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Aux detours de la voix et ses "en je"


par Sylvie ROSI DETTO ROZZI
Université Paul Valéry Montpellier III - Master II 2021
  

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VI -4 Le chant comme aire transitionnel :

Winnicott considère que « l'oeuvre créée » dans une position médiane entre le spectateur et ce qu'il appelle la créativité de l'artiste, c'est-à-dire quelque chose qui est de l'ordre de la poussée, de l'éclosion de la vie intérieure vers le monde extérieur. L'oeuvre se situe donc dans un espace interstitiel, une aire transitionnelle qui assure le lien entre le spectateur et la vie créative, étant entendu que la créativité à laquelle Winnicott se réfère « est celle qui permet à l'individu l'approche de la réalité extérieure ».100

Karine vient me voir, car elle est en dépression depuis plusieurs mois. Elle est suivie par un psychiatre qui la met sous antidépresseur et lithium. Petits à petits au fur à mesure des séances, elle se découvre une jolie voix de soprano qu'elle ne connaissait pas. Les sons qu'elle produit ont une résonnance affective et émotionnelle dont elle peut me parler. Grace à la technique et la musique elle put trouver les moyens de considérer son corps comme un instrument musical et d'en jouer, avec un début de maitrise à sa guise.

« Chanter, en effet, c'est célébrer le monde, c'est vivre le monde en tant que corps à la gesture émotionnelle. Le passage du dire au chanter marque ainsi un certain seuil de «passionalisation» du corps. Ce seuil est transgressé, non seulement dans des contextes surcodés comme au théâtre ou à l'opéra, mais même dans le dire quotidien, et, comme le théâtre est au coeur de la vie de tous les jours, le chant de même est au coeur des discours les plus «disants». On peut évidemment faire appel à des critères acoustico-phonétiques nous permettant de décider

100 D.W. Winnicott, « La créativité et ses origines », dans Jeu et réalité Editions Folio/essais 1971, op.cit.

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théoriquement du seuil de transgression entre la voix disante et la voix chantante. `On constate en effet que le registre dans la parole n'est que d'une demi-octave, tandis que pour le chant, en général, il est de deux octaves et demie. Les lèvres et la langue sont minimalement actives dans la parole ; le volume dynamique et l'intensité du souffle, en moyenne, double dans le chant et la pression subglottale augmente dans le chant de 1 à 40. Le vibrato n'existe presque pas au niveau de la parole, la hauteur tonale est indéterminée et involontaire dans la parole tandis que dans le chant elle est mélodiquement déterminée. Ainsi la quantité et la durée des voyelles augmentent considérablement dans le chant, la voix, par conséquent, y devenant plus «voix» à cause de cette omniprésence de sons vocaliques.' »101

Le travail du souffle permet ce jeu de dedans dehors à l'effet de l'inspiration et de l'expiration conscientisée, pour émettre un son. Il est en lien avec la mort et la vie, car le la voix est éphémère. Une fois émise on ne peut revenir dessus, avec l'espoir que ça advienne à nouveau. Le regard est important aussi pour que la voix soit projetée au dehors, car elle s'adresse. On pourrait dire qu'elle se dirige vers un objectif à atteindre. La phrase musicale amène un plaisir éprouvé par le corps dont les sensations deviennent de plus en plus subtiles, raffinées et sensuelles, grâce au contact avec la langue, les dents et les lèvres, comme si les mots se transformaient en mets délicieux. « Il n'ait un usage heureux du corps en toute innocence car la musique est soumise à des lois qui permettent de contenir la jouissance tout en la promettant. » Nietzsche

Le chant est un moyen de trouver naturellement le moyen de lever les barrières surmoïques empêchant la pulsion d'être mise à jour. Il aide à se décharger d'un trop plein de tensions vers une quête de la satisfaction, correspondant au principe de plaisir et de s'affranchir du principe de réalité, permettant alors au de trouver un équilibre entre frustration et satisfaction

Le chant serait un dispositif énonciatif instaurant un pseudo dialogue avec le thérapeute, en remettant en scène des éprouvés, de telle sorte qu'il se représente au thérapeute par l'intermédiaire du geste vocal comme dans jeu de mots mis en musique. Ne serait-ce pas l'expérimentation d'une illusion reconnue comme prolongement du sonore de soi-même qui se donne à entendre à l'autre, comme symbolisation de représentations de mots ? Par la théâtralisation, Karine put sans doute rejouer le rapport du groupe vocal familial. Un jeu de passe- passe s'opèrerait entre la vie interne et la vie culturelle en lien avec les objets internes

101 Ivan Fonagy « la vive voix » Editions Payot 1983 op.cit.

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et les objets subjectifs par l'intermédiaire d'une médiation et le transfert avec le thérapeute. La voix rend transparent à soi-même et aux autres, aussi ce n'est pas aisé d' oser s'ouvrir à sa propre oreille sans avoir peur d'être confronté à ce qu'on peut y trouver, mais laisser l'imaginaire se mettre en oeuvre. La musique possède donc un fort potentiel affectif, fantasmatique et identificatoire. Séductrice, elle fait échos à nos voix intérieures. Elle permet des états fantasmatiques dont les images abstraites deviennent le signifiant d'un monde imaginaire.

Dans le travail du chant comme aire transitionnel, l'autre est toujours présent, ou supposé être présent, dans le sens où je me parle comme je lui parle et l'on peut en jouer sans se laisser délester par sa liberté d'être et de dire.

La question que l'on peut se poser c'est est-ce que l'aspect codifié du chant théâtral peut-il contaminer l'analyse dans les séances ou il y aurait une attente dans la réalisation d'un travail ? L'usage de la voix qu'elle soit technique ou art-thérapeutique entraine une implication d'une présence à soi c'est le « je » qui s'exprime, en présence à l'autre un tu qu'il soit public ou tiers au nom duquel je m'exprime. « Les facettes sont identitaires sont claires dans ces enjeux, être une voix juste et ajustée aux rôles sociaux à jouer ».102

« L'air transitionnel, peut permettre cet espace où l'on peut trouver son propre potentiel créatif et un nouvel élan vital à chaque inspire et expire alternant silence et vives voix ; se laisser être en habitant son corps et en projetant sa voix, passant de l'en-vie à l'en-voix.

« Nous touchons là au secret de cette passion innée pour la voix humaine qui habite tout grand musicien. Celui-ci n'y cherche ni une béquille conceptuelle pour sa musique, ni un moyen d'assouvir on ne sait quel impérialisme esthétique, mais tout simplement cette présence humaine qui le sens du sens. C'est l'homme qui est le foyer vivant de toute expression, c'est par et dans son chant qu'il fait venir la terre, c'est donc toujours lui qui dit le sens, même si ce sens vient du plus profond que lui et c'est sa voix qui le médium esthétique universel. »103

« La psychanalyse, c'est un peu comme une sonate thérapeutique à deux voix. La sonate, en musique, est une forme essentielle: dans les premiers moments, des thèmes sont exposés. Et puis ces thèmes vont être repris tout au long de l'oeuvre, mais harmonisés différemment, avec des accords différents, et à partir de là, ils vont prendre un autre sens. On pourrait dire que c'est la même chose pour la psychanalyse. Le patient va arriver avec ces thèmes qu'il va nous

102 Bernadette Bailleux « Et dedans et dehors...la voix. » Editions Universitaire de Louvain

103 Raymond Court, « le musical » Ed. Klincksieck, Paris, 1976

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raconter au début. Ces thèmes vont revenir au cours de la cure mais, par l'intervention du psychanalyste - c'est-à-dire par la façon dont il va les « harmoniser» -, peu à peu ils vont prendre un autre sens. Et le patient pourra alors relire son histoire différemment. Trouver sa voix, si j'ose dire, au sens de pouvoir prendre la parole dans le concert du monde sans être envahi de la parole et la voix des autres, est l'enjeu même de la cure psychanalytique. » 104

La théâtralisation de la voix par le chant lyrique présume toujours un dévoilement comme si le sujet tombait le masque, mais aussi une mise en scène de l'inconscient. Comme le dit Poizat: « Dans l'Opéra, la voix n'est pas l'expression d'un texte - le théâtre est là pour ça - c'est le texte qui est l'expression de la voix ».105

Elle met ces éléments sur scène, dans la mesure où elle réunit le drame, la voix, le corps, le langage, la jouissance et la musique. « La voix à l'opéra réunit et sépare, faisant jonction et disjonction entre corps et langage. La psychanalyse intervient également sur le langage, de manière à valoriser plus le corps et la musicalité du dire que le dire lui-même. Pour Harari : « [...] la matière pour l'analyste, le balbutiement, pas un langage structuré. » Ou encore : « [...] avant de ce qui est dit, importe `la musique' de ce qui est dit. » La psychanalyse n'est pas une analyse de contenu ; l'énonciation importe plus que l'énoncé. L'énoncé, fréquemment, vient fermer en syntagmes cristallisés ou en une parole planifiée, alignée, logique, qui ne travaille que pour la résistance. Prendre en compte l'énonciation, l'acte de dire, la musicalité de la parole, c'est prendre le sujet, non par le discours structuré, mais par sa chanson, par son balbutiement, par son bégaiement, par ces murmures. Pour cette raison, Lacan dit que le divan est le lieu où dire des bêtises, comme moyen de sortir de ce lieu de résistance du discours structuré. En outre, il a démontré que le contenu du discours n'est pas ce qui compte dans une analyse, mais le discours lui-même, dans sa musicalité, son rythme, son intensité et son intonation. »106 OXYMORON - Revue Psychanalytique et interdisciplinaire.

« La langue est dans le langage d'une sujet l'ensemble des équivoques sonores qui comptent pour lui et l'interprétation s'appuiera sur ces équivoques » Dira Lacan. Peu importe de quoi parle le sujet dans l'analyse s'il met en mouvement son inconscient, s'il se réveille. L'analyste

104 Entretien avec Jean-Michel Vives : La voix, de l'opéra à la psychanalyse »Propos recueillis par Annelise Schonbach , Revue les Science humaines Cercle Psy N° 10 - Sept-oct-nov 2013

105 Michel Poizat, « L'opéra ou le cri de l'ange « : essai sur la jouissance de l'amateur d'opéra, Paris, Éditions Métailié, 2001 p.203

106 Maurício Eugênio Maliska : La Voix à l'Opéra : Corps et Langage OXYMORON - Revue Psychanalytique et interdisciplinaire. http://revel.unice.fr/oxymoron/index.html?id=3636

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va s'intéresser au murmure de la voix et non au contenu de la parole, le dit ou l'énoncé, car on sait que le mot ne dit jamais la totale vérité et que c'est la voix qui lui donne du sens. « On voit bien que le signifiant se réduit là à ce qu'il est, à l'équivoque, à une torsion de voix. » Il s'agit de travailler avec la voix comme un reste du langage, dans une dimension qui est hors du sens, mais qui touche le réel, un réel qui se détache du corps. Un réel qui n'est que possible par points, sans ordre ni loi, un réel qui sonne dans le corps de la voix, un « réelangage ».107L'analyste entend la plainte de la voix, et le chant par son expressivité et la souffrance induit un plaisir à se plaindre d'une façon incantatoire, doux leurre qui va au-delà de la demande de consolation. Elle est une quête d'une jouissance originaire à laquelle le sujet ne peut que renoncer. Chanter c'est donner de la voix et le chanteur fait un don de sa voix à l'autre, il ne pourra reprendre cet objet qu'est la voix. Ce qui le maintien c'est être dans une relation d'écoute permettant d'écrire une partition entre voix et langage. Son engagement est total car tout le corps est mis en acte. On peut y percevoir, l'inattendu, la fragilité, l'impossible, et le possible d'une soudaineté d'inflexion, une ouverture à l'altérité, une voix d'être au monde, de naitre au monde, voix qui est entendue, comme mi- dire, ça parle la voix de l'inconscient.

107 Ibid

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"Le don sans la technique n'est qu'une maladie"