Le phénomène migratoire en mer méditerranée depuis 2013. Enjeux d'une frontière meurtrière aux portes de l'Europe.par AnaàƒÂ«lle TOUTOUNJI Ecole Supérieure de Commerce et Développement 3A Paris - Master 2 Manager de projets internationaux, parcours Coopération et Action Humanitaire 2019 |
II) Du pays départ à l'arrivée aux frontières européennes : des moyens de contrôle, de mise à distance et de refoulement durant tout le parcours migratoire en mer MéditerranéeCette deuxième partie représente sans doute la partie la plus importante du mémoire étant donné qu'elle énonce en trois sous-parties distinctes les moyens de mise à distance, de contrôle et de refoulement déployés par l'Union européenne dans la zone méditerranéenne afin d'empêcher les migrants d'arriver sur son territoire. La première sous-partie concernera les accords de l'UE passés avec la Turquie et la Libye ces dernières années afin de leur déléguer la responsabilité de l'interception et de la gestion des migrants sur leurs territoires. Il s'agit là d'une forme de mise à distance extrême qui a des conséquences dramatiques sur le sort des migrants et qui viole même certains principes de traités européens et internationaux que l'UE a ratifié et s'est engagée à respecter (voir sous-partie A de la troisième partie). La deuxième sous-partie abordera la question du rôle des eaux territoriales et des eaux internationales en Méditerranée et dans quelle mesure les conditions du sauvetage des migrants varient selon qu'ils sont secours dans les eaux libyennes ou internationales. Le Droit maritime y sera également évoqué, dont les principes sur le sauvetage et ses caractéristiques sont intéressantes à prendre en compte pour une meilleure compréhension du devoir de chacun. Enfin, la troisième sous-partie traitera de l'accueil des migrants dans les hotspots, un dispositif créé afin de les « trier » et envoyer ceux éligibles au statut de réfugié en Europe et renvoyer ceux ne l'étant pas. Il s'agit d'une forme de contrôle et de refoulement. A) L'externalisation de la politique migratoire européenne : double coopération bilatérale de l'Europe avec la Turquie et la LibyeLors de l'établissement de l'Agenda européen en 2015, l'un des volets principaux consistait en une coopération avec les pays du pourtour méditerranéen, pays de départ et de transit des migrants que sont la Turquie, la Libye et le Maroc. Le but était de leur allouer des moyens financiers et techniques afin qu'ils empêchent les migrants de partir en direction de l'Europe dans une logique de mise à distance « soft ». En effet, si l'Europe tente de filtrer minutieusement les entrées sur son territoire et d'expulser les « sans-papiers », il s'agit aussi de 27 limiter les tentatives d'arrivée sur les îles grecques et italiennes, dont la capacité d'accueil au sein des hotspots semble avoir atteint son maximum, et surtout de stopper les tentatives de traversée de la mer Méditerranée. Il est important de rappeler que, même si 80% des réfugiés quittent leur pays afin d'aller dans le pays voisin pour y trouver sécurité, l'Europe a connu une importante hausse d'arrivées de demandeurs d'asile à partir de 2015. L'année 2015 fut qualifiée comme étant l'année de la « crise migratoire » : un million de personnes sont arrivées par la voie maritime en Europe, dont 772 000 en Grèce et 153 000 en Italie. Cette sous-partie a pour but de mettre en lumière les objectifs et les enjeux de la double coopération bilatérale mise en place par l'Europe avec la Turquie et la Libye. Si, au premier abord, la logique de contrôle et de refoulement des réfugiés dans ces deux pays peut sembler représenter la même, il s'avère que les moyens qui leur sont alloués par l'Europe varient tant sur le financier que sur le technique et la mobilisation humaine (voir le tableau comparatif en Annexe 2). Pourquoi parle-t-on de camps de détention en Libye et pas en Turquie ? Pourquoi la coopération de l'Europe en mer Méditerranée se fait-elle principalement avec les garde-côtes libyens et pas les garde-côtes turcs ? Des questions auxquelles nous tenterons de répondre dans cette sous-partie afin d'apporter un éclairage sur la vision de l'Europe quant à sa manière de gérer les flux migratoires au-delà de ses propres frontières. Une logique de contrôle et de refoulement commune pour la Turquie et la Libye Depuis les années 90, l'Union européenne soutient « de loin » les actions destinées aux réfugiés, en donnant une contribution financière pour l'entretien des camps en Afrique et au Moyen-Orient via le HCR. Malgré la ratification de la Convention de Genève de 1951 et de son Protocole additionnel de 67, l'Europe n'a pas réellement élaboré de politique opérationnelle et efficace en termes de gestion et d'accueil des migrants. Ainsi, la hausse des arrivées en Europe en 2015, qualifiée d' « imprévisible », a provoqué une sorte de panique générale et une volonté de refoulement massif au-delà des frontières. L'UE a donc décidé de continuer sa politique du « soutien de loin » des réfugiés en passant des accords entre 2016 et 2018 avec la Turquie et la Libye pour stopper l'immigration irrégulière sur son territoire. La Turquie fait partie des pays qui accueillent le plus de réfugiés au monde. En 2016, le HCR comptabilisait 3,5 millions de réfugiés, dont 100 000 syriens. Bien qu'elle ne soit pas 28 signataire des Conventions de Genève de 1951 relatives au statut de réfugié, elle les accueille et les « héberge » dans des camps financés en grande partie par l'Europe, mais leurs conditions de vie sont déplorables et de nombreux cas de maltraitance ont été relevés par les structures humanitaires sur place. Le 5 octobre 2015, un plan d'action a été proposé par la Commission européenne ayant pour but le soutien des réfugiés et de leurs communautés d'accueil en Turquie et la gestion des flux de migrants irréguliers en mer Égée. Les objectifs de ce plan d'action sont : - Le soutien des syriens sous protection internationale et de leurs communautés d'accueil turques avec le financement d'associations humanitaires en Turquie et également aux associations des principaux pays d'accueil des réfugiés syriens que sont le Liban, la Jordanie, l'Irak et la Syrie, - La garantie que la Turquie permettra l'accès aux services publics aux réfugiés syriens, tout en prenant en charge les personnes vulnérables, et qu'elle reverra sa politique en termes d'octroi d'une protection internationale, - La lutte contre l'immigration irrégulière en coopérant activement avec des parties prenantes comme Frontex. Ce plan d'action sera adopté lors du sommet UE-Turquie du 29 Novembre 2015. Il soumet des engagements devant être respectés par l'UE et par la Turquie. En 2017, l'Italie, impuissante face au silence des autres pays de l'UE et en proie à une forte montée de nationalisme et de xénophobie, notamment avec l'élection de Matteo Salvini, décide de signer des accords avec la Libye afin que cette dernière intercepte les bateaux de migrants et les ramènent sur son territoire. Ce n'est pas la première fois que l'Italie et la Libye coopèrent ensemble pour gérer les flux migratoires en provenance de l'Afrique : en 2000 et 2008, des accords avaient été signés et en 2009, de nombreux bateaux ont été interceptés en Mer afin que les équipages italo-libyens ramènent les migrants à Tripoli. En 2012, le Protocole d'accord Memorandum of Understanding (MoU) a été élaboré afin de garantir l'appui à la formation de la police et des garde-côtes libyens, la construction de centres de rétention en Libye, l'application des programmes de rapatriement des migrants et le renforcement de la coordination italo-libyenne aux frontières. Ce Protocole n'a jamais vu le jour car l'Italie fut condamnée par la Cour européenne des droits de l'Homme le 06 juin 2012. 29 Le 2 février 2017 marque la date du second MoU qui sera cette fois-ci signé et appliqué par le Président du Conseil des Ministres italiens Paolo Gentiloni et Fayez Mustafa al-Serraj, Président du Conseil de son propre parti politique. La seule différence relevée entre le premier et le second Protocole ? L'implication unique des garde-côtes libyens dans le refoulement et le rapatriement des migrants et non plus de la police italienne. Il s'agit d'un élément crucial pour la compréhension des enjeux migratoires actuels en Europe : cette volonté de non implication des autorités italiennes signifie que les pays de l'UE ne veulent pas (plus) être mêlés de près ou de loin à la gestion des migrants à leurs frontières. L'Italie, pour l'application de son second Protocole avec la Libye, a choisi de ne pas porter la responsabilité des sauvetages en Méditerranée, ni du retour forcé ou des maltraitances que subissent les migrants en Libye. Elle en porte néanmoins la responsabilité indirecte puisqu'elle finance la Libye et ferme les yeux sur les conditions inhumaines dans lesquelles les sauvetages en Méditerranée ont lieu et dans les camps de détention en Libye. La signature de ces accords de l'UE avec respectivement la Turquie et la Libye représente, à ce jour, l'une des dernières mesures prises par l'UE afin de répondre au défi migratoire qui subsiste en Méditerranée. Dans cette logique de refoulement au-delà des frontières, l'UE ne semble pas vouloir revoir sa politique migratoire et prendre sa part de responsabilité quant aux décès en Méditerranée. L'importance des moyens financiers, techniques et humains octroyés à la Turquie et à la Libye démontre de manière évidente que l'UE souhaite déléguer cette responsabilité et ne pas assumer les conséquences tragiques qui en découlent. Financer des garde-côtes libyens afin qu'ils interceptent les embarcations de migrants et les ramènent en Libye et financer les camps en Turquie afin de retenir les migrants sont des actes de « délégation », révélateurs de la volonté de l'UE de ne pas se confronter pleinement au phénomène migratoire qui demeure (et se meurt) à ses frontières depuis des années. Moyens financiers importants octroyés à la Turquie Dans son ouvrage Migrants & Réfugiés, Réponse aux indécis, aux inquiets et aux réticents (2018), Claire Rodier emploie le terme « dépenses anti migratoires » afin de qualifier les sommes importantes investies par l'UE dans sa gestion des flux migratoires. En effet, par l'emploi de ce terme, elle sous-entend que les dépenses engendrées par l'Europe n'ont pas pour but de faciliter l'arrivée des migrants sur son territoire ou de leur garantir un accueil décent mais plutôt de les repousser au-delà de ses frontières en finançant les principaux pays de transit 30 par lesquels ils passent afin qu'ils soient interceptés en Méditerranée et immédiatement rapatriés. Il s'agit donc de dépenses « anti migratoires » et non pas de dépenses « migratoires » dans le sens où l'argent est utilisé pour profiter à l'Europe et aux pays qu'elle sollicite et non pas pour le bien-être des migrants. Suite aux accords signés avec la Turquie en mars 2016, l'Union européenne s'est engagée à lui verser la somme totale de 6 milliards d'euros en deux versements de 3 milliards d'euros chacun sur deux années. Cette somme conséquente a pour but l'arrêt total de l'immigration irrégulière en Europe avec différentes actions menées : - Les autorités grecques ont pour obligation de renvoyer les migrants « irréguliers » ou n'ayant pas besoin de protection internationale en Turquie s'ils sont arrivés sur les îles grecques (Chios, Samos) depuis Mars 2016, - Ils ont également pour obligation d'empêcher la création de nouvelles routes migratoires terrestres ou maritimes, - L'obligation de démanteler les réseaux de passeurs, - L'obligation d'instaurer le quota du « 1 réfugié syrien renvoyé en Turquie équivaut à 1 réfugié syrien accepté en Europe ». Une partie des 6 milliards d'euros est allouée aux projets de développement (santé ou éducation par exemple) mis en place par les ONG et les associations pour les réfugiés en Turquie. Les frais de retour des migrants expulsés des îles grecques à la Turquie sont également pris en charge par l'Europe. Ce dispositif de grande ampleur a eu pour conséquence une baisse drastique des traversées en mer Égée et des arrivées en Grèce, et la réouverture de la route italienne. En contrepartie de ces actions, l'Europe s'engage à autoriser la procédure de libéralisation des visas de courte durée pour les ressortissants turcs et à rouvrir les négociations pour l'entrée de la Turquie au sein de l'UE. Moyens techniques et formation des garde-côtes libyens Si l'accord passé avec la Turquie est plutôt de l'ordre financier, l'accord passé avec la Libye est, en revanche, davantage axé sur l'opérationnel. En effet, l'UE avait déjà fait don de 4 navires patrouilleurs en juin 2017 et en avait promis 6 autres dans les mois suivants. De plus, il a été convenu que les garde-côtes libyens seraient entraînés et formés par les autorités italiennes afin d'apprendre le sauvetage en mer des migrants et renforcer la sécurité aux frontières libyennes. 31 En réalité, selon le rapport rédigé8 par Omer Shatz et Juan Branco déposé devant la Cour Pénale Internationale (CPI) en Juin 2019 qui accuse l'UE de crimes contre l'humanité au vu des traitements inhumains infligé aux migrants en Libye, les autorités libyennes seraient formées depuis 2014. En 2013, le Conseil de l'Union européenne a signé le lancement de la Mission d'assistance pour une gestion intégrée des frontières en Libye (EUBAM Libya) afin d'aider les autorités libyennes à renforcer la sécurité de leurs frontières aériennes, terrestres et maritimes. En 2016, le Comité politique et de sécurité (COPS) annonce officiellement le début des entraînements des garde-côtes libyens. En Juillet 2018, toujours selon le rapport, 213 personnes faisant parties des garde-côtes libyens et de la marine libyenne ont été entraînées en Crète et à Malte. La Mission d'assistance pour une gestion intégrée des frontières en Libye (EUBAM), initialement prévue pour deux années, est reconduite en Juillet 2017 pour une année supplémentaire. Quelques jours après, l'opération Sophia est également reconduite et le 28 Juillet 2017, des fonds sont débloqués par la Commission européenne afin de renforcer les capacités des autorités libyennes, et plus particulièrement des garde-côtes. En Avril 2017, la Commission Européenne annonce l'octroi de 90 millions d'euros en faveur des projets d'aide aux migrants en Libye et notamment pour améliorer les conditions de vie dans les centres de détention. Un montant de 46 millions d'euros est débloqué en Juillet 2017 afin de « renforcer les capacités des autorités libyennes ». Le rapport explique notamment que c'est l'Italie qui coopère le plus avec la Libye et qui promet aux garde-côtes « des équipements, des bateaux et des salaires » pour l'interception et la gestion des migrants. Il est également évoqué que quelques opérations de recherche et d'interception des migrants aux frontières libyennes ou en Méditerranée ont été menées secrètement par les forces aériennes et maritimes d'États européens qui ont aidé et indiqué la position des migrants aux garde-côtes libyens. Il apparait donc, au travers des faits énoncés et détaillés précisément date par date dans le rapport, que l'UE a déployé des moyens financiers, techniques et humains importants afin de rallier la Libye à sa lutte contre l'immigration clandestine en Europe. Les équipements et les formations coûteuses délivrées aux autorités libyennes s'apparentent davantage à des objectifs de contrôle, d'interception et de captivité dans les camps de détention que du sauvetage en merdes migrants en détresse et de leur confort en Libye. L'implication particulièrement forte 8 Shatz, O. et Branco J. (2018). EU Migration Policies in the Central Mediterranean and Libya (2014-2019). Récupéré le 11 Juin, 2019, par mail de Monsieur Branco, file:///C:/Users/Anaelle/Documents/3A/MASTER%202/Mémoire/EU-ICC-FINAL.pdf 32 de l'Italie dans la coopération avec la Libye démontre sa volonté de stopper tout débarquement de migrants dans ses ports (Lampedusa) et de ne plus porter le « poids migratoire » qu'elle gère seule depuis des mois sans l'aide des autres États membres de l'UE. L'interception des embarcations de migrants en détresse par les garde-côtes libyens De nombreuses vidéos ont récemment circulé sur le net montrant la manière de procéder des garde-côtes libyens afin de venir en aide aux migrants en détresse en Méditerranée. La plupart de ces vidéos sont filmées en caméras cachées et certaines images peuvent choquer de par leur contenu explicite et violent. Sur une vidéo relayée par le média Courriel international9, tournée par les agences Forensic Oceanography et Forensic Architecture et réalisée par le New-York Times, qui dure 15 minutes environ, on peut voir le déroulement d'une mission de « sauvetage » des garde-côtes libyens ayant repéré une embarcation de migrants en train de couler. La vidéo fut tournée sous forme de reconstitution de la journée du 6 novembre 2017, alors que 150 migrants quittent Tripoli sur un bateau pneumatique pour rejoindre l'Europe. La plupart du temps, lorsque les passeurs font embarquer les migrants sur des bateaux pneumatiques, très peu ont des gilets de sauvetage, et leur seul moyen de communication est le téléphone satellite pour appeler en cas de détresse. Durant les 15 minutes de la vidéo, nous pouvons observer la manière dont les garde-côtes libyens « viennent en aide » aux migrants dont l'embarcation chavire. La majorité des personnes tombent e la plupart ne savant pas nager, commencent à se noyer. Comme l'explique la personne qui parle dans la vidéo en commentant les images, le bateau libyen ne respecte pas les techniques standard de sauvetage car : - Le bateau ne se situe pas à la bonne distance de l'embarcation pneumatique et engloutit les migrants autour, - Les équipes libyennes se contentent de lancer des bouées et gilets de sauvetage mais ne descendent pas dans des canots pour sauver les personnes de la noyade, - Les garde-côtes libyens crient et insultent les migrants. Ils les filment également en train de se noyer sans réagir, 9 Courriel international. (2019, 2 Janvier). Comment l'Europe et la Libye laissent mourir les migrants en Mer. Récupéré le 10 Août, 2019, sur https://www.courrierinternational.com/video/enquete-comment-leurope-et-la-libye-laissent-mourir-les-migrants-en-mer?fbclid=IwAR1anJyO5bZWcfka1tTJhTIeVdkY6A2x8POvVTVhJOseMPmzGCUcb9XE4oU 33 - Les garde-côtes libyens n'ont pas les équipements nécessaires à bord de leur navire pour secourir et soigner les migrants (pas de canots de sauvetage, pas de médecins ni de zone de soins). Lorsque le bateau humanitaire Sea Watch 3 arrive finalement quelques minutes plus tard, on constate que la procédure de sauvetage diffère totalement de celle employée par les équipes libyennes : le bateau se trouve à bonne distance des migrants, les équipes descendent dans des canots de sauvetage et sortent les migrants de l'eau en les aidant à monter avec eux sur les canots. À bord, ils seront pris en charge par une équipe compétente de médecins qui leur apporteront les premiers soins ainsi qu'un soutien psychologique. Il est également choquant d'entendre les menaces des garde-côtes libyens proliférées envers les sauveteurs du Sea Watch, telles que « Ne revenez pas près de nos eaux territoriales. La prochaine fois, vous serez pris pour cible. N'approchez pas sinon je vous tue ». En vérité, il parait assez évident que les garde-côtes libyens qui se déplacent lorsqu'ils reçoivent un appel SOS d'une embarcation de migrants en détresse le font uniquement pour respecter l'accord passé avec l'UE et pas dans le réel but de sauver des vies. Il s'agit donc clairement de se rendre sur place, d'intercepter violemment les migrants, en laissant en mourir plus d'un, et de les ramener dans des centres de détention en Libye. Malheureusement, la description détaillée de cette vidéo représente la réalité des drames actuels en Méditerranée. La Libye étant tenue de respecter les engagements énoncés dans les accords passés avec l'UE en 2017, les garde-côtes ne remplissent pas leur devoir de sauver les migrants de la noyade et de leur assurer sécurité et conditions de vie décentes. Les conséquences de cet accord sont désastreuses tant pour les migrants qui subissent les décisions européennes controversées que pour l'aide humanitaire qui s'efforce de répondre aux besoins de sauvetage en Méditerranée étant donné l'inefficacité des navires des garde-côtes libyens. Ces pratiques exercées par les autorités libyennes vont à l'encontre de certains principes propres aux droits de l'Homme et sont régulièrement dénoncées par les ONG de sauvetage. L'horreur des centres de détention en Libye : crimes contre l'humanité ? Pour les quelques migrants interceptés par le navire des garde-côtes libyens, leur sort sera bien différent de celui de ceux emmenés en Europe. Depuis la révolution de 2011 et la chute de Kadhafi, la Libye est en proie à une guerre civile violente et de nombreux reportages et témoignages ont révélé les conditions de vie inhumaines dans les centres de détention où des 34 milliers de migrants sont enfermés. Ils sont privés de nourriture, parfois d'eau, maltraités, violés, vendus, enfermés par centaines dans des endroits ne dépassant pas les 20 mètres carrés. On dénombre également des centaines de décès dus à des maladies comme la tuberculose depuis septembre 2018. L'ONU s'inquiète de cette situation et dénonce ces conditions de vie qui s'apparentent à des crimes contre l'humanité et a demandé maintes fois la fermeture de ces centres de détention. Rupert Colville, porte-parole du Haut-Commissariat de l'ONU aux droits de l'Homme a déclaré10 « Nous sommes profondément préoccupés par les conditions épouvantables dans lesquelles des migrants et des réfugiés sont détenus en Libye ». À l'origine, les centres de détention dans lesquels sont enfermés les migrants devaient être des centres de rétention au vu des accords signés entre l'Italie et la Libye. Néanmoins, la Libye n'est pas signataire de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés et ne semble pas se préoccuper de la condition des migrants qu'elle intercepte et enferme durant de longues périodes dans ces centres. En juin 2019 est paru un rapport11, rédigé par les deux avocats Omer Shatz et Juan Branco, qui accuse l'UE et ses États membres de crimes contre l'humanité envers les migrants qui tentent de rejoindre l'Europe et qui sont interceptés et ramenés de force en Libye. Le rapport analyse toutes les décisions politiques prises par l'UE depuis 2014 dans le but de dissuader les migrants de venir en Europe et les refouler massivement à ses frontières. Il explique également en quoi les faits relevés dans les centres de détention en Libye s'apparentent à des crimes contre l'humanité. Il a été déposé devant la Cour pénale internationale (CPI) et à ce jour, aucun verdict n'a été rendu. Il y aurait actuellement, selon Amnesty International, 8000 migrants et demandeurs d'asile bloqués dans les centres de détention en Libye. Il est horrifiant de constater que de par ses accords signés avec la Libye en 2017, l'Europe se rend, en un sens, complice des tortures, traitements inhumains et meurtres commis envers les migrants. Son objectif de refoulement et de mise à distance et les moyens déployés pour l'atteindre ne font que repousser le phénomène migratoire à ses frontières qui ne cessera de croître dans les années à venir étant donné l'augmentation des conflits dans le monde. Les accords passés avec la Turquie et la Libye témoignent de la volonté de l'Europe de ne pas prendre ses responsabilités vis-à-vis de la protection et de la prise en charge des migrants fuyant 10 Le Figaro. (2019, 7 Juin). Libye: l'ONU dénonce les conditions de détention «épouvantables» des migrants. Récupéré le 17 Juillet, 2019, sur http://www.lefigaro.fr/flash-actu/libye-l-onu-denonce-les-conditions-de-detention-epouvantables-des-migrants-20190607 11 Maupas, S. (2019, 3 Juin). Deux avocats accusent l'UE de crimes contre l'humanité envers les migrants de Libye. Récupéré le 2 Août, 2019, sur https://www.lemonde.fr/international/article/2019/06/03/plainte-contre-l-union-europeenne-devant-la-cpi-pour-le-traitement-des-migrants-en-libye_5470685_3210.html 35 conflits et persécutions. La Méditerranée représente par conséquent un « moyen », un « outil » non négligeable pour l'Europe afin de ne pas les laisser passer ses frontières facilement et laisser la responsabilité de leur survie en Méditerranée aux garde-côtes libyens (et aux ONG). Comme le souligne de manière juste Claire Rodier dans son ouvrage Migrants & Réfugiés : Réponse aux indécis, aux inquiets et aux réticents (2018), les moyens financiers, tels que les 6 milliards d'euros octroyés à la Turquie et les moyens techniques et humains, tels que les navires et la formation délivrés aux garde-côtes libyens, pourraient largement être dépensés pour les migrants et non pas contre les migrants. Cependant, la politique migratoire européenne étant axée sur un contrôle et un refoulement massif des migrants, les dépenses en faveur de ces objectifs ne cesseront très certainement de croître dans les années à venir et la condition du migrant ne sera bientôt malheureusement plus prise en considération. 36 |
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