II-1 LE MYTHE DU SCHOFAR :
A propos du rite du Schofar Jean Michel Vives 40
soutient dans sa thèse que le processus de filiation n'est pas
réductible à une transmission de la parole mais doit
également impliquer un certain type de transmission de la voix qui
permettra au sujet de passer de la vocation à l'invocation.
Je le cite :
« Quelle est la place de l'objet voix pris dans cette
dynamique orale ?
Pour en rendre compte, je m'attacherai à reprendre le
texte de Freud Totem et Tabou. Ce texte m'intéresse à plusieurs
niveaux. Tout d'abord en ce qu'il me permettra d'articuler ici le festin
(fût-il cannibalique !) et voix mais aussi car il nous engage à
aborder cette question moins du côté de l'Autre maternel, comme
cela est souvent le cas lorsqu'il s'agit de travaux sur la voix, mais du
côté du père originaire.
Le récit freudien du meurtre du père et du repas
qui le suit illustre mythiquement le moment logique de la constitution du sujet
- qui met en jeu l'objet voix comme nous le verrons - avec l'apparition de la
dialectique du jugement d'attribution, tel que Freud, après l'avoir
esquissé dans Pulsions et destins des pulsions, le développera
dans son texte de 1925, « Die Verneinung ».(la
dénégation) Il s'agit bien, dans ce procès, du rejet de la
jouissance qui permettra au sujet de porter un jugement d'existence sur
l'objet. Pour autant, dans ce traitement
39 Freud « Trois essais sur la théorie
de la sexualité », Paris Ed. Payot, 1962 p.65
40 « Psychanalyse des rituels religieux, Paris,
Denoël, 1974, p. 257- Jean Michel Vives au travers du texte de R; Reik
(1928) «
Dès lors ils parvenaient, dans l'acte de consommer,
à l'identification avec lui, tout un chacun s'appropriant une partie de
sa force. En effet le mort devenait plus puissant qu'il ne l'avait
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du réel par le symbolique, tout, du réel ne peut
être pris en charge. Il existe du réel qui ne saurait être
symbolisé, il y a des restes. N'est-ce pas le cas dans tout festin ?
De ce réel que constitue la voix du père
archaïque, tout ne saurait donc être pris dans les rets du
symbolique. Ce double destin de la voix réelle et/ou symbolisée
marquera profondément le devenir du sujet.
Reprenons les grandes articulations du texte de Freud pour
essayer d'y déceler en quoi voix et festin sont liés.
« À l'origine », l'humanité aurait
été organisée sous la forme d'une horde sur laquelle
régnait un aïeul tyrannique qui jouissait de toutes les femmes et
en interdisait l'accès à tous les autres hommes, dont ses fils ;
incarnation de la jouissance absolue, imposant aux autres une loi dont
lui-même est exclu. L'interdit qui pèse sur les fils - tu ne
jouira pas - a pour effet de désigner le lieu et l'objet de la
jouissance, amenant par là même les fils à désirer
et à tenter de s'emparer de l'objet du désir. Et ce qui devait
arriver, arriva. Un jour les fils, exclus de la jouissance, s'unirent,
tuèrent le père et le mangèrent.
Après le meurtre et la dévoration du
père, les fils pouvaient se laisser aller au déchaînement
de la jouissance afin rendue possible et s'entretuer, chacun voulant prendre la
place du père, s'en approprier la jouissance absolue. La ruine, et le
chaos et pour finir la disparition de la horde et peut-être de
l'espèce en aurait découlé inéluctablement. Ce
n'est pas nous dit Freud ce qui s'est passé. Au contraire devant leur
acte et le risque de débordement qui en découlait, les
frères renoncèrent à la conquête de cette position
de jouissance totalitaire et instaurèrent la loi pour la
réguler.
« Qu'ils aient aussi consommé celui qu'ils avaient
tué, cela s'entend s'agissant des sauvages cannibales, nous dit Freud.
Le père primitif violent avait été certainement le
modèle envié et redouté de tout un chacun dans la troupe
des frères. La médiation du repas cannibalique
évoquée par Freud est fondamentale. En cherchant à
s'approprier les attributs de la toute-puissance du tyran par
l'intermédiaire de la dévoration, la bande des frères
réalise une identification dont Freud décrira
ultérieurement le processus en 1921 dans Psychologie des masses et
analyse du moi.
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jamais été de son vivant par effet
rétroactif obéissaient à la loi paternelle
désavouant leur acte en interdisant la mise à mort du totem,
substitut du père et ils renonçaient à recueillir les
fruits de ces actes en refusant d'avoir des rapports sexuels avec les femmes
qu'ils avaient libérées. C'est de cette façon nous dit
Freud que découle l'instauration des deux interdits fondamentaux et
fondateurs de toute société civilisée : le tabou du
meurtre et de l'inceste.
Il s'agit de l'identification de première
espèce, nommée identification par incorporation. La voix met ici
en jeu une forme d'identification au père qui, comme Freud nous permet
de le comprendre, n'est pas toute symbolique mais inclut une dimension
réelle, ce que pointe le terme incorporation. Il ne s'agit plus, dans
les termes, du mythe du père tué, mais du père
dévoré cru. Il ne s'agit pas seulement d'un trait signifiant,
mais d'un objet : la voix.
Après le meurtre, la voie est enfin libre. Or, loin de
se laisser aller au déchaînement de la jouissance, les
frères y renoncent et instaurent la loi pour la réguler.
Le pacte conclu à l'occasion du meurtre du père,
que Freud positionne comme base de la société et du lien social,
traduit alors la volonté de refouler ce meurtre ce qui échoue,
puisque le père mort est « rappelé » sous la forme du
totem, qui présentifie le père assassiné, attestant ainsi
qu'il est bien mort, et ne reviendra pas.
a)Donner de la voix, après l'avoir
incorporée :
Freud dans «Totem et tabou41,
introduit la voix au moins en deux endroits.
Le premier est celui où il parle de l'imitation de la
voix de l'animal totémique : « Le clan qui, dans une occasion
solennelle, tue son animal totem d'une manière cruelle et le consomme
cru, sang, chair et os ; pour la circonstance les compagnons de tribu sont
déguisés à la ressemblance du totem, l'imitent par les
sons et les mouvements, comme s'ils voulaient insister sur son identité
qui est aussi la leur. » Ici Freud insiste sur l'identification qui
passerait pour partie par une dévoration et pour partie par une
imitation d'essence vocale.
Le second est celui où Freud associe le héros
tragique au père archaïque mourant.
Pourquoi le héros de la tragédie doit-il
souffrir, demande Freud. « Il doit souffrir parce qu'il est le père
originaire, le héros de cette grande tragédie originaire, qui
trouve ici une répétition tendancieuse, et la coulpe tragique est
celle qu'il doit prendre sur lui pour délivrer le choeur du fardeau de
sa coulpe. »
41 Freud «Totem et tabou» Ed. Petite Biblio
Payot
b) Le père archaïque est mort,
dévoré... mais il ne le sait pas :
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Ici la voix n'est pas directement citée mais
implicitement comprise. En effet chacun sait que la tragédie antique
était en partie chantée. Le choeur - la troupe des frères
dans l'hypothèse freudienne - chante chaque fois qu'il intervient. Le
héros le fait seulement à certains moments au plus profond du
malheur - au moment de son assassinat, si l'on suit l'hypothèse
freudienne. Le chant serait alors une forme sublimée du râle du
père mourant. La troupe des frères, le choeur, chanterait alors
pour commémorer cet instant. Nous retrouverions ici la première
occurrence de la voix dans le texte freudien où, par l'imitation du cri
ou du chant de l'animal totémique, les frères se reconnaissent
fils de... Les fils, en chantant, s'identifieraient à l'animal totem,
mais également en rappelant, par le chant, le cri d'agonie,
.Ils signifient au père qu'il est mort. On pourrait
également, en suivant cette hypothèse, résoudre le
paradoxe de la présence du chant chez le héros dans les instants
de déréliction. En effet, le chant n'est que la modulation du
cri. Il commémore et voile le cri du père agonisant.
Les frères chantent, ou imitent vocalement l'animal mis
à mort pour se reconnaître fils de... Ils donnent de la voix,
après l'avoir incorporée. En effet, l'audition n'est pas un
processus fondamentalement différent de l'ingestion, et constitue lui
aussi, une forme d'incorporation. Je vois là la naissance du circuit de
la pulsion invocante : après avoir reçu la voix de l'Autre, le
sujet la lui restitue dans l'invocation, bouclant ainsi le circuit de la
pulsion. Le sujet se fait ici entendre de l'Autre, ce qui est impossible au
psychotique, soumis qu'il est à la voix de l'Autre et parfois même
au névrosé, soumis, lui, aux féroces injonctions du
Surmoi, le père mort continuant alors à empoisonner le sujet de
ses vociférations. C'est ce que nous montre la tragédie d'Hamlet.
Le roi, père d'Hamlet, est mort par empoisonnement auriculaire mais
c'est le fils qui souffre de cette voix qui par-delà la mort ne veut pas
se taire, et empoisonne son fils en lui enjoignant de le venger.
La voix est ambivalence car elle est cet objet de jouissance,
elle est la trace du meurtre et de ce qui en découle : le renoncement
à la jouissance absolue dont la quête terrible et fratricide
aurait signifié la destruction même de l'humanité. Elle
devient de ce fait le support de la loi pacifiante, fondatrice des
sociétés humaines. C'est alors le père pis à mort,
mais magnifié pour le repentir des fils qui est mis en avant, un
père qu'on peut de ce fait désigner comme père fondateur
de la loi en quelque sorte.
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Theodore Reik dit qu'il est parfois nécessaire de
rappeler au père qu'il est mort et qu'il ne peut être le garant du
pacte symbolique qu'en tant que tel. Ce rappel qui permet de le tenir à
distance peut être repéré, par exemple, dans l'utilisation
du Schofar, comme le montre Reik dans son texte Le rituel : psychanalyse des
rituels religieux.
Le Schofar, instrument de la liturgie judaïque, est fait
d'une corne dans laquelle on souffle une série de sonneries pour le
Nouvel An juif et pour le jour du Grand Pardon. À la suite de Reik, qui
trouve l'effet sur l'auditeur disproportionné au regard du
matériel musical, Lacan s'étonne de l'effet produit par
l'audition du Schofar même chez des auditeurs non juifs.42
Pour T. Reik c'est à partir d'une analyse très
serrée des textes sacrés, relie l'effet provoqué par
l'audition du Schofar à la problématique freudienne du meurtre du
père primordial. Il est amené à faire l'hypothèse
que ce son, mélange inquiétant de douleur et de jouissance,
entendu lorsque sonne le Schofar serait l'écho indéfiniment
répété du râle du père primordial non
castré mis à mort. Ce son ne serait en fait que la voix de Dieu
mais sous sa forme ancienne d'animal totémique où il était
mis à mort lors de la cérémonie sacrificielle. 43
Le Schofar vient s'inscrire comme un rite de
commémoration du meurtre primitif et si nous suivons Reik et Lacan dans
leurs analyses, la voix serait un reste du père archaïque.
Le Schofar serait l'attribut vocal du totem et ce qui reste du
festin sacrificiel.
La voix incorporée, à l'occasion de
l'identification originaire constitutive du sujet, est donc paternelle. Pour
autant, il ne s'agit pas de celle du Nom-du-Père, en tant qu'il supporte
l'autorité symbolique, mais de celle de la figure obscène du
père d'avant l'OEdipe, incarnation mythique de la « Chose »
innommable. La voix est ici porteuse de cette jouissance absolue, et
l'incorporer, c'est à la fois participer de ce qu'il en reste et
accepter la loi. En effet, le cri du père blessé à mort ne
se tait pas, et son « beuglement de taureau assommé se fait
entendre encore dans le son du Schofar ».
C'est d'ailleurs le seul son humain de ce meurtre sans parole
; comme si la trace d'une voix où subsiste la jouissance du père
était nécessaire pour faire de lui l'instance de la parole qui
rend possible le processus même de subjectivation.
42 Theodore Reik (1919) « rituel-psychanalyse des rites
religieux « Ed. denoel
43 ibid
26
C'est ce que nous montre également l'acte de Moïse
lorsque, redescendu du Sinaï, il fond le veau d'or, le mélange
à de l'eau et le fait boire au peuple idolâtre.
Ainsi, nous pouvons repérer comment l'instauration de
la loi s'appuie sur la nécessaire incorporation du support de la
jouissance (veau d'or ou voix du père archaïque). Cette
incorporation permettra de la faire sienne, pour ne pas en être
excessivement - la victime.
Une rapide allusion à la psychopathologie nous
permettra de comprendre cela et de conclure cette esquisse sur les rapports
entre oralité et auralité. Freud, pour rendre compte du
mécanisme en jeu dans la mélancolie, dans Vue d'ensemble des
névroses de transfert, avance que l'identification au père mort
est la condition du mécanisme de la mélancolie. S'il semble que
le mélancolique est vivant, il est pourtant déjà mort en
tant qu'identifié à l'Urvater. Si nous suivons
l'intuition freudienne dans toute sa rigueur, cela implique que tandis que les
meurtriers que nous sommes vont, grâce au travail du deuil,
accéder aux enjeux de la sublimation, le mélancolique n'en sort
pas. Il ne digère pas l'acte, et ne cesse de manger du père mort,
de ruminer. Le mélancolique endosserait le deuil collectif du
père originaire, venant en témoigner pour ceux qui l'ont plus ou
moins élaboré. Ce témoignage aura plusieurs formes mais
une des plus caractéristiques en est la plainte inarticulable.»
« Le mélancolique se fait voix endeuillée,
hors mots. Sa plainte se rapproche alors du « aiaî » ou du
« ié », intraduisible, proféré par le
héros tragique au plus profond de sa détresse. « Plus mort
que vif », le mélancolique est soumis à ces miettes du
père originaire qu'est la voix. Ce reste, à l'origine du Surmoi,
qui soumettra le moi du mélancolique à ses injonctions les plus
féroces. C'est en effet, comme nous le dit Freud, « ce père
de l'enfance, tout-puissant [...] (qui), lorsqu'il est incorporé
à l'enfant devient une force psychique interne que nous appelons Surmoi
». « Force psychique » qui se manifestera sous la forme d'une
voix. À partir de là, le mélancolique serait celui qui
commémore, ad vitam aeternam pourrait- on dire, le moment de
l'émergence du sujet - impossible dans son cas - dans son rapport
à l'incorporation de la voix de l'Autre.» Fin de citation.
Ce qui nous intéresse dans ce récit c'est la
forme la plus primitive de la voix. C'est dans le cri que tout commence. C'est
le cri initial qui va à la rencontre de l'autre. C'est par le cri
interprété par les mots de l'autre qu'il aura du sens. Ce cri
semble détaché du corps, c'est le cor comme transfère de
la voix qui lui donnera consistance. . La voix nous apparait souvent comme
extérieure. Elle est la chose insaisissable (das ding) faisant l'objet
d'une satisfaction
27
hallucinatoire. C'est pourquoi elle s'entend. Elle ne peut se
comprendre que si lorsque le sujet fait irruption dans le langage. C'est
l'instrument du Schofar qui va rendre sa matérialité à la
voix en la transforme un chant prémices d'une pulsion invocante : «
heureux le peuple qui comprend le son de la trompette » Psaume 89 : 15
traduit par « heureux le peuple qui entend dans les notes du Schofar. Le
crime primitif dont les remords dispose l'Eternel à la
miséricorde » 44
Ce chant est pulsion invocante, appel à une alliance
avec Dieu, et souvenir du dialogue de Moïse avec Dieu. Dieu
miséricordieux n'est plus celui qui sanctionne mais c'est celui qu'on
appelle à la relation d'avec lui mêlée de tendresse et de
crainte aussi bien par la prière que par le chant. « La musique est
née de l'imitation de la voix paternelle et de l'imitation du cri de
l'animal que le clan vénérait comme totem. »45
C'est Lacan assurément qui, reprenant les recherches
sur le Schofar, insiste sur la nature vocale de la loi et sur la rencontre qui
place la pulsion invocante devant sa limite et la transforme en désir.
Si, comme dit Lacan, le désir est lié à la coupure, alors
la voix est expression de ce désir.
L'histoire de l'humanité est liée au souffle et
la voix et les oreilles entendant ce qu'articulent la bouche à l'effet
de la voix. Le Schofar n'illustre pas le champ du savoir mais du chant qui
vient du coeur et ce qu'il révèle au niveau symbolique. Il y a ce
qui se donne à voir, mais aussi à entendre pour être
attentif à ce que porte la voix.
La vérité n'est jamais
révélée par les mots :
« Jamais la parole ne fut dépassée au
Sinaï ; la révélation fut au contraire assourdissante et
même écrasante pour les Hébreux qui ne voyaient rien mais
entendaient et même « voyaient les voix » 46La loi
paternelle représentée par l'écoute du Schofar met en
exergue tous les sens afin qu'on n'oublie jamais d'où l'on vient.
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