Le phénomène migratoire en mer méditerranée depuis 2013. Enjeux d'une frontière meurtrière aux portes de l'Europe.par AnaàƒÂ«lle TOUTOUNJI Ecole Supérieure de Commerce et Développement 3A Paris - Master 2 Manager de projets internationaux, parcours Coopération et Action Humanitaire 2019 |
B) Les enjeux et conséquences du sauvetage en mer des migrants en Méditerranée : rôle des eaux territoriales et responsabilitésRoute privilégiée des migrations, la Méditerranée constitue une zone dont les multiples richesses et ressources en font le berceau de la civilisation occidentale.1/3 du trafic maritime mondial s'opère dans ses eaux. En termes juridiques, les eaux de la Méditerranée sont en grande majorité des eaux internationales c'est-à-dire « Toutes les parties de la mer qui ne sont comprises ni dans la zone économique exclusive, la mer territoriale ou les eaux intérieures d'un État, ni dans les eaux archipélagiques d'un État archipel. La haute mer est ouverte à tous les États et est affectée exclusivement à des fins pacifiques » selon les articles 86, 87 et 8812 de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM). Ce terme a été mentionné pour la première fois dans le cadre de l'élaboration de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer qui avait pour but de codifier et d'encadrer de manière universelle le droit de la mer afin que les États, et surtout les États côtiers, s'accordent sur une gestion des espaces maritimes et la conservation de ses ressources. Une première conférence fut organisée par l'ONU à Genève en 1956 afin de poser les bases de la Convention et de s'accorder sur les principes à mettre en oeuvre. En 1958, quatre Conventions sont élaborées : la Convention sur la mer territoriale et la zone contiguë, la Convention sur la haute mer, la Convention sur la pêche et la conservation des ressources biologiques de la haute mer et la Convention sur le plateau continental. Après une deuxième conférence en 1960 et une troisième en 1973, les Nations unies signent finalement en 1982 la Convention des Nations unies sur le droit de la mer à Montego Bay (Jamaïque). 168 États ont ratifié cette Convention dont tous les membres de l'UE en 1998. À l'inverse des eaux internationales mentionnées plus haut, on parle de mer territoriale, ou eaux territoriales, qui est la « Zone de mer adjacente au territoire et aux eaux intérieures de l'État côtier, où celui-ci exerce une pleine souveraineté tant sur les eaux de surface que sur l'espace aérien au- dessus de la mer territoriale, le fond de cette mer et son sous-sol. La largeur de la mer territoriale ne dépasse pas 12 milles nautiques » selon les articles 2, 3 et 4 de la CNUDM. Il s'agit donc d'espaces maritimes délimités et appartenant à des États côtiers qui peuvent en exploiter les ressources et y exercer une souveraineté totale. Au sein de l'Union européenne, 7 membres possèdent des eaux territoriales qui s'étendent sur 652 507 km2 : la France, l'Espagne, l'Italie, la Grèce, Malte, Chypre et la Slovénie. Il y a donc une majorité d'eaux internationales en Méditerranée, comme 12 Nations Unies. (1998). Convention des Nations unies sur le droit de la mer. Récupéré le 18 Août, 2019, sur http://admi.net/eur/loi/leg euro/fr 298A0623 01.html 37 le montre la carte ci-dessous, la ligne rouge représentant la limite des eaux territoriales des États côtiers, et il est important de le mentionner puisque ces eaux jouent un rôle dans la compréhension des relations entre les différents acteurs présents en mer et le sauvetage des migrants en détresse. Carte13 des mers territoriales de la mer
Méditerranée et de la mer Noire Parmi les principes énoncés par la CNUDM, les États ont des droits souverains et des devoirs à respecter dans la gestion de leurs eaux territoriales, ces droits s'étendant aux « sous-sols » des eaux, à la surface et à l'espace aérien de la zone délimitée. En termes de droits, les États peuvent appliquer leurs propres lois, exploiter les ressources de leurs eaux dont les ZEE (Zone économique exclusive), mener des opérations d'explorations des fonds sous-marins, réguler les pratiques de pêche, etc. Les devoirs cités sont nombreux mais nous nous concentrerons sur ceux qui nous intéressent le plus ici : le droit de passage inoffensif dans la 13 Parlement européen. (2010). Eaux territoriales en Méditerranée et en mer Noire. Récupéré le 21 Août, 2019, sur http://www.europarl.europa.eu/RegData/etudes/etudes/join/2009/431602/IPOL-PECH ET(2009)431602 FR.pdf 38 mer territoriale d'un État et l'obligation de porter assistance dans ses propres eaux territoriales. En effet il est dit dans l'article 9814 de la CNUDM que : « 1. Tout État exige du capitaine d'un navire battant son pavillon que, pour autant que cela lui est possible sans faire courir de risques graves au navire, à l'équipage ou aux passagers :
2. Tous les États côtiers facilitent la création et le fonctionnement d'un service permanent de recherche et de sauvetage adéquat et efficace pour assurer la sécurité maritime et aérienne et, s'il y a lieu, collaborent à cette fin avec leurs voisins dans le cadre d'arrangements régionaux » Étant donné que la Libye a signé la Convention en 1984 mais qu'elle ne l'a jamais ratifié, la question de l'obligation des sauvetages dans ses eaux territoriales se pose. Néanmoins, le principe du Droit maritime (développé dans le point suivant) sur le sauvetage d'un navire et/ou de personnes en détresse en mer prime par-dessous tout, obligeant par conséquent les garde-côtes libyens à porter secours aux embarcations de migrants en détresse. Mais souvent, et comme montré dans de nombreuses vidéos, comme celle relayée par le média Courriel international, les garde-côtes, lorsqu'ils reçoivent un appel, mettent du temps à arriver sur place et à procéder au sauvetage des migrants qui se noient. De plus, il semblerait que les garde-côtes procèdent davantage à des interceptions de migrants qu'à des sauvetages : leurs navires ne sont pas équipés en canots de sauvetage et les équipements comme les gilets de sauvetage et les bouées sont lancées depuis le navire (soit en hauteur avec un effet de projectile) sur les migrants, augmentant davantage leur risque de noyade. Interviennent alors les navires d'ONG présentes en mer, si elles sont à proximité, qui respectent les règles du sauvetage afin de ne pas mettre plus en péril les migrants qu'ils ne le sont déjà. Ce schéma de l'arrivée des garde-côtes libyens, en réponse à l'appel d'une embarcation en détresse, puis de celle du navire de secours d'une ONG s'est répété très souvent ces derniers mois et interroge sur le droit d'entrée des ONG dans les eaux territoriales libyennes. Au vu : 14 Nations Unies. (1998). Convention des Nations unies sur le droit de la mer. Récupéré le 18 Août, 2019, sur http://admi.net/eur/loi/leg euro/fr 298A0623 01.html 39 - De l'article 1715 de la CNUDM sur le Droit de passage inoffensif : « Sous réserve de la convention, les navires de tous les États, côtiers ou sans littoral, jouissent du droit de passage inoffensif dans la mer territoriale » - De l'article 18 de la CNUDM sur la Signification du terme « passage » : « 1. On entend par «passage» le fait de naviguer dans la mer territoriale aux fins de:
2. Le passage doit être continu et rapide. Toutefois, le passage comprend l'arrêt et le mouillage, mais seulement s'ils constituent des incidents ordinaires de navigation ou s'imposent par suite d'un cas de force majeure ou de détresse ou dans le but de porter secours à des personnes, des navires ou des aéronefs en danger ou en détresse » - Et de l'article 19 de la CNUDM sur la Signification de l'expression « passage inoffensif » : « 1. Le passage est inoffensif aussi longtemps qu'il ne porte pas atteinte à la paix, au bon ordre ou à la sécurité de l'État côtier. Il doit s'effectuer en conformité avec les dispositions de la convention et les autres règles du droit international. 2. Le passage d'un navire étranger est
considéré comme portant atteinte à la paix, au bon ordre
ou à la
15 Nations Unies. (1998). Convention des Nations unies sur le droit de la mer. Récupéré le 18 Août, 2019, sur http://admi.net/eur/loi/leg euro/fr 298A0623 01.html
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Étant dans la seule optique de sauver des migrants en détresse, le passage des ONG dans les eaux territoriales libyennes est considéré comme inoffensif et toléré. Mais surtout, les sauvetages effectués par les garde-côtes libyens ne répondant pas aux règles du sauvetage et représentant davantage un danger qu'une réelle aide apportée, l'entrée des ONG dans les eaux territoriales libyennes s'apparente à « un cas de force majeure ou de détresse ou dans le but de porter secours à des personnes, des navires ou des aéronefs en danger ou en détresse » (paragraphe 2 de l'article 18 de la CNUDM) et ne constitue pas une violation du droit de la mer ou un danger pour l'État libyen. Les altercations violentes ayant éclaté entre les garde-côtes libyens et les ONG alors que ces dernières se trouvaient dans leurs eaux territoriales et les menaces proférées à leur encontre font de ces eaux une zone d'intervention dangereuse. Il serait même d'ailleurs dangereux pour les ONG d'opérer dans les eaux internationales près des eaux territoriales libyennes comme en atteste l'ONG espagnole ProActiva Open Arms qui fut menacée par les garde-côtes libyens le 15 août 2017. Selon l'article Une ONG menacée par les garde-côtes libyens : "Si vous n'obéissez pas... Vous serez ciblés" du média InfoMigrants16, les Libyens auraient menacé les acteurs humanitaires de leur tirer dessus s'ils ne quittaient pas immédiatement la zone. Le navire humanitaire se trouvait à ce moment-là dans les eaux internationales, à 25 km des eaux territoriales libyennes, distance plus que convenable et autorisée par la CNUDM. « Vous naviguez dans les eaux libyennes depuis des mois et vous menez des activités qui portent atteinte à la souveraineté de l'État libyen. Nous vous demandons de vous diriger vers le port de Tripoli. Si vous n'obéissez pas immédiatement... Vous serez ciblés. » 16 Boitiaux, C. (2017, 16 Août). Une ONG menacée par les garde-côtes libyens : "Si vous n'obéissez pas... Vous serez ciblés". Récupéré le 22 Août, 2019, sur https://www.infomigrants.net/fr/post/4612/une-ong-menacee-par-les-garde-cotes-libyens-si-vous-n-obeissez-pas-vous-serez-cibles 41 Voici la phrase prononcée par un garde-côte libyen lors de cette altercation. Il sous-entend que les opérations de sauvetage menées par les ONG à proximité et dans les eaux territoriales libyennes porteraient atteinte à la souveraineté nationale de la Libye. Cependant, ces interventions, encore une fois, répondent au principe du cas de force majeure, énoncé dans l'article 18 de la CNUDM, et de sauvetage de personnes en détresse que sont les migrants qui fuient de plus en plus les conditions de vie inhumains dans lesquelles ils sont traités dans les centres de détention en Libye. En plus de cela, le garde-côte menace de façon très claire de tirer sur le navire humanitaire en cas de désobéissance, ce qui constitue une atteinte grave à la personne. S'il devient difficile pour les ONG de mener à bien leurs opérations de sauvetage dans les eaux libyennes, où les naufrages sont les plus recensés, il en est de même pour les opérations en eaux internationales dans lesquelles les garde-côtes libyens interviennent également. Menaces, agressions physiques même parfois, il s'agit d'une manière de dissuader les ONG de procéder à des sauvetages car, engagée par des accords avec l'UE depuis 2017, la Libye se considère comme seule entité autorisée à secourir les migrants et à les ramener dans ses camps de détention. Ainsi, malgré le fait qu'il y ait une étendue d'eaux internationales plus importante que celle des eaux territoriales en Méditerranée, les opérations de sauvetage menées par les ONG constituent de plus en plus un risque pour les travailleurs humanitaires qui se retrouvent souvent confrontés aux garde-côtes libyens et à leur attitude offensive. Cependant, les ONG devraient pouvoir mener en toute liberté et en toute sécurité leurs opérations de sauvetage dans les eaux internationales, aucun texte de loi contraignant ou entité juridique n'interdisant les mouvements et activités dans cette zone. Le Droit maritime : en Méditerranée, le principe de sauvetage des personnes en détresse bafoué Le Droit maritime est l'ensemble des règles juridiques relatives à la navigation en mer, selon la définition donnée dans le Précis Droit maritime rédigé par Philippe Delebecque (2014). Il diffère du Droit de la mer qui concerne plutôt la gestion des espaces maritimes par les États à l'échelle internationale. Selon le Droit maritime, il existe aujourd'hui trois événements appelés « accidents de navigation » que sont : la collision entre navires, l'assistance prêtée à des navires en péril et sauvetage des personnes en danger, et l'avarie commune. Nous nous 42 concentrerons sur le deuxième point évoqué qui concerne l'assistance aux navires en péril et le sauvetage des personnes en détresse. La loi maritime qui porte sur l'obligation de sauvetage des personnes en situation de détresse date de la fin du Moyen-Âge et peut être passible de sanctions en cas de non-respect selon la loi du 25 octobre 1941 : « Loi du 25 octobre 1941 MODIFIANT LES ART. 228 ET 248 DU CODE PENAL ET PORTANT OBLIGATION DE DENONCER LES CRIMES OU PROJETS DE CRIMES ATTENTATOIRES AUX PERSONNES ET DE SECOURIR LES PERSONNES EN DANGER ». De nombreux traités évoquent l'obligation de sauvetage en mer des personnes se trouvant en situation de détresse comme par exemple : - La Convention internationale du 23 septembre 1910 pour l'unification de certaines règles en matière d'assistance et de sauvetage maritimes, article 11 : « Tout capitaine est tenu, autant qu'il peut le faire sans danger sérieux pour son navire, son équipage, ses passagers, de prêter assistance à toute personne, même ennemie, trouvée en mer en danger de se perdre », - La Convention internationale de 1974 pour la sauvegarde de la vie humaine en mer (Convention SOLAS), règle 10.1 : « le capitaine d'un navire en mer qui est dans une position lui permettant de prêter assistance et qui reçoit, de quelque source que ce soit, un signal indiquant que des personnes se trouvent en détresse, est tenu de se porter à toute vitesse à leur secours », - CMB, art. 98-2 : « tous les États côtiers facilitent la création et le fonctionnement d'un service permanent...de sauvetage adéquat et efficace... », - La Convention de Hambourg du 27 avril 1979 qui a permis la création d'un dispositif international ayant pour but la recherche et le sauvetage dans les eaux côtières de chaque pays. En plus de l'obligation de sauver des personnes, le principe de gratuité doit s'appliquer, c'est-à-dire que les personnes secourues ne doivent pas payer pour être secourues selon l'article 9 de la Convention de 1910 et l'article 16 de la Convention de 1989. En prenant en compte toutes ces dispositions et les missions en mer incombant à l'État (détaillées en Annexe 3), il convient de dire que l'UE manque, au vu de la situation actuelle en Méditerranée, à ses responsabilités en termes de sauvetage de personnes en détresse. En effet, malgré la création de Frontex en 2004, l'Agence européenne en charge de la surveillance des frontières européennes et des opérations aériennes et maritimes, et de la mission Mare Nostrum lancée en 2013, aucune mesure concrète n'a été prise ou le cas échéant, les mesures ne se sont pas révélées réellement efficaces. Pour cause, l'UE a, par l'intermédiaire d'un accord signé 43 avec la Libye en 2017, délégué la responsabilité des sauvetages de migrants en détresse en Méditerranée aux garde-côtes libyens qui les interceptent davantage qu'ils ne les sauvent. De plus, la non présence de navires de sauvetage en Méditerranée, hormis les navires affrétés par les ONG comme SOS Méditerranée, augmente considérablement le risques de noyade des migrants qui tentent la traversée sur des embarcations peu fiables. Il s'agit, en un sens, d'un non-respect du Droit maritime étant donné que l'Europe est consciente de l'aspect meurtrier de ses frontières maritimes et qu'elle ne fait actuellement pas grand-chose pour éviter les noyades en Méditerranée, et même au contraire, qu'elle entrave le travail des acteurs humanitaires présents dans la zone (ce point sera détaillé dans la sous-partie B de la 3ème partie). Selon Coralie Carvin, ancienne salariée de SOS Méditerranée que j'ai eu l'opportunité d'interviewer (voir Annexe 4), bien avant 2015, l'agence Frontex procédait à des opérations de sauvetage en mer tout comme L'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN) mais qu'il n'y en avait plus. À ce jour, seules les ONG, quelques navires de la marine dont on entend très peu parler, et la Société nationale de sauvetage en mer (SNSM) sauvent les migrants en détresse en Méditerranée et dans la Manche. Pour conclure cette sous-partie, selon les eaux territoriales dans lesquelles les migrants en détresse sont secourus, et selon les acteurs présents à ce moment-là, leur sort s'avère bien différent. Sauvés par des ONG, les migrants seront déposés dans les ports des îles européennes (Malte, Lampedusa, etc.), interceptés par les garde-côtes libyens, ils seront ramenés de force dans les camps de détention en Libye. Cependant, suite aux réactions virulentes des garde-côtes libyens envers les ONG présentes dans les eaux internationales, un droit tout à fait légitime étant donné que n'importe quel navire peut y circuler à des fins pacifiques, on peut finalement se poser la question du respect de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer par l'État libyen. En effet, n'ayant pas ratifié la Convention, rien ne les oblige à répondre aux obligations énoncées, mais les principes de sauvetage présents dans le Droit maritime constituent un devoir universel pour tous et ce, à titre individuel. Ainsi, les garde-côtes libyens ont une responsabilité lorsqu'ils sont en présence d'une embarcation de migrants en détresse, et sont censés appliquer les règles du sauvetage qui consistent à porter secours rapidement, mettre les rescapés à l'abri sur le navire, et les ramener dans le port le plus proche et le plus sûr. Des règles qui ne sont pas réellement respectées et qui constituent la cause des accrochages avec les ONG qui dénoncent leur manque d'investissement et d'humanité envers les migrants. 44 |
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