3.2. Quand les acteurs sociaux sont face à leur
propre fracture
Nous venons de mettre en évidence différentes
problématiques rencontrées par les personnes, impactant leur
accès, leur compréhension et leur utilisation des TIC ; celles-ci
étant pourtant de plus en plus essentielles à l'accès aux
droits. Nous constatons que l'injonction au numérique peut,
créant bon nombres de besoins, peut rendre les citoyens dépendant
d'une aide sociale. C'est ainsi que les citoyens se voient solliciter les
diverses structures de l'action sociale.
Un regroupement d'associations s'alarmait en 2016, dans une
tribune que la dématérialisation constitue un facteur
d'exclusion supplémentaire :
La dématérialisation des services publics
fait d'Internet un passage obligé pour accéder à ses
droits ; ces publics en difficulté affluent déjà vers les
guichets d'aide sociale. Ils viennent chercher de l'aide pour s'inscrire [...]
ou pour actualiser leurs droits. Les effectifs étant insuffisants pour
traiter ces demandes croissantes d'accompagnement, ils sont redirigés
vers les associations de solidarité et auprès des professionnels
de l'accompagnement social » (Collectif à l'initiative
d'Emmaus Connect, 2016).
Les travailleurs sociaux se retrouvent alors
acteurs de première ligne face aux fractures numériques
des publics. Ils se trouvent interpelés par les quelques cinq
millions de Français identifiés par Emmaüs Connect comme
étant à la fois en situation d'exclusion numérique et
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sociale. Cependant, ces professionnels de l'accompagnement
social n'ont pas été préparés, formés
à ces nouvelles demandes.
Dans son travail de recherche, Della Torre (2017, p. 32) met
en évidence la dichotomie existante entre le travail social
: profession de la relation humaine avec des valeurs comme
l'importance du sensible, de l'intime ; et les nouvelles
technologies représentées comme abstraites et
désincarnées, qui connotent fortement d'une approche de la
robotique et donc d'une forme de déshumanisation. Cette dichotomie
s'avère être un premier frein dans l'acceptation de la
dématérialisation pour les acteurs sociaux.
Avec l'objectif d'étudier le sujet choisi et la
volonté de prendre de la distance sur mes propres
préjugés, j'ai réalisé une enquête
exploratoire par questionnaires (Annexe 1). Celle-ci a été
diffusée en ligne et a obtenue 320 réponses de la part de divers
professionnels de l'action sociale. Etant le champs professionnel le plus
impacté par la dématérialisation des démarches
administratives, j'ai fait le choix d'étudier les réponses des
professionnels de l'insertion (61 réponses). D'après
l'échantillon sélectionné :
- 93.4 % pensent que l'accompagnement au numérique fait
partie intégrante de l'accompagnement social
- 70.5 % ne sont pas formés au numérique
- 24.6% pensent ne pas avoir assez de connaissances
numériques pour accompagner les usagers vers une autonomie dans la
réalisation des démarches administratives en ligne. Cette
étude exploratoire met en avant que les travailleurs
sociaux, bien qu'actifs sur Internet, puisque répondant
à cette étude mis en ligne sur les réseaux professionnels,
sont en manque de connaissances et de formations à
l'accompagnement numérique.
Les travailleurs sociaux, par le
manque de compétences numériques cumulé aux
difficultés de la personne, peuvent se retrouver en
difficulté dans leur propre domaine de compétence et peuvent
être amenés à faire « à la place
». Ayant pour objectif l'autonomie des usagers, les pratiques
d'accompagnement au numérique peuvent questionner les professionnels qui
sont amenés à faire à la place et non avec
(Chrétien, Gilson, Janssen, & Picavet, 2018). Avec son
questionnaire (484 questionnaires exploités) en ligne diffusé au
niveau national en 2015 auprès d'intervenants sociaux, l'étude
« Connexions Solidaires » d'Emmaüs Connect (Davenel, 2016)
indique que 75% des professionnels affirment faire les démarches
numériques à la place de l'usager. Nous constatons, par
cette étude, que la dématérialisation du service
public peut entrainer un retour à l'assistance : le
pouvoir d'agir des usagers est altéré. Effectivement,
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bien que les intervenant sociaux privilégient en
général l'accompagnement avec, ils constatent, en
matière de numérique, une perte d'autonomie des personnes :
La non-prise en compte des niveaux de compétences
numériques des usagers les rend de plus en plus dépendants d'un
accompagnement par un travailleur social. Ce qui va à l'encontre de la
mission première du travailleur social, qui est de permettre usagers de
s'autonomiser dans leurs démarches et leurs parcours
socio-professionnels. (Emmaüs Connect, 2017, p. 72).
Synthèse du chapitre 3
Les études abordées ici permettent de mettre en
évidence la présence prégnante de la fracture
numérique. Bien qu'étant, il y a quelques années, une
fracture numérique basée sur l'accès au numérique
en raison d'un équipement trop coûteux ou complexe, il conviendra
de dire que cette fracture semble se réduire. D'après l'INSEE
(2019), l'équipement des ménages en tablette tactile serait
passé de 2% en 2011 à 42% en 2017. Elle reste néanmoins
belle et bien présente, nous avons pu le voir lors de la crise
sanitaire. En effet, nombre de structures n'étaient pas
équipées pour le travail, nombre de jeunes n'étaient pas
équipées pour les cours à la maison. Une autre fracture
numérique est progressivement apparue : celle liées aux usages.
Comme nous venons de le voir, l'illectronisme touche 17% de la population
(INSEE). Ces difficultés numériques peuvent engendrer un
non-recours aux droits et alors impacter négativement l'empowerment des
citoyens. Ces derniers se retrouvent dépendants des guichets d'aide
sociale qui ferment peu à peu leurs portes. Les citoyens se retrouvent
à interpeller les travailleurs sociaux.
Cependant les professionnels de l'action sociale se trouvent
eux-mêmes en fracture quant aux usages. Mettant en avant une
déshumanisation de leur métier, ils peuvent rejeter les
changements induits par la transition numérique. En manque de
compétences numériques, ils se retrouvent en difficulté
dans leurs accompagnements et sont amenés à faire à la
place des usagers. Cette difficulté peut donc engendrer un retour
à l'assistance. Les citoyens ne sont ainsi pas encouragés
à se débarrasser du lien de dépendance afin de gagner en
autonomie.
Suite à ces difficultés repérées,
des dispositifs d'accompagnement au numérique émergent sur les
territoires. C'est le cas au sein des médiathèques, des centres
sociaux ou bien encore au coeur d'associations. Nous entendons parler de
médiation numérique.
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