Dans son ouvrage Pour une crisologie, le sociologue
et philosophe français Edgar Morin met en relation le
phénomène de crise et la notion d'incertitude. En cela, il
écrit « C'est bien le premier sens qu'apporte avec lui le mot
crise : le surgissement de l'incertitude là où tout semblait
assuré, réglé, régulé, donc,
prédictible »1
L'incertitude peut être défini à la fois
comme une situation imprévisible en sus de l'existence d'un état
incertain. Selon le sociologue et chercheur Y. Chalas, l'incertitude est
l'« inconnu et l'inattendu généralisés
». La notion d'incertitude qualifie de fait des situations pour
lesquelles la « connaissance des différents scénarios
possibles ainsi que leurs conséquences, est limitée, voire
inexistante » (Haddad, Benois, 2014). Elle est également
décrite comme une situation qui résulte du mélange entre
insuffisance des connaissances scientifiques et imprévisibilité
des effets, provenant du caractère complexe de cette même
situation (Chailleux, 2016).
Ainsi, comme nous avons pu le voir
précédemment, tandis que la crise correspond à une prise
de décision, l'incertitude quant à elle renvoi à
l'incapacité de décider. De ce fait, bien que la notion de crise
et celle d'incertitude puissent se compléter, cette discordance tend
à engendrer une incapacité à agir de manière
rationnelle en période de crise. A cette notion d'incertitude peut
s'ajouter l'inimaginable (ou inconcevable) qui rendent les acteurs incapables,
à un moment donné, de se figurer l'événement
à venir, un événement « hors-cadre», qui demande
un changement radical dans la manière de concevoir et de mettre en
oeuvre une gestion de crise. L'économiste J. Keynes résuma
l'incertitude en 1937 en disant « we simply don't know ».
1 Morin, 1984 [1981a], p.326)
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L'incertitude peut provenir de l'écart entre le volume
d'information requis pour l'exécution des tâches et le volume
d'information détenu par les acteurs organisationnels concernant les
différentes données du problème auquel ils font face. En
cela, la prise de décision en période de crise est fortement
corrélée avec l'information collectée et
l'interprétation qui en est faite par les décideurs. Cette prise
de décision peut également être influencée par le
caractère d'urgence qu'engendre la situation de crise. En
complément de ces éléments, le théoricien Karl E.
Weick développe la notion de sensemaking. Ses recherches
portent sur la capacité à détecter des anomalies afin
d'adapter son action de manière appropriée au cours d'une
situation incertaine1. Le sensemaking correspond donc à la
création de sens, la construction du sens en situation de crise et de
catastrophe entrainant la perte de repères. A travers son étude,
Karl E. Weick apporte de l'importance à la qualité des
interactions entre les membres d'un collectif de travail au sein d'une
organisation. Il découle de son analyse quatre facteurs pouvant influer
cette construction du sens.
· Les facteurs individuels : il
s'agit de la capacité à repérer, sélectionner et
interpréter les indices essentiels permettant la compréhension
d'une situation de crise dans un contexte d'incertitude.
· La situation de travail : la
charge cognitive ou charge mentale (John Sweller et Fred Paas) peut
également rendre les gens moins attentifs à d'éventuels
indices permettant la compréhension de la situation.
· Le collectif de travail : la
qualité des interactions entre les collaborateurs peut apparaitre comme
un frein dans le processus de fabrication du sens. En effet, les niveaux
hiérarchiques, l'absence de variété de point de vue et de
compétences sont autant de variables pouvant réduire la
compréhension de la situation via la recherche collective de sens.
· Les processus d'organisation
: il s'agit ici de la culture organisationnelle, les systèmes de
management, les attentes de la direction ou encore le pilotage de celle-ci
pouvant influencer la fabrication du sens.
1 Karle E. Weick, «Sensemaking in
Organizations», Sage, Thousand Oaks, 1995
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La notion de sensemaking et d'incertitude sont
étroitement liée. En effet, en période de crise,
l'incertitude est omniprésente, notamment lors de la phase chronique (S.
Fink). De ce fait, la création de sens parait primordiale pour le
gestionnaire en charge d'établir des plans d'actions. En effet, la
qualité, la pertinence et la quantité d'informations sont
essentielles dans le processus décisionnel.
B. Notion de crise sanitaire
Edgar Morin (2020) déclare dans le journal Le
Monde « Cette crise nous pousse à nous interroger sur
notre mode de vie, sur nos vrais besoins masqués dans les
aliénations du quotidien ».
Après avoir cerné les dimensions d'une crise,
la multitude des formes qu'elle peut prendre et les visions que les
gestionnaires peuvent s'en faire, il convient à présent de
s'intéresser plus en détail à la crise sanitaire. Pour
cela, nous définirons tout d'abord ce qu'est une crise sanitaire,
comment elle apparait et par quels canaux elle peut se développer et se
transmettre.
1. Définition d'une crise sanitaire
Jean François Girard dans son Rapport sur la Mission
d'Evaluation et d'Expertise de la Veille Sanitaire en France définit la
crise sanitaire comme « une situation qui menace les buts essentiels
des unités de prises de décisions, qui réduit le peu de
temps disponible pour cette prise de décision et dont l'occurrence
surprend les responsables ». La crise apparait comme une menace pour
l'état de santé d'une population qui nécessite une
réponse adaptée du système de santé. La
terminologie de crise provient de deux caractéristiques : l'état
d'urgence de la situation et le caractère inédit du risque de par
sa nature, son ampleur ou sa localisation ayant conduit à l'apparition
de cette crise. L'origine du risque sanitaire quant à elle peut provenir
de plusieurs canaux dont la consommation d'aliments ou de produits nocifs sur
la santé, une catastrophe naturelle, une pollution de l'environnement,
une épidémie, etc.
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La notion de crise sanitaire est donc fortement
corrélée à un problème de santé publique. De
ce fait, des dispositifs de veille et d'alerte sont mis en oeuvre afin de
collecter des données par l'existence d'indicateurs de morbidité,
de mortalité et d'exposition. Pour cerner véritablement
l'apparition d'une crise sanitaire, il faut se baser sur certains
critères :
· La fréquence : le nombre
d'individu concerné doit être relativement important ;
· La gravité : le
problème de santé peut entrainer un bousculement important dans
la qualité de vie de l'individu au niveau social mais aussi en raison
d'une invalidité pouvant aller jusqu'au décès ;
· Les conséquences sur le
système de soin : le phénomène
nécessite une forte mobilisation en ressources et en énergies de
la part des professionnels.
Un dispositif de veille est également essentiel pour
se prémunir de l'apparition soudaine d'une crise sanitaire. Selon
l'Institut de Veille Sanitaire française, la veille consiste en une
« collecte et une analyse, en continu, [...] de signaux évoquant un
risque pour la santé publique, dans une perspective d'alerte,
d'anticipation et d'action précoces ». La veille est primordiale
dans le système de santé, et c'est la raison pour laquelle elle
se fait à différents échelons. De nombreuses institutions
telles que les Cellules interrégionales d'épidémiologies
(CIRE), l'Institut de Veille Sanitaire, ainsi que les Directions
Départementales des Affaires Sanitaires et Sociales coopèrent
pour relever les signaux d'alerte d'un risque sanitaire afin d'en
évaluer la menace qui peut peser sur la santé de la
population.
Par ailleurs et dans l'objectif de cadrer l'évolution
de la situation sanitaire, il existe trois niveaux d'alerte.
- Niveau 1 : Il s'agit ici d'une gestion courante des
alertes sanitaire. Les conséquences sont minimes pour la santé de
la population et par conséquent la situation ne nécessite que peu
de moyens humains et financiers. L'intervention de l'Organisation Mondiale de
la Santé est elle aussi minime.
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- Niveau 2 : Le Centre Opérationnel de
Régulation et de Réponses aux Urgences Sanitaires et Sociales
(CORRUSS) est renforcé d'une équipe dédiée à
la gestion d'un évènement particulier ayant un impact sanitaire
significatif. La situation nécessite une action modérée
autant au niveau national que par l'OMS.
- Niveau 3 : l'évènement a des
conséquences importantes sur la santé publique. Ce niveau
s'accompagne de l'activation du centre de crise sanitaire en raison du
caractère exceptionnel de la situation. Cela passe notamment par la mise
en place d'une cellule de gestion de crise active 7 jours sur 7. De plus, L'OMS
propose une aide de grande envergure et une équipe d'appui issue de
l'OMS est apportée dans les pays touchés par la crise.
2. Du signal d'alerte à la notion de crise sanitaire
Comme nous avons pu le constater précédemment,
pour parvenir à une situation de crise sanitaire, des signaux d'alerte
doivent être reconnus par les institutions tant au niveau local, que
national et international. En effet, une alerte de santé publique ne
peut se faire que par l'existence d'un signal vérifié
représentant une menace pour la population. Le Rapport d'un groupe de
travail de l'Institut de la Veille Sanitaire en mai 2005 définit le
système sanitaire comme « une surveillance
épidémiologique qui vise à détecter le plus
précocement possible tout événement sanitaire anormal
représentant un risque potentiel pour la santé publique, quelle
qu'en soit la nature ». L'objectif est donc de prévenir
l'apparition de risques sanitaires pouvant conduire à un état de
crise, et également d'établir des mesures afin d'alerter et
protéger la population sur ce phénomène.
Ainsi, pour assurer le bon fonctionnement du système
d'alerte, il convient de vérifier le signal en lui-même,
c'est-à-dire sa pertinence, et l'évaluation de la menace et les
risques qui peuvent peser sur la population. La première étape
consiste en une détection des signaux qui peuvent être de natures
variables :
· Signaux en rapport avec le signalement d'une maladie
à déclaration obligatoire ;
· Signaux détectés par un système
de surveillance (notamment via les indicateurs de mortalité et de
morbidité) ;
· Signaux notifiés ou détectés en
relation avec un évènement de santé ;
·
Il est possible de représenter l'évaluation de la
portée du signal d'alerte via un logigramme.
Nous avons pu constater qu'un risque sanitaire pouvait
provenir de différents canaux. Pour faire face à une crise
sanitaire liée à une épidémie, le gouvernement
français développe une stratégie opérationnelle
issue du Plan de Prévention et de Lutte Pandémie Grippale. La
démarche consiste à mettre en oeuvre des actions qui seront
déployées jusqu'à trois stades différents en
fonction de l'évolution et la gravité de la crise sanitaire.
Lorsque le niveau épidémiologique dépasse
le stade de foyers et s'étend sur l'ensemble du territoire national, le
stade 3 est déclenché. Il s'agit d'éviter une
pandémie et de limiter les conséquences sanitaires, humaines et
économiques au niveau national. Des mesures drastiques sont alors
prises, à savoir la fermeture des écoles mais également
différents autres lieux publics pouvant aller jusqu'à des mesures
de confinement total.
De ces différentes méthodes d'analyse de crise
sanitaire, jusqu'aux moyens mis en oeuvre pour faire face à celle-ci, de
nombreux acteurs institutionnels interviennent à la fois pour
communiquer à la population sur les différentes décisions
et à la fois pour organiser les plans d'actions.