Partie 2. Eléments de
problématisation
Chapitre 3. L'inclusion numérique : des
fractures multiples
Nous avons pu voir que la révolution numérique
avait conduit à la dématérialisation dans un bon nombre de
secteur d'activité et qu'il en était de même pour le
service public.
Par cette dématérialisation, l'Etat a pour
objectif de dynamiser le pouvoir d'agir des citoyens. Néanmoins, la
fracture numérique déjà présente pourrait
s'étendre en raison de l'injonction au numérique que la
dématérialisation provoque. Les publics en situation de
précarité en raison de leurs situations sociales,
financières mais aussi leurs handicaps ou leurs déficiences ne
risqueraient-ils pas d'être poussés vers les portes de l'exclusion
? Quel impact la dématérialisation a-t-elle sur l'accompagnement
social effectué par professionnels de l'action sociale ?
3.1. Quand la fracture numérique se cumule avec
la fracture sociale
L'enquête Capacity (GIS M@ARSOUIN, 2017) nous indique
que la population éloignée du numérique compte
environ 14 millions de personnes et représente 28 % de la population
française des plus de 18 ans. Cette enquête nous
précise que 16% de la population française de plus de 18 ans est
considérée comme non-internaute, 99% d'entre eux ont plus de 50
ans. Quant au 84% d'internautes, qui ont utilisé Internet au moins une
fois dans les trois derniers mois, elle distingue quatre groupes de population
en fonction de leur rapport au numérique :
· Les hyperconnectés (31%). Ils ont de bonnes
compétences numériques, ils se déclarent à l'aise
avec l'utilisation d'Internet. Ces personnes utilisent Internet de
manière diversifié, pour l'apprentissage et l'information, mais
aussi pour le divertissement et la consommation.
· Les utilitaristes (38%). Ils ont des
compétences numériques, ils sont plutôt à l'aise sur
Internet. Il s'en serve pour se divertir s'informer ou communiquer, pour
consommer... mais de manière moins intensive et systématique que
les hyperconnectés.
· Les internautes traditionnels (17%). Ils ont de
faibles compétences numériques mais se sentent à l'aise
sur Internet. Leurs usages sont moins diversifiés que les profils
précédents.
· Les distants (14%). Ils manquent de compétences
numériques de base, ils ne se sentent pas à l'aise dans leurs
usages sur Internet. Ils s'en servent pour se divertir.
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Lorsque nous prenons en considération la
diversité de la population ainsi que les problématiques sociales
comme les situations de handicap et/ou de déficience, d'illettrisme, de
précarité ; l'accessibilité au numérique pour tous
est à questionner. Ces publics, pouvant être relativement autonome
dans leurs démarches administratives matérialisées peuvent
facilement être fragilisés par la dématérialisation
du service public. Leur capacité à agir pour eux
même peut être impactée par le manque
d'accessibilité que cela soit par le manque de matériel
et/ou de connaissances et compétences.
L'illectronisme, autrement dit l'illettrisme numérique,
découle de l'illettrisme ; il désigne l'absence de connaissances
clés en matière de numérique. Les résultats de
l'enquête sur l'illectronisme (CSA Research, 2018) indiquent que 15 % de
la population française (âgée de 18 ans et plus)
rencontrent des difficultés avec les nouvelles technologies. La
simplification des démarches offerte par la
dématérialisation et annoncée par l'Etat ne semble pas
réaliste. Selon le rapport Baromètre du
numérique 2017 (CREDOC, 2017), cela concerne aussi les jeunes, car
un quart des 18/25 ans déclarent craindre les démarches
administratives en ligne. En effet, bien que possédant un smartphone et
surfant sur les réseaux sociaux, les jeunes peuvent se retrouver en
difficulté pour ouvrir des droits à la sécurité
sociale ou au RSA, ces démarches peuvent nécessiter d'un
apprentissage spécifique. La fermeture des guichets d'accueil ne semble
pas être en adéquation avec la volonté de l'Etat de
dynamiser le pouvoir d'agir.
L'enquête réalisée par le Défenseur
des droits (2019) montre que la dématérialisation des services
publics viendrait simplifier l'accès aux droits de la majorité
des personnes mais que des difficultés fréquentes, qui touchent
12 % des usagers, se concentrent sur un public jeune, vulnérable et/ou
en situation de précarité, peu à l'aise dans les
démarches administratives. Ce public fragilisé est aussi le plus
susceptible d'abandonner les démarches à la suite de
difficultés. Le risque est que la
dématérialisation des démarches administratives
s'accompagne d'une augmentation du non-recours aux droits contrairement
à ce qui peut être souhaité par l'Etat.
Le non-recours renvoie à « toute personne
éligible à une prestation sociale qui ne la perçoit pas
» (Warin, 2016). Les chercheurs de l'Observatoire des non-recours aux
droits et aux services (Dewez, 2018) précisent que la
dématérialisation de l'administration publique peut accentuer
deux sortes de non-recours :
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- la non-réception des prestations par une personne qui
va connaître un incident en remplissant en ligne un formulaire pour
l'ouverture de ses droits, et dont la démarche va s'arrêter net,
faute de dialogue avec un agent.
- la non-demande pour certaines personnes qui refusent le
principe même de la dématérialisation ou qui n'ont pas
confiance et qui expriment leur désaccord avec le système en ne
demandant pas le service ou la prestation auxquels elles ont droit.
Enfin, Meyer et Delahaye (2017, p. 16) mettent l'accent sur un
élément non négligeable de cette fracture numérique
en demandant « pourquoi [les personnes éloignées du
numérique] devraient-elles subir l'exploitation de leurs données
là où les personnes les plus incluses en limiteront les
accès ». En effet, les publics les moins aguerris dans les usages
sont également ceux qui auront le plus de difficultés à
protéger leur données. Cela montre bien que leur capacité
à agir pour eux-mêmes est restreinte par le manque de
connaissances et compétences numériques.
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