, eu égard à sa cause intelligible ; et comme nécessaire, c'est-à-dire comme faisant partie de la série purement causale qui enchaîne tous les événements du monde sensible » (Kant, 1963, p. 394).

En envisageant la constitution d'une sphère publique fondée sur le droit, l'auteur de Théorie et pratique44(*) entend faire de l'éthique l'objet et la finalité de la politique et la Publicité qui assumait le rôle de faire concorder l'agir politique aux lois de la morale s'applique à tous membres de la sphère sociale sans distinction du Prince au citoyen lambda. Kant considère la « loi » morale comme ce qui prend en compte par extrapolation l'intérêt général du public et non le succès ou la félicité d'un État dans les perspectives de l'atteinte d'un objectif privé c'est-à-dire d'ordre personnel. Comme principe suprême de la sagesse politique, les maximes politiques quant à elles « doivent, au contraire, provenir de la pure notion du devoir d'instaurer le droit (...) quelles que soient d'ailleurs les conséquences matérielles qui en puissent résulter. »45(*)

La perfectibilité étant l'idéal de l'être de l'homme dont le sens de l'existence se fixe n'a pour fin de l'avis de Kant que la quête du « progrès vers le mieux au point de vue de la fin morale de son être »46(*), elle se manifeste même dans la construction continuelle de la moralité que notre humanité essaie de consolider depuis des siècles pour créer une société plus juste et vivable. Cette moralité qui se régule par la présence du droit devient l'étalon qui permet de peser plus ou moins la valeur d'une loi en donnant la règle, le ton sur la notion de ce qui est normativement correct. C'est au nom de la morale aussi que ceux qui doivent obéir à une loi doivent participer à sa fondation, doivent légiférer pour ne pas être en déphasage avec ce qu'ils auront à observer comme idéal normatif dans leur agir et dans leur vie. La morale pour le philosophe de Königsberg (Kant) en dépit d'être un devoir est surtout une idée, un idéal, les deux ayant des fonctions normatives différentes car de même que l'idée « donne la règle, l'idéal sert de prototype à la détermination d'une copie ; c'est le seul moyen que nous avons de juger nos actions » dans l'espace public. Habermas (1978, p. 123) nuance subtilement cela en ces termes :

Si l'instauration d'un ordre légal ne peut être elle-même que de nature politique et n'être le fait que d'une politique qui ne contredit pas les principes de la morale, le progrès de la légalité est alors directement dépendant d'un progrès de la moralité, et la res publica phaenomenon devient un effet de la res publica noumenon.

Deux positions peuvent résumer la pensée kantienne sur le lien entre légalité et moralité. D'un côté, Kant aborde ce rapport dans un langage plutôt juridique dans lequel la politique « fondée sur l'éthique ne signifie rien d'autre qu'agir conformément au droit, par devoir envers des lois positives », et la publicité dans cette dynamique devient ce qui garantit « seulement » ce règne des lois. De l'autre, en reconnaissant implicitement que le règne des lois ne peut s'imposer sans une violence politique, Kant admet presqu'officieusement la nécessité d'une politique qui repose plus sur la morale que sur une légalité exclusive, irréductible. La politique ne saurait être réduite in extenso au devoir, à l'obligation qu'on a d'obéir aux lois établies de façon positive mais doit au contraire prendre en considération dans son processus de création des lois la volonté générale et collective, le bien-être de tous par le médium de la Publicité.

Médiatrice de la politique et de la morale, la sphère publique assume dorénavant la « tâche de faire apparaître l'unité intelligible des buts empiriques de tous, et de faire en sorte que la légalité y procède de la moralité » (Habermas, 1978, p. 124), aide à réaliser l'accord des lois de la raison avec les exigences du bien-être du public car « l'interdiction de la Publicité entrave le progrès du peuple vers le mieux »47(*). La Publicité en dernier ressort favorise l'unification des consciences empirique et intelligible en questionnant la légitimité de toute contrainte juridique et sa moralité. Bien que Kant soit perçu à certains égards comme l'un des précurseurs du positivisme juridique, son intuition essentielle est de montrer que la politique comme exigence de la raison pratique a pour but la liberté, mais « la liberté pensée comme devoir ou destination morale de l'humanité, et non comme jouissance de soi » (Sève, 2001, p. 489)48(*). La politiquedoit se fonder inconditionnellement sur la justice et le responsable politique se doter de la prudence pour bien exercer sa fonction : « On ne peut pas se contenter ici d'une demi-mesure et imaginer le moyen-terme d'un droit [...] tenant le milieu entre le droit et l'utilité ; la politique doit plier le genou devant la morale » (Kant, 1975, p. 376).

La politique kantienne apparaît continuellement en tension avec la moralité parfois même de façon contradictoire49(*)car Kant est convaincu que tout gouvernement qui contraindrait de façon paternaliste (gouvernement paternel :imperium paternale) ses citoyens à adopter son modèle du bonheur comme des enfants mineurs constituerait « le plus grand despotisme concevable »50(*). Même s'il y a une forte primauté chez Kant du règne de l'a priori, du noumène, de la rigueur de la loi d'abord sur la réalité politique en tant que phénomène, l'on peut aussi lire Kant comme un observateur attentif de la Révolution française ayant compris la politique comme un espace où la parole donnée doit être respectée. S'il est vrai qu'il lui manque une analyse du concept de décision politique, et si l'on peut reprocher à Kant d'avoir fait du droit comme système formel l'objet de sa pensée politique, sa pensée se pose en s'opposant au jeu des intérêts qui dans la perspective kantienne doit cesser d'être la source motivationnelle de l'agir politique dans l'espace public. Sève (2001, p. 492) peut à juste titre écrire à ce sujet :

Parce que l'exigence du bien et du juste, le respect (seul authentique sentiment moral), l'Idée du droit, sont des forces réelles qui existent dans l'âme, et que l'on peut et doit cultiver. La grandeur de la pensée kantienne est d'avoir inlassablement fait valoir que l'action politique est soumise à des valeurs absolues, que le plus cynique des politiciens est d'ailleurs obligé de respecter en paroles, valeurs dont la paix perpétuelle entre les hommes est le couronnement nécessaire.

La Publicité comme médium de la rationalité, de la moralité et de la légalité, est aussi ce qui réunit l'empirique (phénomène) et l'intelligible (noumène) dans une perspective de la prétention à l'universalité. Les personnes qui font un usage public de leur raisonnement (dans l'espace public) peuvent conclure un accord public (de tous les jugements) sur une loi, lequel accord pour Kant est chez Hegel 51(*)« l'universalité empirique des opinions et des pensées de la masse ». Si l'opinion publique revêt une portée émancipatrice chez Kant et que la Publicité du raisonnement est la pierre de touche de la vérité, c'est-à-dire « ce grâce à quoi la croyance peut faire la preuve qu'elle est en accord avec la raison de chaque individu » (Habermas, 1978, p. 127), Hegel manifeste une certaine prudence face aux limites de la société civile, de son manque d'autonomie car composée majoritairement à son époque des propriétaires - dira Marx - dont les richesses peuvent constituer un obstacle dans l'objectivité des jugements et l'impartialité des décisions. L'espace public exigeant non seulement un potentiel de rationalité mais surtout le sacrifice de ses intérêts égoïstes et personnels pour adopter des normes consensuelles et universelles, Hegel apparaît avant tout comme l'un des premiers ayant exigé la rationalisation de la domination, c'est-à-dire la conception d'une publicité subordonnant les intérêts individuels des propriétaires, des gouvernants « à des règles générales exprimant des normes universelles »52(*).

* 26 Shakespeare faisait à son époque dans Henri IV, V, 4 une distinction remarquable entre opinion, bon renom, en opposant la « ruse de la grande renommée (opinion) à la grandeur de la vérité dont la simplicité se passe d'artifices ».

* 27 Le Spectator, n°204, 1712.

* 28 HABERMAS J., L'espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, traduit de l'Allemand par Marc B. de Launay, Paris, Payot, 1978.

* 29 LOCKE J., Essai philosophique sur l'entendement humain, I, chap. II, § 11 ; cf. R. K, Paris, Vrin, 2001.

* 30 https://damiengimenez.fr/le-regne-de-la-critique-de-reinhart-koselleck/.

* 31 D'ALEMBERT., Discours préliminaire de l'Encyclopédie 1751, Paris, Gonthier, 1969 (coll : « Médiations », n°45).

* 32 BURKE E., Réflexions sur la Révolution française, Paris, Livre de Poche(coll. « Pluriel », n° 8304-8305), 1977.

* 33ROUSEAU J-J.,Discours sur les Sciences et les Arts, Paris, Garnier-Flammarion, 1971.

* 34ROUSSEAU J-J.,Du Contrat social, II, XII, p.101.

* 35 Rousseau écrit dans Du Contrat social P.140 : « La souveraineté ne peut être représentée (...) ; elle consiste essentiellement dans la volonté générale et la volonté ne se représente point : elle est la même ou elle est autre (...). Toute loi que le peuple en personne n'a pas ratifiée est nulle ».

* 36Bentham J., An Essay on Political Tactics, The Words of J. Bentham, Édimbourg, Bowring, 1843.

* 37Kant E., Projet de paix perpétuelle, Paris, Vrin, 1975.

* 38Kant E., Qu'est-ce que l'Aufklärung, Paris, Aubier, 1947.

* 39Kant E., Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée ?,Paris, Vrin, 1959.

* 40Kant E., Théorie et pratique, Paris, Vrin, 1972.

* 41Kant E., Critique de la raison pure, Paris, PUF, 1963.

* 42 Il faut noter que l'espace public d'avant les Lumières et même après était très sexué comme le souligne Éric Dacheux dans son ouvrage intitulé Vaincre l'indifférence. Les associations dans l'espace public européen, Paris, CNRS, 2000. Dans le quatrième chapitre de ce livre intitulé « L'espace public : la théorie confrontée aux pratiques militantes », Dacheux rappelle (comme Habermas l'a déjà fait des années avant lui) que « l'espace public bourgeois ne concernait qu'une élite de propriétaires sachant lire (...), et a été construit, en partie, sur la relégation des femmes dans la sphère intime (ce qui laissait le temps aux hommes de s'occuper des tâches publiques » (p. 115).

* 43 « Loin d'être simplement un espace d'échange rationnel entre individus égaux, l'espace public des Lumières est un lieu d'affrontement entre des intérêts contradictoires, qui s'appuie sur une impressionnante liste d'études pour montrer que les libéraux devaient, tout à la fois, faire face aux pressions de l'Etat d'un côté et, de l'autre, à celle d'un public plébéien et d'une élite radicale contestant la bourgeoisie » (Dacheux, 2000, p. 115).

* 44 Emmanuel Kant

* 45 Kant, 1975, p. 71.

* 46 Kant E., Théorie et pratique, Paris, Vrin,1972, p. 53

* 47Kant E., Le conflit des facultés, Paris, Vrin, 1973, p. 107.

* 48Sève B., « Kant (1724-1804) : le bonheur et la religion dans les limites de la morale », in cairn.info. DOI10.3917/dec.caill.2001.01.0485. Consulté en ligne le 05 avril 2023 à 00h38.

* 49 Si d'un côté Kant appelle à un désintéressement universalisable du devoir (« Agis comme si la maxime de ton action pouvait être érigée par ta volonté en loi universelle »), il retire à la politique sa fonction de contribuer au bonheur des individus, ces derniers étant condamnés à chercher leur bonheur de façon implicitement compatible avec les intérêts de l'autre.

* 50 Dans Théorie et pratique, Kant (1972, p. 290-291) peut écrire :

« Personne ne peut me contrarier à être heureux à sa manière (comme il se représente le bien-être d'un autre homme), mais chacun a le droit de chercher son bonheur suivant le chemin qui lui paraît personnellement être le bon, si seulement il ne nuit pas à la liberté d'un autre à poursuivre une fin semblable, alors que cette liberté peut coexister avec la liberté de tous d'après une loi générale possible (c'est-à-dire s'il ne nuit pas à ce droit d'autrui). Un gouvernement qui serait institué sur le principe du bon vouloir à l'égard du peuple, comme celui d'un père avec ses enfants, (...) dans lequel donc les sujets sont contraints, comme des enfants mineurs qui ne peuvent pas distinguer ce qui est pour eux véritablement utile ou pernicieux, de se comporter de façon simplement passive, pour attendre uniquement du chef de l'État la façon dont ils doivent être heureux, et uniquement de sa bonté que celui-ci aussi le veuille ; un tel gouvernement constitue le plus grand despotisme concevable (constitution qui supprime toute liberté aux sujets qui n'ont alors absolument aucun droit).»

* 51Hegel G.W.F., Principes de la philosophie du droit, Paris, Gallimard, 1940, § 301, p. 331.

* 52Raynaud P., Max Weber et les dilemmes de la raison moderne, Paris, PUF, 1987, p. 41.

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