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La part de l'humain dans les problemes ecologiques selon Michel Serrespar Faustin MBUYU Université de Lubumbashi - Licence 2023 |
I.2.1.1.1. L'empirisme baconienFrancis Bacon hérite une culture selon laquelle le monde est un cosmos idéel, et produit de la création de Dieu. Celui-ci évite de continuer une telle conception et épouse la culture d'un monde ayant un ordre visible dans son ensemble, accessible de connaitre par intuition. Grâce aux découvertes de la physique, les sciences commencent à s'émanciper des explications métaphysiques. La tâche sera celle de découvrir les lois de la nature. De ce fait, les sciences de la nature n'ont pas toutes uniquement le mouvement de la pensée orienté vers le monde mais le milieu au sein duquel l'esprit acquiert la connaissance. Néanmoins, cette connaissance est le fruit de l'intuition. Il s'agit alors de l'invention de la science expérimentale qui doit être tournée vers le monde De ce qui précède, Francis Bacon cherche dans sa philosophie à résoudre les erreurs qu'il appelle Idole. Dans sa réflexion, il distingue quatre espèces d'idoles : la première est celle qu'il appelle les idoles de la tribu. Autrement dit il les erreurs communes à tous. Cette première espèce est commune à tout le monde par le fait qu'elle vient des défauts naturels liés à notre esprit humain. La deuxième espèce est les idoles de la caverne. Ces idoles sont particulières à chaque intelligence par le fait qu'elles tirent leurs origines dans les goûts, des dispositions, de la tournure d'esprit propre à chaque humain. La troisième espèce d'idoles est les idoles de forum. Cette espèce vient de l'emploi du langage. La dernière espèce ou la quatrième est les idoles du théâtre. Elles viennent des erreurs inculquées à l'esprit par le faux système des philosophes.45(*) Par la méthode inductive comme moyen pour arriver à la connaissance,il cherche à les éliminer. C'est le travail qu'il expose dans la première partie de son livre : Novum organon. La deuxième partie de son livre est consacrée à l'explication de cette méthode. Cependant, celui-ci a été confronté à une alternative. D'un côté, il y a la science théorique et de l'autre côté, il y a l'art qui est en effet la pratique. Son combat sera alors celui de vouloir unifier la théorie à la pratique à travers une méthode scientifique. Raymond Matand explique que, pour Francis Bacon, « la vraie science unit la théorie à la pratique46(*) ». La question de fond sera celle de savoir pour quelle finalité ? A cette question, Francis Bacon répond en ce sens : « le but de la science est double : théoriquement c'est la découverte des lois de la nature ; pratiquement le développement de l'industrie humaine47(*) ». Francis Bacon renvoie la réponse de la pratique dans la nature où l'esprit humain doit découvrir les lois. En introduisant l'induction comme méthode en science avec l'expérience comme base, celle-ci permet à l'esprit humain de questionner la nature. Un renversement dans l'ordre de la pensée. La nature devient alors l'objet de toute connaissance avec laquelle l'esprit humain doit trouver toutes les réponses. De quelle manière ? L'humain, grâce à la science « doit apprendre à donner aux choses des propriétés nouvelles, et à transformer les substances les unes dans les autres48(*) ». Par l'expérience, l'humain doit arriver à maîtriser la nature afin d'être maître de cette dernière. Ce que la nature doit faire ; c'est d'obéir. De ce fait, pour l'esprit humain, la maîtrise de la nature est sa finalité. Conséquence ; la nature devient l'objet à découvrir laquelle toutes les investigations sont autorisées. En affirmant ainsi, Francis Bacon soumît la nature à l'esprit humain ou à l'humain. Comme en témoigne Christophe Giolito, pour Francis Bacon, la connaissance ne vise plus la restitution d'une réalité disponible, mais elle est ordonnée à la production de résultats novateurs.49(*)Ainsi, l'application de la science sur la nature devient une forme de domptions. Quant à l'expérience qu'évoque Francis Bacon dans sa méthode, celle-ci se base sur des faits à étudier. Ces faits proviennent de la nature que l'esprit humain doit explorer. Ceci fait de l'expérience le tribunal de la nature. Elle questionne la nature et celle-ci doit donner des réponses en rapport avec la question posée. C'est pourquoi, pour Francis Bacon, l'humain en dehors de la nature « [il] ne sait et ne peut plus rien50(*) ».Il doit apprendre auprès d'elle pour la soumettre afin de ne pas être ignorant. La démarche sera celle d'obéir à la nature en premier afin de la triompher en second. C'est ce que lui-même dira par la suite : « on ne triomphe de la nature qu'en lui obéissant51(*) ». Dans l'aphorisme 18, Francis Bacon attribue à la science grâce à l'esprit humain de pénétrer les entrailles de la nature. Soulignons le fait que l'expérience que propose Francis Bacon dans son livre est une idéologie véhiculant un esprit de domination parce qu'elle n'est pas expérience pour savoir ou connaitre, mais expérience-savoir ou connaissance pour agir sur la nature, pour se servir d'elle, la conquérir et la transformer. Bref, pour rendre à l'humain un pouvoir. C'est pourquoi, pour Francis Bacon, le vrai pouvoir est la connaissance de la nature. Une fois connaitre ce que sont les lois de la nature, l'esprit humain acquiert le pouvoir sur elle et la triomphe. A ce sujet Francis Bacon écrit : Maintenant, nous devons en venir aux auxiliaires et aux rectifications de l'induction, puis ensuite, aux natures concrètes, aux progrès latents, aux constitutions cachées et à tous les autres sujets que nous avons proposés dans le vingt et unième aphorisme, pour que nous puissions enfin (comme des curateurs probes et fidèles) confier aux hommes leur fortune, après que leur intelligence aura été émancipée et sera en quelque façon devenue majeure ; d'où résultera nécessairement une amélioration de la condition humaine et un accroissement de son pouvoir sur la nature52(*) . Pour ce faire, nous retenons que la nature est le lieu où l'humain doit tirer les faits utiles pour son bonheur et le grandissement de son pourvoir sur elle. Apprendre de la nature pour en faire d'elle la chose à dominer plus tard. Tel est l'objectif de la philosophie baconienne ; inciter l'humain à connaitre pour agir et transformer. Hans Jonas le nomme par programme baconien dans le sens où le savoir est orienté dans la nature. Ce dernier selon Hans Jonas, consiste à « orienter le savoir vers la domination de la nature et utiliser la domination sur la nature pour l'amélioration du sort humain53(*) » Cette philosophie sera plus tard récupérée par d'autres philosophes. Adrien Lentiampa souligne que Francis Bacon promeut un monde où l'humain est le centre et il n'a qu'un seul objectif, celui de connaitre les causes, les mouvements et les vertus secrètes que la nature renferme en elle-même.54(*) Le fait de triompher de la nature, donne à l'humain le pouvoir de la destruction, de la domination et de l'objectivation de la nature. Par « la croissance de nos moyens rationnels nous entraîne, à une vitesse difficile à estimer, dans la direction de la destruction du monde55(*) ». Le vouloir connaître entraîne la destruction du monde. Dans ce contexte, la connaissance n'est plus connaissance mais, moyen d'appréhender les choses du monde par l'agir transformateur. Le problème que pose Francis Bacon pour Michel Serres est celui de droit de propriété. Francis Bacon a fait de la nature une propriété privée de l'esprit humain et de la science. Seul l'humain décide du sort de la nature, après avoir appris de cette nature tout ce qu'il avait besoin, il s'érige en pouvoir. De plus, Michel Serres ajoute dans Le contrat naturel que la recommandation de cette philosophie est celle de « dominer, mais aussi posséder56(*) » les choses du monde. Cette recommandation constitue un mal dont il faut briser le cordon et libérer la nature de ces présupposés dévastateurs. Du fait que l'humain imite la nature par l'apprentissage des lois, en revanche la finalité de cet apprentissage, lui conduit à la domination qui l'emporte sur la nature jusqu'à la destruction. Notre maître à penser ajoute que le souci de la domination de la nature depuis Francis Bacon est conduit par lalibido sciendi. Cette libido est le plaisir du savoir et fonde la libido dominadi ; c'est-à-dire le plaisir de la domination. Une domination dévastatrice des choses du monde.57(*)Le vouloir connaitre conditionne le monde à la soumission et octroie le pouvoir à l'humain. Notons que la tâche de l'applicabilité recommandée par Francis Bacon dans son livre n'a pas été effective. Il souligne en toute honnêteté que « notre méthode [...] est aussi facile de l'indiquer que facile de la pratiquer58(*) ». Comme le dit aussi Raymond Matand : « Bacon a eu clairement conscience de sa vocation [...] il était armé d'une méthode qu'il croyait capable de rénover la science, même s'il n'a fait lui-même aucune découverte, et que les règles de son induction étaient stériles59(*) ». Pourquoi cet échec, nous répond Michel Serres, « après lui avoir ainsi obéi, comme le dit Bacon, [...] elle falsifiera seulement la théorie60(*) ». La nature a un caractère indéterministe, elle varie toutes les fois qu'elle en a besoin. Voilà pourquoi, les sciences expérimentales font de détour. Retenons que Francis Bacon a réfléchi et a donné la voie à toutes les sciences expérimentales d'investiguer la nature. À ce propos, Donald Worster ajoute, que nous sommes en face d'une « inéluctabilité de la domination de la nature par la raison [humaine, la science et] sa désacralisation et sa matérialisation, jusqu'à l'industrialisation récente de la vie elle-même61(*) ». Son héritage scientifique est devenu à un moment donné une voie à suivre pour agir et transformer le monde. C'est pour cette raison que nous avons intitulé ce sous point : l'idéologie baconienne. Les sciences modernes vont faire de la nature un objet d'expérience et d'interprétation malgré les maux causés à partir de la pensée de Francis Bacon. Celui-ci a laissé un credo pour ses descendants sur la nature à savoir : la connaissance scientifique est pouvoir technique sur le monde. A la suite de sa réflexion, vient s'inscrire l'idéologie cartésienne, avec René Descartes. Dans l'introduction écrite par Alfred Lorquet, souligne qu'il est important de rapprocher la Novum organon de Bacon au discours de la méthode de Descartes. * 45Francis BACON, Novum organum, Paris, Éd. Hachette, 1857, p. VII. * 46 Raymond MATAND MAKASHUNG, l'homme et la nature. Perspectives africaines de l'écologie profonde. Paris, Éd. L'Harmattan, 2019, p. 55. * 47 Francis BACON, Op. Cit., p. VIII. * 48Ibidem, p. VIII. * 49 Christophe GIOLITO, Comprendre l'histoire de la philosophie, Paris, Éd. Armand Colin, 2008, p. 20. * 50 Francis BACON, Op. Cit., p. 7. * 51Ibidem, p. 7. * 52Ibidem, p. 215. * 53 Hans JONAS, Principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, Paris, Éd. Cerf, 1990, p. 192. * 54 Adrien LENTIAMPA, « écologie et vie. Une lecture de Laudato si' dans le perspective africaine », in revue Congo-Afrique, Kinshasa, Éd. C.E.P.A.S, N° 569, Novembre, 2022, p. 1126. * 55 Michel SERRES, Op. Cit., p. 32. * 56Ibidem, p. 59. * 57Ibidem, p. 96. * 58 Francis BACON, Op. Cit., p. 2. * 59Raymond MATAND MAKASHUNG, l'homme et la nature. Perspectives africaines de l'écologie profonde. Paris, Éd. L'Harmattan, 2019., p. 56. * 60 Michel SERRES, Op. Cit., p. 41. * 61 Adrien LENTIAMPA, Art. Cit., p. 1126. |
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