III) L'inévitable association de ces deux
concepts
« Le Lean et l'Entreprise 2.0 se rejoignent exactement
ici : ils sont tous deux des formes de réponse à la
complexité en préconisant de passer d'un système Command
& Control à un système de réactivité
intelligente et apprenante » (Yves Caseau, 2011).
Au travers des transformations induites par la
révolution numérique et l'évolution profonde de nos
sociétés économiques, le Lean et la Digitalisation se sont
affirmés peu à peu dans l'ensemble des entreprises souhaitant
prendre le pas du changement de leurs business et de leurs organisations. Et
à lumière de nos analyses précédentes, il convient
de constater que l'on retrouve l'ombre du Lean derrière la
Digitalisation (A) pouvant nous aider à expliquer ainsi la
Digitalisation de Michelin par le Lean (B).
A. L'ombre du Lean derrière la
digitalisation
Lean et Digitalisation sont donc principalement des
méthodes organisationnelles visant à promouvoir et définir
le cadre d'une transformation d'une entreprise soucieuse de saisir de nouvelles
opportunités mais aussi d'accroître la performance de ses
processus afin de garantir sa pérennité. Et au travers de ces
différentes démarches, il est aisé de constater que les
objectifs et enjeux sont globalement les mêmes.
Tel que nous l'avons vu au cours de la première partie
de notre étude, le Lean suppose au-delà des outils
managériaux qu'il propose, une approche et une compréhension d'un
certain nombre d'enjeux (clients, salariés, performances) par l'ensemble
des membres de l'entreprise, qu'ils soient directeurs ou simple
collaborateur.
Ce trio d'enjeux récurrents issus de l'histoire de
l'évolution des sciences de l'organisation de l'entreprise et de ses
processus trouve son origine dans un environnement socio-économique qui
n'a cessé d'évoluer ce dernier siècle jusque dans le
rapport des individus à leur mode de consommation. Ainsi, le Lean qui
s'affirme aujourd'hui comme l'aboutissement de ces réflexions et
expérimentations les présente sous 3 axes :
- Le salarié en veillant à l'impliquer dans le
processus décisionnel pour l'amélioration
des processus, donner du sens à ses fonctions et
s'assurer de son bien-être qui résulte en l'augmentation de la
qualité des processus où il se retrouve engagé, tout en
accroissant
35
sa position et son acquisition de nouvelles
compétences. Il y a ici une véritable prise de conscience du
capital humain et la nécessité développer le potentiel de
chacun des employés pour délivrer de bons produits et
services.
- Le capital ou la performance de l'entreprise comme vecteur
essentiel de sa pérennité. En effet, la « chasse au
gaspillage » comme principe du Lean suppose une volonté de
renforcer le fonctionnement des processus pour réduire les coûts
d'une part, mais surtout se concentrer sur les tâches à valeur
ajoutée d'autre part. S'il existe une multitude d'outils à
disposition des organisations, lesquels issus du Lean et de ses applications
dans divers secteurs d'activités, l'enjeu majeur tourne autour d'une
volonté d'amélioration continue des processus existants via une
remise en question permanente de l'entreprise, ce qui est tout autant pertinent
dans une logique d'adaptation des organisations à leurs environnements
eux-mêmes en perpétuel évolution.
- Le client comme élément au coeur des processus
décisionnel et des actions d'améliorations. S'il est
évident que le client est un élément clé
nécessaire au fonctionnement de l'entreprise, le fait qu'il existe au
sein de chacun des processus de cette dernière est une
réalité qui peut être ignorée. Cette orientation
client constante tend à s'inscrire dans une tendance de tension des
marchés où la croissance économique relativement lente
fait face à des moyens de communication de plus en plus puissant,
résultant en une concurrence acharnée.
D'une certaine manière, le Lean est un état
d'esprit qui a su s'imposer dans l'environnement de ces dernières
années à la faveur de bouleversements socio-économiques
importants (choc pétrolier, ralentissement de la croissance
économique, population de plus en plus éduquée...),
répondant à un vide laissé par des évolutions
ébranlant sans cesse les fondations des entreprises. Cet état
d'esprit a conduit les organisations à ne penser leurs existences et
leurs évolutions non plus seulement autour de leurs appareils
productivistes, mais au travers des hommes qui les composent et de ceux
qu'elles servent : les clients.
Ce revirement est particulièrement palpable dans la
manière dont l'offre client a évolué au cours de ces
dernières années, avec par exemple des concepts clés comme
la « création de valeur pour le client » dans les sciences du
marketing, « l'orientation client » dans le management de la
qualité ou encore « l'user experience » dans le domaine du
digital, lui-même relativement récent.
En effet, le digital tend en parallèle à
s'imposer avec ses codes comme une nouvelle science de l'organisation dans la
mesure où l'on associe aisément aujourd'hui la transformation du
digital
36
à un concept plus général : la
digitalisation qui apparaît alors comme « une opération de
transformation totale de l'entreprise » visant à «
réinventer intégralement son modèle (celui de
l'entreprise) et toute la chaîne interne de fonctionnement :
stratégie, organisation managériale, environnement collaboratif.
» via une numérisation de « l'offre et toute la chaîne
de création de valeur » (Guibert, 2011).
Fruit d'une révolution numérique toujours plus
rapide et globale, la digitalisation a pour origine un fait commun pour les
entreprises, à savoir leur adaptation à un environnement
économique en perpétuel changement, mais dont
l'originalité ici repose sur des bouleversements importants dans une
période réduite, que ce soit au niveau de l'évolution des
métiers (« 60% des métiers en 2030 n'existent pas encore
») que des technologies numériques (la 5G, smartphones...) qui ne
cessent d'offrir toujours plus d'opportunités business et
organisationnelles pour les entreprises.
Comme pour le Lean, cette transformation au coeur des
entreprises poursuit des objectifs clairs traduits par les
décisionnaires de nombre d'entre elles et pouvant en définitif se
décliner en trois points :
- Améliorer la satisfaction du client, à la fois
en profitant de tous les avantages des technologies du numérique pour
mieux comprendre son besoin mais aussi pour finir des services et produits
toujours plus facilement accessible. Aussi, cette notion de satisfaction client
se retrouve dans le concept de « user experience » qui suppose de
fournir à un client, parfois partenaire interne des entreprises, la
solution la plus adaptée à son besoin. Plus encore, l'exemple des
NATU nous a aussi démontré que le succès de ces
entreprises « data-driven » reposait avant tout sur leur
capacité à s'appuyer sur les opportunités de la
digitalisation et des technologies associées pour proposer une offre de
produit et services toujours au plus près des attentes de leurs
clients.
- S'appuyer sur les compétences et l'engagement des
employés composant l'entreprise comme vecteur de succès de la
transformation digitale de l'entreprise. En effet, l'un des
éléments généralement évoqué est la
« culture digitale » qui ne peut exister qu'au travers des
salariés la partageant par l'acquisition de compétences et
l'implication dans ces projets de transformation. Par ailleurs, cet
élément est d'autant plus crucial que son absence de prise en
compte suffisante se trouve parmi les causes majeures des échecs de
projets de transformation digitale.
- La performance de l'entreprise vu ici comme le fait de
saisir les opportunités offertes par les technologies numériques
pour accroître la performance des processus de
37
l'entreprise, notamment en réduisant le temps
d'exécution de tâches à faible valeur ajoutée, voir
en les supprimant, mais aussi en offrant de nouvelles perspectives aux
entreprises qui trouvent là l'opportunité d'améliorer le
contrôle de leurs activités opérationnelles.
Partant de ce constat, la proximité entre le Lean et la
digitalisation semble apparaître comme une évidence dans la mesure
où ils suivent les mêmes trois objectifs : la satisfaction du
client, la performance de l'entreprise et la montée en puissance des
salariés, à tel point que la vraie problématique pourrait
être de savoir ce qui les différencie, mais la
réalité semble plus complexe.
En effet, la digitalisation plus contemporaine que le Lean
semble moins être une solution à des problématiques que la
déclinaison de nouvelles opportunités d'un environnement
socio-économique pris dans une transformation rapide, là
où le Lean historiquement repose sur une volonté d'organiser au
mieux l'entreprise après des décennies d'expérimentation
au travers des courant de pensée qu'ont été le taylorisme,
le fordisme et le toyotisme, afin d'assurer sa pérennité. La
vérité pourrait être ailleurs.
En ce sens Yves Caseau dans sa vision de ces deux disciplines,
bien qu'il préfère parler d'entreprise 2.0 plutôt que de
digitalisation, nous explique que ces dernières « s'attaquent
frontalement au problème de la complexité » dans la mesure
où le Lean met en perspective « de façon simple et claire la
contribution de l'employé sur la création de valeur » et la
digitalisation en « favorisant la collaboration qui est impérative
pour résoudre des problèmes complexes ».
Il apparaît donc une dualité certaine entre ces
deux disciplines dans la mesure où leur efficacité, que ce soit
au travers de projets d'ampleur ou d'actions plus localisées, repose
généralement sur leur capacité à embarquer les
hommes qui composent les organisations qu'elles modifient. C'est à ce
titre que le Lean a pu devenir la discipline que l'on connaît
aujourd'hui, et que la transformation digitale le deviendra au regard des
causes majeures des échecs qu'elle peut rencontrer dans certaines
entreprises, à savoir principalement le manque d'implication et de
compétences des hommes qui prennent part et sont concernés par le
projet.
Dans cette mesure, il apparaît également
raisonnable de penser que le Lean, dès lors qu'il a été
diffusé dans les entreprises pour amorcer en amont des changements
organisationnels et mettre en place une « culture Lean » peut
être un soutien non négligeable au déploiement d'une
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transformation digitale au sein de l'entreprise, et s'il ne le
fait pas directement, force est de constater qu'il en emprunte de nombreux
codes et objectifs, ce qui par ailleurs peut également nous amener
à penser que déployer efficacement une transformation digitale
revient à déployer une démarche Lean qui n'en porte pas le
nom tout en permettant d'aboutir aux mêmes résultats sur des
problématiques numériques.
Parce qu'au-delà de leur simple proximité
liée à leurs objectifs et leurs combats communs, il y a
fondamentalement et intrinsèquement cette dimension visant à
remodeler l'organisation de l'entreprise dans son ensemble, comme
l'évoquait une étude d'Ernst & Young montrant que 42% des
projets de transformation digitaux (Annexe 2, page 7) se faisait à
l'échelle globale. Aussi, on retrouve cette fois-ci le concept de «
culture », perçue à la fois comme un levier indispensable de
l'entreprise « data-driven » sur la question de la digitalisation,
mais également tout aussi présente dans le Lean qui
redéfinit la position de l'homme dans la chaîne de valeur,
à tel point que Yves Caseau parlera de « deux approches
profondément humanistes ».
Ainsi et derrière ces réalités
techniques, complexes et organisationnelles, il y a une fois encore un
problème et un facteur commun, l'humain. En effet, ces démarches
impliquant bien souvent la remise en question profonde de processus et
pratiques existantes nécessitent une appropriation et acceptation de la
part des organisations qui décident de se lancer dans de tel projets de
transformation. On constate assez rapidement que l'enjeu n'est plus de s'armer
d'experts et d'investir financièrement dans ce type de projets, mais
avant tout de considérer que la transformation est une affaire de temps
long qui ne peut réussir que par la capacité de l'organisation
à emporter chacun de ses membres dans cette transformation, de la
Direction jusqu'aux salariés en passant notamment par les managers comme
intermédiaires.
Mais là où l'on peut retrouver l'ombre du Lean
derrière la digitalisation, c'est bien évidemment en
considérant que le Lean est une méthode reposant sur des
principes testés et éprouvés, car plus anciens, mais aussi
et surtout transverses et pouvant concerner l'ensemble de l'entreprise. Il est
donc évident que le digital se soit approprié nombre de ces
principes puisqu'il consiste, tout comme le Lean, à transformer
l'entreprise par et pour l'homme, qu'il soit client ou salarié, tout en
dégageant de la valeur ajoutée.
A ce titre, Michelin a tenté de s'approprier pour
partie ces réflexions, notamment concernant la digitalisation qui, au
travers de nombreux projets, a systématiquement veillée à
remettre l'humain au centre des transformations de l'entreprise, que ce soit
à l'échelle locale ou plus
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globale, mais aussi en redéfinissant plus largement la
position de l'humain dans ces processus de transformation.
Cependant cette appropriation transposée sur le terrain
peut parfois témoigner de difficultés inhérentes à
un grand Groupe où la communication en interne repose davantage sur la
confiance dans des réseaux internes dont la constitution et l'animation
nécessitent du temps.
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