Le phénomène migratoire en mer méditerranée depuis 2013. Enjeux d'une frontière meurtrière aux portes de l'Europe.par AnaàƒÂ«lle TOUTOUNJI Ecole Supérieure de Commerce et Développement 3A Paris - Master 2 Manager de projets internationaux, parcours Coopération et Action Humanitaire 2019 |
B) Une médiatisation grandissante du phénomène migratoire en mer Méditerranée depuis 2013Cette sous-partie n'a pas pour but d'énumérer mécaniquement les éléments qui ont déclenché un « focus » irréversible de l'Europe sur les mobilités en mer Méditerranée. Comme expliqué dans la sous-partie précédente, la montée de la méfiance et d'un rejet notable des États européens envers les migrants et réfugiés découle d'une série d'événements et de changements politiques, économiques et sociaux importants à l'échelle mondiale, entre les années 70 et le début des années 2000, qui ont grandement remis en cause la légitimité et la fréquence des migrations en Europe. Une évolution chronologique était donc nécessaire pour expliquer concrètement le changement progressif de la mentalité européenne par rapport à sa gestion de flux migratoires. Néanmoins, ici, il s'agira surtout de comprendre qu'il n'y a pas de réel(s) déclencheur(s) de l'augmentation des arrivées et traversées de la Méditerranée à partir de 2015. Bien entendu, des événements ont contribué à cet accroissement « soudain » mais il convient de préciser que bien avant ces événements, les migrations (économiques ou forcées) existaient déjà et ne cessent de croître de jour en jour de manière évidente et irréversible. Simplement, cette prévision n'avait pas été prise en compte par l'Europe qui s'est retrouvée impuissante face à la réalité qu'elle refusait jusqu'à alors d'affronter et qu'elle continue d'ailleurs de repousser. Cette sous-partie a également pour but de comprendre comment l'influence des médias a contribué à l'accroissement des flux migratoires vus comme indésirables et « néfastes » par l'Europe. Les événements relayés dans les médias ont-ils influencé les prises de décisions des gouvernements et l'opinion publique ou inversement ? Il faut le dire, le terme « crise des réfugiés » a vu le jour grâce (à cause ?) des médias qui, en énonçant les faits des naufrages dramatiques ou la prise de position de tel ou tel État européen, ont fait naître une « pression » évidente chez les européens qui se sont alors vus confrontés à une « invasion massive et imprévisible » de réfugiés. Les chiffres communiqués (souvent faussés), les tournures de phrases, les termes comme « invasion », « envahissement », « millions de réfugiés » employés dans les articles ont provoqué une prise de conscience générale sur la conséquence inévitable que représente l'exil de centaines de milliers de personnes confrontées à des conflits au sein de leur pays. 14 La médiatisation « accélérée » du phénomène migratoire en Méditerranée en 2013 s'est imposée comme quasi instantanée, comparable à la fermeture irrémédiable des frontières européennes dans les mois qui suivirent. Pourquoi ce changement soudain dans les actualités ? Pourquoi ce focus persistant dans le temps sur les migrations en Méditerranée ? Réelle volonté d'informer le public ou lavage de cerveau orchestré par les États européens afin de provoquer une montée de rejet du peuple vis-à-vis des réfugiés et ainsi justifier leur position « anti-accueil » ou les deux à la fois ? Les Révolutions arabes de 2011 ont-elles déclenché cet afflux « massif » de réfugiés vers l'Europe ? En 2011, les Révolutions arabes attirent l'oeil de toute la communauté internationale de par la violence grandissante des répressions à l'encontre des peuples. Manifestations citoyennes pacifiques au départ, il s'agissait de faire entendre la voix du peuple, et des jeunes surtout, qui souhaitait mettre en place une démocratie dans leur pays et pouvoir jouir de leurs droits. Malheureusement, les Révolutions ont pris un tournant dramatique, et des guerres civiles ont éclaté dans certains pays (Libye, Yémen, Syrie) opposant forces armées du gouvernement, peuple et forces rebelles (Syrie). L'exil vers un lieu sûr est devenu la seule solution envisageable pour des centaines de milliers de personnes et famille persécutées par leur propre gouvernement. Cependant, il serait faux de dire que les individus ayant fui ont désespérément tenté de rejoindre l'Europe, ou l'Occident de manière générale, dans l'immédiat. En effet, Camille Schmoll, Hélène Thiollet et Catherine Wihtol De Wenden l'expliquent dans l'introduction de leur ouvrage Migrations en Méditerranée (2016) considérer que l'explosion des migrations moyen-orientales et nord africaines dans la période 2011 découle uniquement des conflits et du bousculement politique et social des États en proie aux révolutions est une vision purement « euro-centralisée ». Il est vrai que des millions de personnes ont été déplacées dans les zones du Proche et du Moyen Orient, mais ces millions de personnes étaient déplacées soit dans les pays voisins - par exemple au Liban pour le conflit en Syrie ou encore en Égypte pour la guerre en Libye - soit au sein même de leur pays - on parle de déplacés internes, par exemple, 1,5 millions de déplacés internes en Irak. 7,6 millions de syriens sont déplacés au sein-même de leur pays et 4 autres millions sont répartis entre le Liban, la Turquie et la Jordanie. Les afflux vers l'Europe ont réellement commencé vers 2014-2015, contrairement à ce que beaucoup de personnes ont clamé. Les trois auteurs citées plus haut expliquent également que 15 les migrations ont toujours fait partie intégrante de la région du Moyen-Orient, que ce soit les migrations économiques vers les Pays du Golfe ou encore les déplacements réguliers de réfugiés au Liban et en Irak. Ainsi, les Révolutions arabes ont bel et bien ébranlé la géographie des migrations, mais ce que l'on doit bien prendre en compte, c'est que ces profonds changements ont d'abord touché le Proche et Moyen Orient, foyers de départ, de transit et d'accueil à la fois des migrants et réfugiés, et continuent d'ailleurs toujours de le toucher. Pour rappel, les pays comme le Liban, la Turquie, la Jordanie, le Pakistan, l'Iran et l'Éthiopie en Afrique accueillent dix fois plus de réfugiés que tous les pays d'Europe réunis. Conflits, instabilités politiques et pauvreté dans certains pays d'Afrique subsaharienne : l'exil perçu comme une solution depuis des années L'instabilité ne concerne pas uniquement le Proche et Moyen-Orient ni les pays d'Afrique du Nord (Tunisie, Libye). En Afrique subsaharienne, des conflits sociaux-politiques perdurant depuis des années continuent d'avoir des conséquences dramatiques sur les populations. Il s'agit du territoire où il y a le plus grand nombre de casques bleus, 80 000, un chiffre représentatif de l'instabilité politique et de l'imprévisibilité permanente des États et des groupes armés non étatiques. Au Congo-Brazzaville, par exemple, le problème de la liberté d'expression et d'autorisation des manifestations pousse des centaines de milliers de personnes et familles à fuir. Les répercussions des forces de l'ordre sont extrêmement violentes et de nombreux cas de personnes mortes ou blessées ayant tenté de manifester sont régulièrement relayés dans les médias. Les guerres civiles et conflits au Sud Soudan, les régimes dictatoriaux en Érythrée et en RDC ainsi que les conditions de vie misérables en Somalie ont entraîné l'exil de millions de personnes dans les pays voisins principalement (Tchad, Kenya, Égypte, Nigeria). Selon le HCR, l'Afrique subsaharienne accueille 30% des réfugiés du monde entier. Parmi les principaux pays d'accueil, selon les dernières statistiques du HCR1 datant de fin 2018, on compte le Soudan (1,1 million), l'Ouganda (1,1 million) et l'Éthiopie (900 000). Le nombre d'arrivées de réfugiés en Europe reste donc faible par rapport à l'accueil en Afrique subsaharienne et dans les pays voisins des pays en conflit. 1 UNHCR. (2019). UNHCR Population Statistics - Data - Overview. Récupéré le 11 Juillet, 2019, sur http://popstats.unhcr.org/en/overview#_ga=2.153873848.1003678506.1562927068-935967279.1543762883 16 En Orient comme en Afrique, de nos jours, 80% des
personnes qui fuient leur pays se Augmentation des traversées de la Méditerranée et du nombre de demandes d'asile en Europe depuis 2015 « L'Europe ne peut pas accueillir tous les réfugiés du monde », une phrase répétitive et que l'on entend souvent dans les discours des mouvements d'extrême droite et xénophobes principalement. La vraie question n'est pas de savoir si oui ou non l'Europe peut accueillir un nombre important de réfugiés, mais de se demander si l'Europe veut accueillir des réfugiés. En 2015, le nombre de tentatives de la mer Méditerranée ainsi que le nombre de demandes d'asile en Europe augmentent tous deux considérablement. Pour cause : l'intensification du conflit en Syrie en 2014 et la continuité des conséquences engendrées par les Révolutions arabes de 2011 et des conflits perdurant en Afrique subsaharienne que sont l'exil et la fuite. De plus, la plupart des pays voisins où se réfugient les demandeurs d'asile (Liban, Turquie, Ouganda, Soudan, Éthiopie) sont « saturés » par leur capacité d'accueil et ne sont pas signataires de la Convention de Genève ce qui ne garantit pas l'octroi du statut de réfugié aux personnes qui fuient des persécutions. Ainsi, les réfugiés se sont alors tournés vers l'Europe, continent des droits de l'Homme, où ils ont la possibilité d'obtenir une protection internationale suite à l'étude de leur dossier. Selon les statistiques d'Eurostat2, en 2015, il y eut plus de 593 000 demandes d'asile déposées en Europe. Les pays de l'UE comme l'Allemagne, la Suisse, la France et l'Italie principalement, ont accordé l'asile à 333 350 demandeurs d'asile dont la moitié vient de Syrie (166 100) et d'Érythrée (27 600). Cette hausse de demandes fut qualifié « d'imprévisible » par l'Europe qui a vu l'arrivée de centaines de milliers de personnes traversant la Méditerranée comme une invasion d'étrangers sortis de nulle part et se « ruant sur les aides sociales proposées par l'État ». La Méditerranée est devenue en l'espace de quatre ans la voie la plus empruntée par les migrants qui tentent de rejoindre l'Europe. En effet, dès 2015, des centaines de milliers de syriens ont fui leur pays pour rejoindre la Grèce, en passant par la Turquie et la Mer Égée, et 2 Eurostat (2016, 20 Avril). EU Member States granted protection to more than 330 000 asylum seekers in 2015. Récupéré le 2 Août, 2019, sur https://ec.europa.eu/eurostat/documents/2995521/7233417/3-20042016-AP-EN.pdf/34c4f5af-eb93-4ecd-984c-577a5271c8c5 17 les réfugiés venant d'Afrique subsaharienne sont passés par la Libye afin de traverser la Méditerranée et arriver sur les îles européennes (ex : Lampedusa, Sicile) car les frontières au Maroc se sont renforcées. Malheureusement, la mer Méditerranée est aussi devenue le chemin le plus meurtrier pour les migrants qui tentent sa traversée sur des bateaux pneumatiques peu fiables. Les enjeux de la médiatisation du phénomène migratoire en Méditerranée Le 3 octobre 2013, 366 personnes périssent en se noyant dans la Méditerranée à quelques kilomètres de Lampedusa. Un deuil national est décrété en Italie. Il ne s'agit pas du premier naufrage de migrants qui tentaient de rejoindre l'Europe mais il s'agit du premier autant médiatisé. En effet, le drame est relayé à l'échelle internationale et interpelle pour la première fois l'Europe sur sa responsabilité vis-à-vis de ces naufrages à ses frontières maritimes. 366 personnes de nationalités différentes ont perdu la vie en fuyant les guerres et les persécutions de leur pays et aucun navire ne les a secouru, aucun drone ne les a localisé, aucun pays n'en a pris la responsabilité. Le 2 septembre 2015, le corps de Aylan Kurdi, petit garçon syrien d'origine Kurde, alors âgé de 3 ans, est retrouvé échoué sur une plage de Turquie. Sa famille et lui avaient embarqué, la veille, sur un bateau pneumatique partant de Turquie pour aller en Grèce mais ce dernier a chaviré, entraînant la mort de 12 personnes réfugiées fuyant la guerre civile syrienne. Si ces naufrages ont été très médiatisés et mis en avance, la découverte des corps aux frontières maritimes et terrestres de l'Europe et dans le détroit de Gibraltar ne date pas de 2013. Déjà dans les années 80, les corps de migrants tentant de traverser les frontières étaient retrouvés noyés et échoués sur les plages, asphyxiés dans des coffres de camions, déshydratés dans le désert du Sahara. Cette réalité rappelle l'aspect meurtrier des frontières depuis leur établissement en 85 à la suite de la signature des accords Schengen : établies pour délimiter les États certes, mais surtout établies dans le but de refouler massivement et diminuer les chances d'entrée sur le territoire européen des migrants. Les passages menant en Europe (détroit de Gibraltar, Ceuta, mer Méditerranée, frontière turco-grecque, etc.) sont devenus des espaces de mort. Si la médiatisation de cette augmentation de migrants en 2015 et les chiffres communiqués ont reflété la perte de contrôle des moyens de l'Europe sur la situation migratoire et une difficulté à prendre des décisions en termes d'accueil, de gestion et de relocalisation 18 équitable entre tous les États, elle a surtout exposé au grand jour la violence des frontières européennes et le laxisme des États. S'agit-il réellement d'une difficulté de gestion et d'accueil ? Entre 2015 et 2018, les articles relayés en référence aux flux migratoires concernent surtout les naufrages et les morts des migrants, les conditions de rétention de ces derniers en Libye, et très peu les décisions de l'Europe quant à sa politique migratoire. Il y eut certes un écho médiatique suite au lancement des opérations Mare Nostrum et Triton en 2013, ou encore suite à la décision de l'Allemagne d'accueillir plus de 1 million de réfugiés sur son territoire en 2015. Mais que fait réellement l'Europe pour pallier à ses faiblesses en termes de gestion des flux migratoires ? Pourquoi les naufrages sont-ils sans cesse relayés sans qu'aucune solution ne soit envisagée ? L'État le plus évoqué est bien évidemment l'Italie, qui accueillie quasiment plus de 5000 migrants par jour, et qui a décidé de fermer ses ports suite au silence prolongé de ses États voisins puisque la relocalisation « équilibrée » des migrants en Europe n'a pas été respectée. Titre d'un article3 du média Économie Matin paru le 11 Septembre 2015 (Infographie n°1) |
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