I) La « crise » des réfugiés en
Europe depuis 2015
Selon le Centre de ressources et d'information sur
l'intelligence économique et stratégique, la crise se
définit comme « tout événement qui survient
brusquement, qui provoque une déstabilisation d'une organisation
(État, entreprise...) et qui s'accompagne d'une forte charge
émotionnelle faisant perdre à cette organisation ses
repères. [La crise] peut être de type naturelle
(catastrophe), économique, physique, psychotique, ou encore les crises
liées à l'information, la réputation ou les ressources
humaines. ». En prenant en compte les caractéristiques d'une crise,
est-il juste de définir les récents mouvements migratoires en mer
Méditerranée, qui s'orientent vers l'Europe, et leurs
conséquences comme en étant une ? Les tentatives de
traversée de la Méditerranée et les arrivées
contrôlées aux frontières européennes
déstabilisent-elles réellement les États et leurs
citoyen(ne)s tout en provoquant une forte charge émotionnelle ? D'un
point de vue objectif, les récentes migrations en direction de l'Europe
- il faudrait plutôt parler de « tentatives » de migrations
étant donné la restriction de plus en plus forte
prônée par l'Europe - ne constituent pas réellement une
« crise » qui chamboulerait tout le système politique,
économique et social d'une société. L'image de migrants et
réfugiés envahissant l'Europe par centaines de milliers depuis
2015 a été largement véhiculée dans les discours
politiques, les médias, les mouvements xénophobes et
d'extrême droite afin de justifier une volonté de rejet et de
refoulement aux frontières européennes. Les termes « afflux
massifs », « vague de réfugiés », «
envahissement », « invasion » ont été
relayés dans les médias, et le sont même toujours, afin de
justifier l'imprévisibilité des arrivées de migrants en
Europe depuis 2013 et son impuissance à concilier crise
économique et acte de solidarité envers les
réfugiés. Certes, en août 2015, 270 000
réfugiés sont arrivés par voie maritime en Italie et en
Grèce. Cependant, cette image d'invasion massive sur le long terme qui
est véhiculée est fausse de par la méconnaissance des
chiffres réels communiqués par le HCR dans l'ouvrage Migrants
& Réfugiés, Réponse aux indécis, aux inquiets
et aux réticents (Rodier, 2018 : 25) : en 2017, l'Europe
accueillait 17% des réfugiés contre 30% en Afrique subsaharienne
et 26% au Moyen-Orient. Entre 2015, année médiatisée
marquée par les tentatives de traversée de la
Méditerranée et les nombreux naufrages et noyades, et 2017, une
baisse de 80% d'entrées irrégulières en Europe a
été enregistrée.
Ainsi, comment en est-on arrivés à utiliser le
terme « crise » dans les discours politiques et les médias
à l'échelle mondiale ? Peut-on réellement parler de «
crise migratoire internationale » ? Peut-on parler de « crise des
réfugiés » en Europe ? Afin de comprendre le changement
de
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vision du phénomène migratoire en
Méditerranée et d'en tirer les explications des réactions
et moyens déployés par l'Europe pour externaliser ses
frontières et refouler massivement, il est important de remonter dans le
temps et d'analyser la perception des traversées en mer
Méditerranée depuis les années d'après-guerre et
les événements survenus entre temps.
A) Évolution des traversées en mer
Méditerranée, des arrivées en Europe et de la perception
des flux migratoires des années 40 aux années 2000
Mare Nostrum signifie en latin « notre mer
». Ce terme possède une connotation positive, chaleureuse, faisant
de la mer Méditerranée un espace d'accueil et de transit,
où toute personne et tout bien peut circuler facilement et librement
vers sa destination. Il fut un temps où la zone
méditerranéenne représentait une mer bienveillante
où, malgré la difficulté de l'Europe à
établir ses frontières maritimes depuis la création de
l'espace Schengen en 1985, la libre circulation et la promesse d'une
traversée sécurisée et d'une arrivée sauve
étaient de mise. Cette sous-partie a pour but de retracer
chronologiquement l'évolution des traversées en
Méditerranée avec des périodes bien marquées par
des événements et changements politiques, économiques,
sociaux et culturels survenus autour du bassin méditerranéen et
ayant une incidence directe sur les mobilités dans ce dernier. Les
informations comprises dans cette sous-partie proviennent du croisement
d'analyse entre : le chapitre Le point sur les données
rédigé par Elena Ambrosetti dans l'ouvrage Migrations en
Méditerranée (2017), un extrait de l'ouvrage Les flux
migratoires dans le bassin méditerranéen de Michel Poulain
(1994) et des extraits de l'ouvrage Migrants & Réfugiés,
Réponse aux indécis, aux inquiets et aux réticents de
Claire Rodier (2018).
Période d'après-guerre : reconstruction de
l'Europe, main d'oeuvre immigrée
Au lendemain de la 2nde Guerre Mondiale, l'Europe a
connu sa vague de mobilités la plus importante. En effet, en plus des
millions de déplacés internes au sein de l'Union
Européenne dont la grande majorité avait perdu toute notion
d'appartenance à un État, il y eut un afflux de migrants venant
des pays d'Europe du Sud (Italie, Espagne, Portugal) et des pays de la rive Sud
de la Méditerranée (Maghreb) afin de contribuer à la
reconstruction d'une Europe dévastée humainement et
matériellement. La reconstruction d'après-guerre s'est surtout
concentrée dans les pays d'Europe du Nord-Ouest (France, Royaume-Uni,
Allemagne, Pologne), zone la plus
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touchée par la guerre. Si la main d'oeuvre contribuant
au relèvement des pays du Nord-Ouest de l'Europe venait principalement
d'Italie, d'Espagne, du Portugal et de Grèce depuis 1945, les
années 60 ont marqué un tournant en termes de courants
migratoires venant du Sud du bassin méditerranéen avec
l'émergence d'une volonté d'émigrer vers les pays dits
« industrialisés » de l'Europe du Nord-Ouest.
Les années 60 et l'accueil « à bras ouverts
» des migrants économiques par l'Europe
Le début des années 60 marque un tournant en
termes de migrations en provenance des pays des rives Sud et Est de la
Méditerranée vers l'Europe, faisant de cette dernière une
Terre promise où travail et abondance de biens matériels sont
garantis pour les travailleurs venus « prêter main forte ». Des
événements politiques et des tendances économiques
favorables sont principalement à l'origine de ce changement dans la
conception des migrations qui sont perçues comme très positives
par et pour l'Europe à cette période-là. Si les courants
migratoires des années 40 des travailleurs venus aider à la
reconstruction dans les pays européens du Nord-Ouest étaient vus
comme temporaires, les migrations des années 60 sont, elles,
considérées comme bienfaitrices pour l'essor économique de
l'Europe sur le long terme. Les pays où l'immigration est la plus forte
sont la France, l'Allemagne, la Suisse, la Belgique et l'Autriche.
La signature du Traité de Rome en 1957 par six
États européens (Allemagne de l'Ouest, Belgique, France, Italie,
Luxembourg et Pays-Bas) induit la création du marché commun qui
promeut la libre circulation des produits au sein de la Communauté
économique européenne (CEE) permettant ainsi un essor
économique sans précédent. Cet établissement du
marché commun attire grandement les travailleurs qui n'hésitent
pas à migrer dans les pays concernés afin d'y travailler et aider
financièrement leur famille, restée au pays, via transferts de
sommes d'argent importantes.
De plus, lorsque l'indépendance de l'Algérie est
proclamée en 1962, la France se voit accueillir dans les années
qui suivent un nombre conséquent de Harkis : en 1965, ils étaient
plus de 1 000 000 résidents en France.
Les figures en Annexe 1 ont été
réalisées par Elena Ambrosetti et démontrent la
présence prononcée de migrants originaires du Maghreb
(Algérie, Maroc, Tunisie) en France entre 1960 et 2000, et la hausse de
la présence de migrants turcs en Allemagne sur la même
période.
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Début des restrictions des mouvements migratoires en
Europe : quels déclencheurs et quelles conséquences ?
Si les tendances économiques des années 60 sont
favorables à la croissance de l'Europe et à l'accueil massif de
travailleurs étrangers, celles des années 70 le sont beaucoup
moins. En effet, le choc pétrolier de 1973 a des conséquences non
négligeables sur l'économie mondiale et sur la croissance des
pays dits « industrialisés », ce qui provoque des
répercussions directes sur les migrations en provenance des pays hors
Europe. Les États européens assimilent, pour des raisons peu
claires, la crise économique des années 70 à une remise en
question de leurs propres politiques libérales d'immigration. Le
recrutement de travailleurs étrangers baisse drastiquement et les
entrées sur le territoire européen sont de plus en plus
contrôlées et restreintes. Certains pays comme la France ou
l'Allemagne tentent même d'instaurer des politiques visant au retour des
migrants « chez eux ». Il est intéressant, et dramatique dans
un certain sens, de constater un certain automatisme, prenant naissance dans
les années 70 et visible de nos jours, qui consiste à rejeter la
faute d'un trouble politique ou d'une crise économique sur la
présence de migrants et travailleurs étrangers dans un pays ainsi
que le « besoin » de leur en faire payer les conséquences.
Bien que les politiques migratoires des années 70 soient moins
restrictives que celles appliquées actuellement, force est de constater
que la méfiance à l'égard des migrants est née
à cette période-là et constitue un élément
majeur dans la compréhension de la volonté de la fermeture des
frontières prônée par les mouvements xénophobes et
d'extrême droite. Pourquoi ce besoin de « faire payer » les
migrants venus prêter main forte est-il né ? Il serait pertinent
d'évoquer la phrase du poème Les échoués de
Pascal Manoukian extrait de l'ouvrage Bienvenue ! 34 auteurs pour les
réfugiés et qui dit des réfugiés venus en
France qu'ils seront « sur nos chantiers, dans les cuisines de nos
restaurants, dans les cales de nos paquebots, le confort de nos bureaux pour
décharger, nettoyer ou vider les poubelles ». Il souligne ici que
oui, nous avons cette tendance à rejeter celui qui est différent
de nous, mais que par bien des moyens, ce différent nous est utile
à un moment ou à un autre.
Un paradoxe est notable dans l'évolution de la
conception des migrations en direction de l'Europe dans les années 70 :
si cette dernière commence à appliquer des politiques
restrictives migratoires, elle respecte néanmoins le droit de migrer
pour travailler. Des politiques de regroupement familial voient
également le jour afin de permettre les retrouvailles des
immigrés travailleurs et de leur famille venue du pays d'origine. Cette
pratique permet aussi, en un sens, de contourner les procédures de
contrôle d'entrée sur le territoire européen. Il s'agit
également d'un moyen pour l'Europe de pallier au besoin de
fécondité présent dans
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plusieurs pays à cette période-là et
d'instaurer une dynamique de « peuplement ». Il est important de
souligner que, suite à l'arrêt de recrutement des travailleurs
étrangers dans les pays d'Europe du Nord-Ouest, ce sont les pays
d'Europe du Sud (Espagne, Italie) qui ont accueilli les flux migratoires venant
des pays de la rive Sud de la Méditerranée mais également
d'Afrique subsaharienne et d'Amérique latine et bien davantage dans les
années 90.
Les années 80 sont marquées par d'importants
événements déterminants dans la conception des migrations
en Europe et la montée d'un rejet prononcé de la part des
sociétés. Tout d'abord, les demandes d'asile augmentent
considérablement. Dans les années 70, les personnes fuyaient en
grande partie l'Amérique du Sud et le Sud-est Asiatique afin de venir
trouver refuge et protection en Europe. Cependant, les demandes d'asile dans
les années 80 doublent quasiment, entraînant ainsi une restriction
de plus en plus prononcée de l'Europe qui voit cette arrivée
soudaine de réfugiés comme étant en fait une «
couverture » pour les migrants souhaitant impérativement passer les
frontières européennes. Suivant les restrictions de l'immigration
de travail de 1973 - 1974 en Europe, les nouveaux arrivants
réfugiés sont soupçonnés d'être en fait des
migrants économiques « cachés » qui tentent d'utiliser
les procédures d'asile afin d'entrer et de travailler sur le sol
européen. Cette vision négative et faussée du « faux
» demandeur d'asile et du « faux » réfugié
contribue à la restriction de l'octroi du statut de
réfugié relatif à la Convention de Genève de 1951,
et de son protocole additionnel de 1967 qui s'étend aux
réfugiés du monde entier, dont tous les pays européens
sont signataires (et donc dans l'obligation de l'appliquer). Ce point sera
développé plus amplement dans la sous-partie A de la
troisième partie.
Deux événements importants survenus dans les
années 80 et le début des années 90 sont à prendre
en compte dans le changement quasi radical de la vision de l'Europe quant aux
migrations et à l'établissement de nouvelles frontières.
Premièrement, la signature des accords de Schengen, officialisant la
libre circulation de personnes au sein de l'Union européenne et
appliquée en 1995, a permis l'abolition des frontières internes
et aussi, parallèlement, la définition de frontières
externes très contrôlées par les États
eux-mêmes. Deuxièmement, les chutes du rideau de fer
(érigé pendant la Guerre Froide afin de séparer le bloc
soviétique du bloc des États-Unis) et du mur de Berlin en 1989
ont provoqué l'augmentation des flux migratoires partout au sein de
l'Europe et, par conséquent, ont renforcé la vision
déjà bien ancrée des migrations comme frein et non plus
comme facteur d'une économie florissante.
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Des années 90 au début des années 2000
: pré-construction d'une « forteresse Europe »
Bien que l'économie soit de nouveau florissante en
Europe, les contrôles et les arrestations aux frontières se font
de plus en plus fréquents et nombreux. Une nouvelle catégorie de
migrants attire les pays d'Europe du Nord-Ouest en plus des migrations dites
« familiales » : il s'agit de la migration qualifiée, qui
apporte ses compétences et son savoir-faire aux pays concernés
(France, Allemagne, Belgique, Suisse). Dans les pays d'Europe du Sud, notamment
Espagne et Italie, c'est le contraire : ils accueillent principalement de la
main d'oeuvre non qualifiée et se transforment nettement en terre
d'immigration et ne sont plus des pays d'émigration. Comment expliquer
ce phénomène ? Tout simplement car, contrairement aux autres pays
de l'Union européenne, l'Italie et l'Espagne n'exigeaient pas, à
cette période-là, de visas d'entrée et le contrôle
à leurs frontières était beaucoup moins restrictif. De
plus, l'Italie et l'Espagne recrutaient réellement de la main d'oeuvre
pour des métiers dans l'agriculture, la récolte, la restauration
ou encore le bâtiment. Ainsi, il était plutôt attractif et
« facile » d'émigrer vers ces pays, à la fois pour
trouver du travail, mais aussi pour avoir une chance de rentrer en Europe et
atteindre les pays du Nord-Ouest, qui restent les destinations les plus
sollicitées par les migrants de par leur modèle de
développement économique pérenne. Les migrants arrivant
dans les pays de la rive Nord de la Méditerranée (Italie,
Grèce, Espagne, Portugal, Malte) étaient surtout originaires du
Maghreb et d'Égypte.
Les attentats du 11 septembre 2011 ont
représenté un point de rupture dans la perception de l'Europe
vis-à-vis des migrations toujours plus nombreuses, et de plus en plus
clandestines, dans les années 2000. La société Occidentale
considérait à ce moment-là que lutter contre l'immigration
clandestine revenait à lutter contre le terrorisme. Le drame de
septembre 2011 a été largement relayé et utilisé
dans les discours politiques des mouvements d'extrême droite et
xénophobes. Ces discours ont contribué à dégrader
progressivement l'image du migrant et du réfugié et, ainsi,
à renforcer le contrôle aux frontières tout en refoulant le
plus possible, parfois sans même étudier la situation de la
personne. L'accueil et la protection autrefois prônés par les
États européens se sont transformés en lutte incessante
contre les migrants « illégaux », « clandestins »,
qu'il fallait à tout prix chasser et surtout les empêcher de
rentrer sur le territoire.
La montée des mouvements xénophobes et
d'extrême droite dans les années 2000 renforcent également
le « lavage de cerveau » exercé sur les citoyen(ne)s qui se
ferment de plus en plus à l'accueil et l'hébergement des migrants
et de ceux ayant obtenu le statut de réfugié.
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En conclusion de cette sous-partie, nous pourrions dire qu'une
nette évolution de la vision et de la conception des migrations en
Méditerranée durant la seconde moitié du XXème
siècle est notable et qu'elle s'explique par de nombreux changements
politiques et économiques survenus dans la zone. Le constat le plus
frappant concerne la crise économique des années 70 : si la main
d'oeuvre étrangère était accueillie « à bras
ouverts » par les pays d'Europe du Nord-Ouest afin de contribuer au
renforcement du développement économique et à la dynamique
de peuplement des zones touchées par une baisse des naissances, il est
indéniable de dire que lorsqu'est survenu le choc pétrolier de
1973 et ses conséquences à l'échelle mondiale, ce sont les
catégories de migrants qui en ont subi les répercussions
négatives en se voyant refuser le droit de venir travailler. Cet exemple
flagrant et l'assimilation controversée de la lutte contre l'immigration
clandestine et de la lutte contre le terrorisme depuis 2001 démontrent
en un sens que les migrants et les réfugiés sont pris pour cible
et pour facteur « aggravant » lors de situations complexes ou de
crises. Le terme « crise des réfugiés » utilisé
dans les médias et l'opinion publique illustre cette vision
péjorative et reflète parfaitement la volonté de
contrôle renforcé et de refoulement aux frontières de
l'Europe. Ne faudrait-il pas plutôt parler de « crise de l'accueil
des réfugiés » plutôt que d'une « crise des
réfugiés » comme évoqué dans l'ouvrage
collectif Les réfugiés sont notre avenir (2019) ?
L'analyse de l'évolution des traversées en mer
Méditerranée et des événements politiques,
économiques et sociaux survenus dans la zone permet de mieux comprendre
les causes profondes du changement progressif de la mentalité et de la
prise de position de l'Europe vis-à-vis de la gestion des migrations en
Méditerranée et sur son territoire. Force est de constater que
les types de migrations en Méditerranées ont peu changé
depuis le siècle précédent : il s'agit toujours de fortes
migrations économiques avec, certes, actuellement, une majorité
de migrations forcées. Néanmoins, les réactions face
à ces courants migratoires se sont transformées et l'accumulation
de crises entre 1970 et 2000 a fortement joué dans la baisse de
considération de la condition des migrants et réfugiés.
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