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La part de l'humain dans les problemes ecologiques selon Michel Serrespar Faustin MBUYU Université de Lubumbashi - Licence 2023 |
I.3. L'ANTHROPOCENTRISMEAu point précédent, nous avons évoqué les idéologies philosophico-scientifiques de la nature comme mal et sources de la crise écologique. Dans un premier moment, nous avons décrit l'idéologie philosophique où nous avons vu que celle-ci a pris son envol grâce aux philosophes du temps moderne (Francis Bacon, René Descartes, etc.) et aussi avec les philosophes des lumières. Ceux-ci, par souci de rompre avec la tradition médiévale, ont renversé la manière de penser en science et en philosophie. Pour eux, l'humain n'est pas celui qui doit attendre les réponses venir d'une réalité divine. Il doit par contre questionner la nature par l'expérience de faits pour avoir les réponses par rapport à ses inquiétudes. C'est avec eux encore que la nature devient le lieu d'investigation de la pensée qui conduit l'humain à la connaissance et possession du pouvoir. Dans un second moment, nous avons évoqué l'idéologie scientifique. Ici nous avons montré, qu'elle est l'héritière directe de la rationalité cartésienne. Rationalité qui veut que les sciences aboutissent à une connaissance claire et distincte, c'est-à-dire certaine. Etant dans le schéma cartésien, la nature est interprétée de manière déterministe et mécanique grâce au recours de la mathématique. Cette interprétation vient de l'humain partant de sa propre logique. Toutefois, dans cette idéologie dite scientifique, il y a une deuxième tendance. Il s'agit du scientisme. Le scientisme se veut une religion qui prêche la nécessité de la science comme solution dans le problème que l'humain fait face. A la suite de ces constatations, nous sommes arrivés à la conclusion selon laquelle, ces idéologies ont donné à l'humain une place et un rôle central dans le monde. Celui-ci, conscient, pense qu'il est le centre du monde, se croit fort et se prend pour un être universel, un élément plus important que les autres. Cette attitude est dite anthropocentrique. L'anthropocentrisme est l'objet de ce présent point. Notre objectif est d'analyser en quoi l'anthropocentrisme est une des sources de la crise écologique actuelle. Mais, avant d'aller plus loin avec l'analyse, dissipons d'abord tout malentendu autour de ce concept. Qu'est-ce que l'anthropocentrisme ? D'après l'encyclopédie philosophique universelle, tome 1, « l'anthropocentrisme désigne une doctrine qui place l'homme au centre du monde93(*) ». La même définition, nous la trouvons aussi chez André Lalande pour qui, l'anthropocentrique est cette tendance « qui fait de l'homme le centre du monde, et considère le bien de l'humanité comme la cause finale du reste des choses94(*) ». Partant de ces définitions, on peut dire autrement que, l'humain est l'intersection où convergent tous les éléments du monde et dont lui seul est capable de décider sur ce qu'il veut, aime et souhaite, car il est le sommet. Cette tendance a de répercussion sur la nature. Elle fait de tous les éléments de la nature une entité privée et trouvent sens que dans la logique humaine. En ce sens, les choses du monde (êtres vivants, inertes, etc.) lui sont subordonnées, c'est-à-dire dépendantes de lui. Si nous l'analysons très bien, au cours de l'histoire et par rapport à certaine conception, nous découvrons que cette doctrine émane de trois sources lointaines : d'abord de la thèse mytho-judéo-chrétienne de l'interprétation cosmologique de la Bible à laquelle l'humain est au centre du jardin Eden avec mission et ordre divins de soumettre et assujettir les autres êtres de la terre95(*). Dieu a octroyé à l'humain le pouvoir en tant qu'être supérieur aux autres de dominer sur la terre. Cette thèse pour certains auteurs chrétiens émane d'une mauvaise interprétation de la bible. Ensuite, la deuxième source est présente dans la thèse mythologique énoncée par Platon. Le mythe de Prométhée et Epiméthée qu'il raconte dans Protagoras. Ici, l'humain eut le privilège de recevoir lui seul le feu contrairement aux autres êtres. Ce privilège lui donne la force et le pouvoir sur les autres êtres de la nature qui ne l'ont pas eu. Platon raconte : Quand l'homme fut en possession de son lot divin, d'abord à cause de son affinité avec les dieux, il crut à leur existence, privilège qu'il a seul de tous les animaux, et il se mit à leur dresser des autels et des statues ; ensuite, il eut bientôt fait, grâce à la science qu'il avait, d'articuler sa voix et de former les noms des choses, d'inventer les maisons, les habits, les chaussures, les lits, et de tirer les aliments du sol96(*) Les dieux ont donné la liberté, la force, la raison et l'autonomie à l'être humain par rapport aux autres êtres de la création. Par la suite, il devient un être exceptionnel du fait que lui seul ale langage. Les thèses partagent une chose en commun ; le privilège de l'humain sur la nature provient d'une réalité divine. Enfin, la troisième est moderne, énoncée au XVIIème siècle. L'anthropocentrisme moderne tire sa source dans la science moderne (savoir-pouvoir), qui a octroyé à l'être humain un pouvoir central sur les autres éléments de la nature. D'après Bernard Feltz, « Descartes considère que l'homme est un être supérieur aux animaux et aux choses naturelles97(*) ». De ce fait, l'humain pense exercer un pouvoir autoritaire sur le monde. Parlant de l'origine moderne de l'anthropocentrisme, Luc Ferry ajoute à la suite de Bernard Feltz que « Descartes, [est le] père fondateur de l'anthropocentrisme moderne98(*) ». Ce philosophe français(Luc Ferry) pense que cette doctrine est une philosophie utilitaire ne prônant que l'intérêt de l'humain. René Descartes a proclamé sans doute la supériorité de cet être (humain) face à la nature. Pour lui, il est supérieur aux animaux parce qu'il a la raison. Cependant, cette doctrine place l'humain au centre de tout comme décideur dont tous les éléments du monde dépendent de lui. Cette théorie pour qui, « les êtres humains possèdent certaines caractéristiques en commun avec les animaux, mais sont les seuls à posséder une âme spirituelle et à être doués de raison [où] les animaux ne sont que des automates dont les mouvements sont entièrement réductibles à des principes mécaniques99(*) » est à l'origine de la crise écologique. Ceci dit, prendre l'humain comme centre du monde est un danger. Dans sa rationalité, l'humain est prêt à tout faire de la nature, oubliant même qu'il est un élément fragile et faible par rapport à la nature. L'écologie profonde est contre une telle conception et la qualifie de spécéiste. Lisant le livre de Jean Onaotsho Kawende, celui-ci souligne que « la pensée moderne, est essentiellement anthropocentrique, considère le monde comme une donnée disponible, manipulable, exploitable pour la satisfaction des besoins de l'homme100(*) ». Autrement dit, tout n'a de sens que dans et pour l'humain. En plus de cela, il y a des thèses qui soutiennent que l'anthropocentrisme tire ses arguments dans la philosophie prêchant le triomphe de la raison humaine sur la nature. Cette philosophie fait de l'humain un être exceptionnel des autres, raison pour laquelle il est le centre de tout. Il joue un rôle de référence. Le problème avec l'anthropocentrisme est question de la fonction et du rôle que joue l'être humain dans la nature. Depuis Aristote, l'interprétation qui vient de l'humain sur les choses de la nature est qu'elles sont animées par un principe de causes finales. De façon différente, toutes les choses de la nature ont une fin et celle-ci est dans l'être humain. En d'autres termes, c'est pour lui que ces choses ont été créées ou sont là parce qu'il est là. Et donc les choses du monde n'ont un sens que dans lui. De ce qui vient d'être dit, il sied de noter encore que, l'anthropocentrisme est aussi une lecture sur la relation : humain et nature. Cette lecture fait croire au premier qu'il est supérieur à la nature et à un privilège. Par ailleurs, si nous analysons de près, cette doctrine est beaucoup plus un état d'esprit. Esprit selon lequel l'être humain se voit à un plus haut niveau sur le reste de la nature. À ce sujet, André Jacob dans l'encyclopédie souligne sur la structure fondamentale et inconsciente de notre esprit qui conditionne notre vision du monde. Cette vision, à en croire Raoul Delbove, fait de cet être le centre de l'univers parce que c'est vers lui que tende un univers personnalisant.101(*) La question sera celle savoir : qui élit l'humain et le place au centre ? Pour répondre à la question, l'élection ne vient de lui-même. L'humain reçoit un pouvoir par lui-même pour se construire une autorité dont lui seul est la première victime potentielle. Néanmoins, cette attitude a modifié l'environnement en fonction du besoin et des caprices humains. Soulignons que cette pensée est un mal écologique. Elle a fait des choses de la nature une entité humaine. Ce qui signifie que, les choses de la nature sont attentives aux besoins de l'humain. Pape François dans son encyclique Laudato'si ajoute à ce sujet que l'anthropocentrisme moderne a fini par mettre la raison technique (humaine) au-dessus de la réalité102(*). La question que nous devons nous poser à ce sujet est celle de savoir : qu'est-ce qui donne à l'être humain ce pouvoir ? Pour répondre à la question, l'être humain ne sait pas exactement où est sa place et son rôle dans la nature. Cette méconnaissance nuit à la relation qu'il a avec la nature en général. Il a le sentiment de vivre en un être autonome, universel et indépendant dans le monde. Autrement dit, il veut vivre sans rendre compte à personne parce qu'il se sent plus important que les autres êtres. A ce qu'il parait, Hans Jonas estime que le sentiment anthropocentrique vient de l'intérêt de l'humain qui se réduit à lui seul au détriment de tout le reste de la nature.103(*) L'intérêt est le mobile premier qui le pousse à vivre comme un être totalement complet. Son attitude supprime et nie la valeur des autres êtres de la nature. Cela dit, venons-en maintenant à la question de l'anthropocentrisme avec notre maître à penser. D'après Michel Serres, la nature est une totalité dans laquelle tous les éléments sont liés et en relation d'interdépendance. En fait, l'être humain est un élément de la nature liée à elle et prend naissance dans la nature. Cependant, par la soif, la raison d'être chef et maître, il se considère comme un gros animal, un Léviathan vivant.104(*) Conséquence, il devient un loup pour le monde dans lequel il vit. L'anthropocentrisme dans la philosophie serresienne est « la lutte de l'homme pour la vie contre les autres espèces de flore et de faune que, parvenus à un seuil105(*) » central. Ceci explique pourquoi Michel Serres refuse d'employer le terme environnement, car dit-il, celui-ci signifie que l'humain siège au centre du monde et le reste gravite autour de lui. De plus, notre auteur pense quant à lui que l'anthropocentrisme moderne est un « humanisme qui [...] promeut [l'homme] au milieu des choses ou à leur achèvement excellent106(*) ». Sur ce, l'humain considère le monde comme une réserve dans laquelle lui seul a le droit de statuer. Etant conscient d'être le seul sujet de droit, le monde n'est que l'objet de satisfaction des besoins. Avec évidence, l'anthropocentrisme vient du droit naturel. Celui-ci a fait de la nature un particulier (objet) et l'être humain (sujet) un universel. Ceci explique en quoi, « la nature se réduit à la nature humaine qui se réduit à l'histoire, soit à la raison107(*) ». Discourir sur la question de l'anthropocentrisme en écologie chez Michel Serres c'est évoquer la notion du subjectivisme et racisme de l'esprit. Par le contrat social, au nom du droit naturel, l'être humain reçoit seul le statut d'être sujet ayant des droits. Et les autres êtres ne sont que des objets. Il s'agit là d'un renversement où « le local (humain) envahit le global (nature) et devient totalité ou intégriste108(*) ». L'universalité de l'être humain dans le monde ou sa centralité se réduit à la notion du subjectivisme juridique. Depuis Jean-Jacques Rousseau, l'humain est le privilégié du droit. C'est de lui qu'il reçoit le statut d'être seul sujet du droit. En tant que tel, le monde se trouve écarter du droit, considérer comme un inconnu. En dehors du droit naturel, la déclaration des droits de l'homme fait la même chose. Celui-ci promeut l'être humain au rang du sujet ayant des droits. A en croire Michel Serres, la déclaration droits de l'homme « ignore et passe sous silence le monde109(*) ». N'est-ce pas une humiliation de la nature réduite au néant, à quelque chose qui ne parle pas et dont on ne peut même pas se préoccuper ? En réponse à cette question, soulignons que la réduction de la nature au statut d'objet a occasionné la crise écologique. Cette réduction est venue suite à l'esprit anthropocentrique considérant la nature commeun objet passif, propriété privée de l'humain. La crise s'articule dans la relation d'universalité et de particularité où la relation est verticale. L'être humain est dans cette relation ; « sujet-roi-soleil des objets110(*) ». Michel Serres appelle cette relation et croyance mettant uniquement l'être humain au centre comme un couplage asymétrique. En d'autres termes une relation verticale et imposante, car nous nous « croyions naguère sujet, individuels ou collectifs, d'un objet passif, le monde111(*) ». En outre, nous savons que l'anthropocentrisme constitue un mal écologique, puisqu'il a fait croire à l'humain qu'il est le tout puissant, sa place n'est qu'être le centre du monde. Ainsi, les autres êtres dépendent de lui. Cependant, il y a tout lieu de croire que cet esprit anthropocentrique est révolu avec la notion de la physique quantique où tout est lié. Il n'y a ni centre, ni environnement, ni sujet seul ou objet seul. Le tout forme la compréhension totale du réel. Dans Rameaux, Michel Serres dit en substance que « le père est trôné au centre du monde, détenteur des forces et de la raison112(*) » est détrôné de son rôle et fonction. « Désormais, il n'y a plus de centre113(*) » ; ceci nous fait penser à la triple humiliation de l'humain qu'explique Sigmund Freud.114(*) Il n'est plus au centre du monde. Il doit être avec le reste du monde dans une relation traversable et symétrique. * 93Sylvain AUROUX, et André JACOB, Les notions philosophiques. Encyclopédie philosophique Universelle, Tome 1, Paris, Éd. P.U.F., 1990, p. 105. * 94 André LALANDE, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, Éd P.U.F., 1926, p. 62. * 95 Pour avoir plus d'explication, à lire dans la Bible de Jérusalem, Éd. Cerf, 2001, p. 19. Ou, Gn. 1, 28-30. Ici il est écrit que Dieu les bénit et leur dit : « soyez féconds multipliez-vous, emplissez la terre et soumettez-là ; dominez sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et tous les animaux qui rampent sur la terre. », ... * 96 PLATON, Protagoras, Paris, Éd.Garnier, 1958, p. 50. * 97 Bernard FELTZ, Op. Cit., p. 96. * 98Luc FERRY, Le nouvel ordre écologique. L'arbre, l'animal et l'homme, Paris, Éd. Grasset, 1992, p. 121. * 99 Franck CEZILLY, « histoire de l'écologie comportementale »in écologie comportementale. Cours et question, Paris, Éd. Dunod, 2005, p. 4. * 100 Jean ONAOTSHO KAWENDE, Démocratie, technoscience et écologie. Champs pragmatiques de la rationalité pluraliste, Louvain, Éd. Academia-Harmattan, 2017, p. 180. * 101Raoul DELBOVE, L'humanisme énergétique de Teilhard, Bruxelles, Éd. Bloud et Gay, 1966, p. 87. * 102 PAPE FRANCOIS, Op. Cit., N°115. * 103 Hans JONAS, Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, Paris, Éd. Cerf, 1991, p. 188. * 104Michel SERRES, Op. Cit., p. 39. * 105Ibidem, p. 39. * 106Ibidem, p. 60. * 107Ibidem, p. 62. * 108Ibidem, p. 125. * 109Michel SERRES, Le contrat naturel, Paris, Éd. Flammarion, 1992, p. 63. * 110 IDEM, Op. Cit., p. 64. * 111Ibidem, p. 54. * 112 IDEM, Op. Cit., p. 43. * 113Ibidem, p. 43. * 114 André Comte-sponville dans son dictionnaire cite Sigmund Freud et explique les triples humiliations de l'homme : « Dans un passage fameux de ses Essais de psychanalyse appliquée, il évoque les trois blessures narcissiques que l'humanité, du fait des progrès scientifiques, a subies : la révolution copernicienne, la vraie, celle de Copernic, qui chasse l'homme du centre de l'univers (c'est l'humiliation cosmologique) ; l'évolutionnisme de Darwin, qui le réintroduit dans le règne animal (c'est l'humiliation biologique) ; enfin, la psychanalyse elle-même, qui montre que « le moi n'est pas maître dans sa propre maison » (c'est l'humiliation psychologique) ». André COMTE-SPONVILLE, Dictionnaire philosophique, Paris, Éd. P.U.F., 2001, p. 76. |
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