I-2 DU CRI A L'INVOCATION :
C'est la voix qui permet de recevoir le nouveau-né dans
le monde. Denis Vasse par le la voix comme étant le 1er lien
avec le nouveau-né après la rupture du cordon
ombilical.20
Invocare en latin renvoie à l'appel. Mais pour appeler,
il faut donner de la voix et la déposer comme on dépose le regard
devant un tableau c'est pourquoi elle est aussi scopique. Pour cela, il faut
que le sujet l'ait reçue de l'autre, qui aura répondu au cri qui
à son tour l'aura interprété comme une demande, puis
l'oublier ou ne plus l'entendre afin de pouvoir lui-même disposer de sa
propre voix sans se trouver encombrer par celle de l'autre.
Mais comment notre premier cri, première manifestation
de la souffrance comme une décharge, est-il devenu appel dont la
réponse de l'autre marquera le désir ? Le cri du
nouveau-né est perçu
19 .ibid. p. 103.
20 DenisVasse « L'ombilic et la voix
»Ed. Du Seuil
15
par l'entourage comme la première manifestation vitale
de l'enfant. Il n'est donc plus perçu comme une simple manifestation
corporelle de la souffrance mais comme un appel, une demande.
« Déjà le foetus bien avant la naissance
vit dans un bain sonore, ce sera les viscères de la mère, ses
battements cardiaques. On sait qu'à partir de 5 mois il répond
aux sollicitations vocales de la mère par transmission osseuse. Didier
Anzieu an parle comme des enveloppes sonores. »21
D.Stern parle dans une étude de la nature du processus
d'interaction sociale entre enfants et parents, durant les six premiers mois de
la vie du bébé, de « l'enveloppe pré narrative du
bébé se « Co construit » dans une interaction constante
avec l'identité narrative individuelle des parents et l'identité
narrative collective de leur communauté culturelle d'appartenance.
»22
D.W. Winnicott médecin psychiatre et psychanalyste va
s'intéresser à la vie première du nourrisson et va
instaurer la notion de :
Handling : (soins, manipulation de l'enfant, toilette, habillage,
caresse cutanée....
Holding : maintien, soutien de l'enfant d'un point de vue
physique et psychique. Au début de sa vie, l'enfant est le prolongement
de la mère (illusion primaire). La manière dont la mère
exercera le « Handling » est essentiel car il déterminera la
confiance ou pas que l'enfant aura avec son environnement.23
« C'est par la voix du bébé et son
agitation « qui touche le désir qu'éprouve la mère de
donner soin à celui-ci, et qui lui fait interpréter sa demande :
« il a faim ou il est mouillé » etc. « La voix de la
mère donne corps à l'enfant.24 « La parole est
don du langage, et le langage n'est pas immatériel. Il est corps,
subtil, mais il est corps. Les mots sont pris dans toutes les images
corporelles qui captivent le sujet »25 Il se reconnaitra comme
sujet du discours, avant que de l'être du sien.
C'est déjà lorsque la mère instaurera le
baby-talk constituant un bain sonore essentiel, qui sera fondateur de la
capacité langagière du futur enfant et pour créer la
possibilité subjective de
21 Didier Anzieu « Les enveloppes psychiques
»ed.Dunod
22 Daniel Stern « Mère enfant
» : les premières relations » Ed Margada
23 D.W Winnicott « Jeu et
réalité » Ed. Folio/essais 1971
24 Denis Vasse « l'ombilic et la voix
» Ed. Essais
25 Jacques.Lacan « Fonction et champ de la
parole et du langage », in Ecrits, Paris 1966, Ed. Du Seuil p.301
16
réaliser la voix de l'autre comme étant
différente de la sienne. La voix deviendra source d'apaisement ou
d'inquiétude si la mère est suffisamment bonne pour
répondre à ses angoisses de frustration. 26Le cri de
l'enfant deviendra l'expression d'un sentiment, de fureur, de joie de
colère etc. Si le cri est la première expression affective, la
voix va le relayer introduisant des phénomènes sonores
spécifiquement humains comme des vibrations harmoniques. Petit à
petit l'enfant se fera une représentation de sa propre voix.
« Dans l'espace, le lieu ou dans le temps, se
répète la rencontre qui répond aux besoins et
désirs devient espace de sécurité pour l'enfant. Par
exemple l'enfant entend plus qu'il ne voit. Son espace de
sécurité auditif est plus grand que son espace visuel. Et son
espace tactile est encore plus réduit que son espace de
sécurité visuel. » A chaque séparation, le sommeil,
s'ensuit et à chaque affamement de l'enfant, une retrouvaille, qui lui
fait continuer d'éprouver comme érogène le lieu et
l'ensemble des lieux qui le relie à la mère »27
Freud 28 nous parle du fort-/da
c'est-à-dire de la capacité à jouir de l'absence et de la
réapparition de son objet d'amour. Il remarque que l'enfant va jeter des
objets ou jouets au loin avec une grande satisfaction.
Au moment où il ne les voit plus, il émet un son
(Oooo) que Freud traduit par le fort « loin, parti ». Le fait de
jeter l'objet traduit de l'agressivité et de la vengeance par rapport
à la mère partie loin de lui et produit une tension
désagréable, mais les retrouvailles lui procure plus de plaisir
et se manifeste un (haaa) correspondant à Da. Par le jeu l'enfant est
capable d'assumer et d'anticiper la disparition de l'objet. En effet, l'enfant
est capable d'assumer et d'anticiper la disparition de l'objet par des
vocalisations.
Donc l'enfant par ces vocable « Oh et Ah » est
capable non seulement de transcender l'absence mais aussi de l'exprimer. Le
vocable devient signifiant chargé de signifié, de sens, source de
symbole lui permettant de maîtriser les évènements. C'est
donc de la frustration qu'est né le plaisir. Le désir de l'homme
est d'une nature telle qu'l ne peut trouver aucun objet qui pleinement
adéquat à son appel ? Tout objet de l'homme fonction comme «
remplaçant », le substitut d'un autre, de cet objet
irrémédiablement absent, à jamais perdu. « De
même une
26 Ibid .P 29
27 Françoise .Dolto « L'image
inconsciente du corps » Ed. Essais p.38
28 Sigmund. Freud «au-delà du principe
de plaisir» Editions Petite Biblio Payot
17
sonorité de la voix maternelle à distance est
une promesse d'une rencontre qu'il attend, avec une tension ver son jouir qui
lui fait développer la reconnaissance auditive de cette
voix.29
Marcel Proust parlant de la voix de sa grand-mère avec
nostalgie, ayant marqué toute son enfance, « puis je parlai, et
après quelques instants de silence, tout d'un coup, j'entendis cette
voix que je croyais à tort connaître si bien, car
jusque-là, chaque fois que ma grand-mère avait causé avec
moi, ce qu'elle me disait, je l'avais toujours suivi sur la partition ouverte
de son visage où les yeux tenaient beaucoup de place ; mais sa voix
elle-même, je l'écoutais aujourd'hui pour la première fois.
Et parce que cette voix m'apparaissait changée dans ses proportions
dès l'instant qu'elle était un tout, et m'arrivait ainsi seule et
sans l'accompagnement des traits de la figure, je découvris combien
cette voix était douce... »30
Le souvenir de la voix de la mère peut être
associé à l'eau, lorsqu'elle le baigne en même temps qu'il
est baigné dans un bain langagier. Lamartine parle du souvenir de la
voix de sa mère qui se mêle à l'image de l'eau « elle
avait des accents d'harmonieux amour, que je buvais... » En buvant la voix
de la mère il l'incorpore et la fait résonner au sein de son
être contribuant à un plaisir érotique aural/oral
articulé à l'oreille et à la bouche.31
Dans son essai sur la voix Rosolato rappelle que la «
mémoire sonore » opère sous le signe du manque. La voix de
la mère suppose une absente et une séparation d'avec le corps de
la mère.
Fondamentalement il n'y a que le vide qui nous fait
désirer, or la voix est fugitive, dont l'amour
qu'elle relie se place dans la mémoire dans l'espoir de la
retrouver.
« Les images de ma jeunesse
S'élève avec cette voix,
Elles m'inondent de tristesse,
Et me souviens d'autrefois. »
Lamartine « les Méditations »
La voix devient donc un objet de jouissance impossible à
atteindre car irrémédiablement
perdue. La voix de la mère comme du cri est devenue la
« chose »objet (a) suspendue à la
dimension de l'autre dont le corps a été
marqué.32
29 Sigmund Freud « pulsion et destin des pulsions
Op.cit p.39
30 Marcel Proust « A la recherche du temps
perdu » Ed. Gallimard
31 Jacques Wagner « La Voix dans la culture et la
littérature Française 1713-1875 » Presses Universitaires
Blaise Pascale
32 Jaques .Lacan 1965-1966 « l'objet de
psychanalyse », Le séminaire inédit 27 avril 1966
18
La voix est un objet (a) qui a une fonction spécifique
: instaurer l'articulation signifiante. Lacan parle de « voix pure
»33, sans donner beaucoup plus de précisions. Qu'est-ce
exactement que la voix pure? En quoi s'oppose-t-elle à une voix impure
?
« On peut supposer que cette dernière est la voix
courante, la voix audible, celle d'autrui, par opposition à la voix pure
qui se situerait au lieu de l'Autre, au point de l'articulation signifiante,
c'est-à-dire de l'objet (a) »
Cette définition, comme toutes celles de Lacan,
fonctionne par ses renvois. Ainsi le lieu de l'Autre, qui est le lieu où
s'articule la chaîne signifiante en ce qu'elle supporte de
vérité »34.
« Que serait la voix pure, sans médiation, sans le
filtre des signifiants ? On pourrait soutenir
que cela n'existe pas. Car, par définition, une voix
véhicule des signifiants. Cela dit, par ses
effets ces signifiants peuvent être
désarticulés de la chaîne. C'est le message interrompu
de
l'hallucination acoustique-verbale. La voix qui émerge
comme injure dans l'hallucination rend
compte de l'objet qui a été rejeté. C'est le
phénomène de chaîne brisée qui se traduit pour un
sujet en retour dans le réel. C'est le signifiant dans le
réel comme forme pure de la voix »35
Lacan parle « Des voix égarées de la
psychose, et le caractère parasitaire sous la forme des
impératifs interrompus du surmoi »36
Ce serait des voix disjointes du signifiant,
désincarnées.
C'est quoi, le lieu de l'Autre? C'est, selon Lacan,»
là où la chaîne signifiante s'article !» Autrement dit
là où le langage se subjective »37.
Cette voix, une fois émise, n'est et ne sera jamais la
mienne. Ce n'est pas en moi que se fabrique ma subjectivité, c'est en un
ou plusieurs points de la chaîne signifiante qui ne sont pas moi, parce
que la parole est toujours référée à l'autre
habillée de la voix.
Pour que la voix soit devenue « objet a » (objet du
désir de ce qui manque au sujet de l'objet partiel (fesses, regard,
sein) dont la voix fait partie d'une promesse de jouissance d'un corps
parlé avant que d'être parlant, il faut que la voix soit
marquée de la perte de jouissance. Pour que la pulsion « invocante
» devienne objet du désir et non objet de la chose, il a fallu que
nous soyons castrés du cri initial en tant qu'objet de la demande. Par
l'invocation de l'Autre,
33 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre),
L'angoisse X (1962-1963) op. cit.,
34 J. Lacan Sem14, 26 avril 1967).
35 Luis Izcovich «La voix dans
l'interprétation «publication dans ESSAIN 2014/1 `n°32)
P.15 à 23
36 Op.cit
37 Jacques Lacan, » D'un Autre à
l'autre », Séminaire de 1968-1969
19
le signifiant entre dans le réel et produit le sujet en
tant qu'effet de signification, en guise de réponse, de sorte que le cri
pur deviendra le cri pour.38
C'est la voix de l'Autre qui introduira l'infans à la
parole et lui fera perdre pour toujours l'immédiateté du rapport
à la voix comme objet de la demande. La matérialité du son
sera dans ces conditions irrémédiablement voilée par le
travail de la signification.
Ce voilement permettra qu'un jour advienne le sujet. C'est
donc grâce à la dépossession de son cri que l'infans perd
sa voix au profit de la parole. Il existe une possibilité ou la voix de
la mère invite l'enfant à rejoindre la sienne pour jouir ensemble
d'une indifférenciation, d'un même bonheur en ne fondant qu'un
seul choeur en disant viens.
L'infans devra se rendre sourd à cette invitation
à la rejoindre pour entendre sa propre voix et advenir en tant que sujet
parlant « Je». C'est là que nous rejoignons le mythe des
sirènes dont je parlerai plus loin.
Pour qu'il puisse se faire entendre il faut qu'il cesse
d'entendre la voix originaire, la voix qui ne faisait qu'un avec celle de sa
mère. C'est là que la voix primordiale est devenue inouïe.
L'infans doit rester sourd à l'appel de la voix de l'autre pour devenir
sujet invoquant. Il devra être sourd au timbre de la voix de l'autre pour
entendre le sien tout comme il y a un point de la vision aveugle pour pouvoir
voir.
Au cri de l'infans l'autre répond et l'appelle à
advenir comme sujet en le supposant
« Deviens » !
Donc au viens se substitue le « deviens » par un
processus de forclusion vocale permettant un dessaisissement de la voix en tant
objet « a » libidinal pour se constituer en « parle-être
». C'est ainsi que la voix est devenu support de la parole servant de
transition entre la représentation des choses pour peu que l'entourage
de l'enfant parle et lui parle, permettant de laisser des traces acoustique de
la chaîne signifiante sonore pendant l'expérience de la
satisfaction.
La voix, évoluant de cris en gazouillis, de gazouillis
en vocalises, deviendra parole. Dans un premier temps du processus primaire, le
lien vocal avec la mère, est le support sonore des images de
satisfaction et l'enfant s'initie aux phonèmes dans la reproduction
vocale ludique des expériences gratifiantes :
38 Didier-Weill A., « Invocations
», Paris, Calmann-Lévy, 1998.
20
C'est ce que porte la voix qui est donneur de message, c'est
pourquoi lorsqu'on écoute quelqu'un c'est certainement les mots que nous
écoutons, mais aussi la tonalité de la voix, car c'est par elle
que se livre le non-dit, le sens profond caché, l'indicible,
l'inconscient...
21
II- LE NOMS DU PERE - LA VOIX DE PÈRE DANS LA
FILIATION
Freud sur sa théorie sur la sexualité dit «
qu'une première organisation prégénitale est celle que
nous appellerons orale, ou si vous voulez cannibale. L'activité
sexuelle, dans cette phase n'est pas séparée de l'ingestion des
aliments, la différenciation des deux courants n'apparaissent pas
encore. Les deux activité ont le même objet et le but sexuel est
constitué par l'incorporation de l'objet, prototype de ce que sera plus
tard l'identification ».39
|