B. La digitalisation de Michelin par le Lean
Comme nous l'avons vu précédemment, le Lean a su
montrer une certaine réussite dans son déploiement et les
résultats auxquels il a conduit, tout en s'appuyant sur des projets
d'ampleur et un historique de plusieurs années. Le digital en revanche
n'a pas évolué dans la même réalité. En effet
et bien que plus récente, la digitalisation chez Michelin a cependant
pris une grande ampleur très rapidement, au point comme nous l'avons vu
précédemment que le sujet soit abordé dans de nombreuses
interventions de la part du Président du Groupe Michelin, Florent
Menegaux.
Les initiatives digital de Michelin incluant du Lean n'ont que
rarement étaient présentées comme telle même si dans
les faits, un certaine collusion apparaît. A ce titre, les
démonstrateur du projet « digital Manufacturing »
étaient systématiquement détenteurs d'une « green
belt », qui correspond à un niveau attesté de maîtrise
du Lean (Ribayrol-Parets, 2020) ce qui, dans un contexte de transformation des
sites industriels au travers de ce projet, a pu permettre une meilleure
maîtrise du périmètre du déploiement de cette
transformation digitale. En effet, la digitalisation, qu'elle concerne tout ou
partie de l'entreprise en développant parfois des outils technologiques
permettant d'accroître la performance des processus et la création
de valeur ajoutée, n'en demeure pas moins une démarche
organisationnelle, touchant l'homme, et ce faisant le Lean et ses principes
quand ils sont acquis par les acteurs du digital justifient d'autant plus leurs
choix.
Un autre exemple parlant reste le cas du déploiement
d'outils de Robotic Process Automation concernant les méthodes Michelin
en la matière. En effet, ces outils consistent, comme leur nom
l'indique, à faire effectuer à des logiciels des
opérations numériques, généralement faites par des
êtres humains, de manières automatique en fonction de plusieurs
critères. Cela nécessite toutefois en amont et au
préalable de simplifier les tâches des processus pour en limiter
le nombre et la complexité tout en parvenant au même
résultat, et ce travail ne peut être autrement
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effectué qu'en impliquant directement les
salariés concernés par l'exercice de ces tâches. Dès
lors, on retrouvera ici un procédé recouvrant plusieurs
éléments de l'approche Lean (Ribayrol-Parets, 2020) :
- « La réflexion des personnes sur les processus
en vue de les optimiser ». Cela évoque de manière pertinente
la chasse au gaspillage qui en l'état repose sur la volonté de
supprimer les tâches à non-valeurs ajoutée lorsqu'elles ne
sont pas nécessaires au fonctionnement du processus.
- « L'écoute du terrain afin que les initiatives
proviennent des personnes concernés ». Comme dans le Lean, il
s'agit ici de s'appuyer sur l'expérience des gens du terrain, ce qui
consiste indirectement à chercher les solutions aux problèmes en
allant directement solliciter ces derniers via une interaction avec les acteurs
du processus que l'on cherche à faire évoluer.
- « Un pilotage Lean pour le projet smart automation
» qui reprenait alors les outils et méthodes Lean pour piloter le
projet dans son déploiement (Value Stream Mapping...).
En définitif et si les projets de Robotic Process
Automation n'auront pas atteint les objectifs escomptés dans leur
ensemble, il n'en demeure pas moins que le Groupe Michelin a pris rapidement
conscience de l'intérêt d'appliquer une approche et des
méthodes Lean dans le déploiement d'un projet de
digitalisation.
Enfin et beaucoup plus subtile, on constate également
que la digitalisation suit le même chemin précédemment
emprunté par la Lean. Initialement entre les mains des experts des
services progrès du Groupe Michelin, le Lean s'est peu à peu
démocratisé à tel point que son application ne
nécessite plus maintenant que des interventions ponctuelles des experts
au sein de projets laissés entre les mains de leurs initiateurs
(salariés, managers...) afin notamment de « désiloter »
cette discipline (Ribayrol-Parets, 2020). Cette volonté de simplifier
l'accès au Lean est la suite logique du Groupe qui entend créer
une culture Lean, de la même manière qu'il s'efforce de le faire
dans le digital comme condition sine qua non de l'objectif de devenir un
entreprise data-driven.
Ainsi, on retrouvera d'autres initiatives où la
digitalisation ne repose plus seulement sur de lourds projets de digitalisation
entre les mains d'experts, mais sur un ensemble d'initiatives où les
salariés ont toute liberté à s'approprier eux-mêmes
les outils de la digitalisation pour accroitre les performances de leurs
propres processus. C'est ainsi que l'on retrouvera des initiatives comme «
Citizen development » qui vise à offrir un chaque salarié un
périmètre
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défini d'accès à divers outils digitaux
qu'ils peuvent déployer dans leurs équipes et services, ou encore
d'autres réseaux digitaux via Yammer (application Microsoft pour
créer, gérer et animer des groupes de discussions) comme «
Factory 365 » afin notamment de permettre à différents
utilisateurs au sein de l'entreprise d'échanger sur les bonnes pratiques
qu'ils ont pu trouver et déployer au sein de leurs équipes
respectives (Ribayrol-Parets, 2020). Il s'agit ainsi d'inviter à
l'initiative tout en limitant l'autonomie des utilisateurs (licences seulement
gratuites, mise à disposition d'un certain nombre d'applications...)
afin de permettre à la culture digitale de se diffuser dans le Groupe
sans remettre en cause la gouvernance sur le digital et le choix des outils qui
en découle.
Cette méthode rappelle évidemment le choix fait
au niveau du Lean qui, avec le projet « Michelin Efficiency Way »,
s'est voulu plus libre et moins contraint dans la mesure où les projets
Lean sont laissés à la libre volonté des
différentes équipes, lesquelles doivent animer la mise en oeuvre
de ces projets en leur sein si elles viennent à choisir de franchir le
pas.
Enfin et à titre plus personnel, le coeur de ma mission
au cours de cette alternance a concerné l'automatisation de process par
le déploiement d'outils digitaux, et elle s'inscrit pleinement dans ce
type de démarche dans la mesure où, bien que le délivrable
étant un élément de la digitalisation, le choix des outils
et la manière de procédé au déploiement de ces
derniers s'est faite dans le seul périmètre de mon équipe
en fonction de nos besoins et au travers d'une autonomie qui nous permettait au
besoin de solliciter des intervenants extérieurs.
Le choix de diffusion de cette culture par une libre mise
à disposition et appropriation des outils et méthodes de ces deux
disciplines trouve son sens une fois encore dans la proximité
méthodique de leur mise en oeuvre mais aussi dans cette volonté
du Groupe de modifier profondément la culture pour répondre aux
problématiques liées à la résistance au changement.
Les échecs du Lean dans les premières années de son
déploiement sont pour partis issus d'un déploiement
dénué de sens pour les personnes concernées dans le mesure
où la culture Lean faisait encore défaut, et en ce sens, le
Groupe a choisi d'évoluer vers une méthode plus volontariste
(Thevenet, 2020).
Par ailleurs, la position du salarié Michelin dans la
question de la transformation digitale n'est pas seulement celle de
l'appropriation culturelle de nouveaux concepts et modes de pensées,
mais aussi de méthodes pour parvenir à mener à bien un
projet digital. L'exemple du programme « I-Care » à l'usage
des salariés un bon exemple de la transcription de concepts Lean. Comme
le rappelait Bill Gates, Président Directeur général de
Microsoft, « dans le futur,
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les leaders seront ceux qui savent donner le pouvoir aux
autres. », et à ce titre Michelin a souhaité mettre en place
un programme définissant le cadre d'un nouveau modèle de
leadership à destination des managers et de leurs collaborateurs. Ce
dernier se veut plus responsabilisant en proposant des lignes directrices au
leadership au travers du Groupe, et ce au nombre de cinq (Michelin, 2019) :
- « L'inspiration » pour développer les
personnes par l'exemplarité et en créant les conditions de
l'engagement.
- « La création de confiance » favorisant la
collaboration et l'implication des équipes. - «
L'authenticité » qui est une invitation à l'ouverture et
l'humilité
- « Le résultat » comme ambition
assumée par Michelin et se voulant soutenue par l'agilité
entrepreneuriale à l'intérieur du Groupe.
- « La responsabilisation » visant à
rapprocher la décision toujours au plus proche du terrain en
développant la collaboration pour la performance de l'équipe.
Ce projet vise à faire évoluer le leadership au
sein de Groupe en y associant, tel qu'on peut le voir ici, des principes issus
du Lean qui vise à positionner le salariés Michelin au coeur des
projets de transformation visant à accroître la performance de
l'entreprise.
A cela s'ajoute enfin un projet récent, le projet
Simply qui ici ne se concentre pas sur la question des salariés et de
leur management, mais plutôt sur celle de leurs environnement de travail
et plus précisément des processus liés à leur
tâches opérationnelles quotidiennes. En initiant ce projet,
Michelin a souhaité que soit clarifiées et étendues
à un niveau global les pistes d'amélioration à partir des
avis des salariés ayant identifié des axes
d'améliorations. On retrouve donc une fois encore la volonté du
groupe de placer l'humain au centre la performance tout en préparant la
mise en place d'un terrain propice à la transformation, laquelle pourra
être soutenue par une culture du changement et de l'amélioration
partagée par l'ensemble des salariés du Groupe Michelin.
Enfin et tout récemment, le projet Smart Automation
vise à faire le lit de la digitalisation en ce qu'il prépare
l'entreprise au niveau global à un remise à plat complète
de l'ensemble de ses processus doublée d'une volonté
marquée d'identifier de nouvelles opportunités. Initialement
pensée par le Lean, il n'en demeure pas moins que ce projet tend
à offrir à la digitalisation et ses futurs objectifs
(intelligence artificielle...) les fondations de processus efficients et
pleinement préparés à l'implantation de technologies
numériques. Comme le rappelait Bill Gate, « La première
règle avec toute technologie utilisée dans les affaires, c'est
que
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l'automatisation appliquée à un process efficace
va augmenter l'efficacité. La seconde règle est que
l'automatisation appliquée à un process inefficace va augmenter
l'inefficacité » (Gates, 2014), et s'il est bien un domaine
où la digitalisation ne peut s'appliquer qu'après le travail
effectué par une approche Lean, c'est bien celui de l'automatisation des
processus.
On constate ainsi que Michelin a su habilement miser sur le
développement des hommes et de la culture de ses organisations comme
levier primordiale à une digitalisation réussie, ce qui trouve
son sens lorsque l'on parcourt, comme vu précédemment, les
différentes études des projets de transformation digitaux qui
rappellent combien l'humain est un élément clé à
tout projet de transformation. A cela s'ajoute également une prise en
compte peut être plus pratique que théorique des acquis et de
l'expertise du Lean au sein du groupe pour initier les projets digitaux. Il
n'est pas rare de retrouver derrière chaque succès de projets
digitaux un acteur imprégné de la pensée Lean et
formé à cette dernière au sein de la structure Michelin
par les réseaux d'experts mis à disposition des
salariés.
Ces choix qui peuvent donc paraître dans l'ensemble
parfois désorganisés semblent, bien au contraire, suivre une
logique basée sur la nécessité de préparer le
terrain à un changement de culture mais aussi à une montée
en puissance des salariés dans ce monde digital qui se dessine pour
demain. Le Groupe Michelin semble donc avoir pris toute la mesure de cette
digitalisation en y associant des objectifs ambitieux et des moyens
profondément transverse et globaux. Et c'est avec un certain recul sur
cette position que l'on finit par comprendre aisément le classement de
Michelin à la 7ème position des entreprises du CAC les
plus digitalisée en 2019 (Manceau, 2019).
Le Groupe Michelin nous fait donc une démonstration de
la flexibilité et de la gestion des contraintes humaines qu'implique la
digitalisation, et si le chantier en la matière s'annonce encore
monumental, Michelin pourra s'appuyer sur son expertise Lean et la culture que
l'entreprise a déjà commencé à diffuser pour
garantir le succès et l'aboutissement de ses projets digitaux.
Et c'est en préparant le terrain en amont (projet
Simply, I-care, Michelin Efficiency Way...) et en s'appuyant sur la culture
Lean prenant de l'ampleur au sein de l'entreprise, et systématiquement
sur l'humain via les salariés composants l'entreprise, que Michelin a
également préparé le terrain à l'arrivée de
la digitalisation qui, comme nous l'avons vu, reste
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avant tout un processus de transformation en profondeur de
l'entreprise qui doit être en mesure de s'appuyer sur les hommes qui la
compose pour à mener à bien de tels changements.
Michelin semble donc en bonne voie pour affronter les
défis qui se présente dans les années à venir sur
la question de la digitalisation, et il n'est donc pas déraisonnable de
dire qu'il est probable que l'entreprise réussira sa digitalisation car
elle aura su auparavant développer et répandre une pensée
Lean au sein de son organisation, laquelle pourra alors activement soutenir les
projets de digitalisation d'une part, mais aussi préparer les
salariés de l'entreprise à l'intégration d'une nouvelle
culture : la culture digitale.
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