X- Annexe 10
QUELQUES ARTICLES DE SENGHOR SUR LA FRANCOPHONIE ET SUR
LA CULTURE AFRICAINE
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LEOPOLD SEDAR SENGHOR
toires » sous « tutelle ». C'est tout
juste si l'on n'appellera pas les futurs -- anciens -- colonisés
à légiférer à sa place sur ses propres affaires. En
un mot, les Négro-Africains continueront à être
sous la « domination » des Métropolitains et des
non-Africains.
Ce mépris non déguisé à
l'endroit de notre pays et de notre race perce dans les discours officiels et
dans les déclarations officieuses. II est encore plus perceptible
à certa'ns silences particulièrement éloquents. Nous le
retrouvonsjusque dans certains journaux de gauche et chez de courageux
anticolonialistes comme le colonel Bernard, qui écrit, dans
Combat du 22 avril 1945, qu'en A. O. F. la France n'a « à
résoudre que des problèmes élémentaires
». Et il poursuit : « Il s'agit simplement de faire vivre les
indigènes et de leur permettre de se multiplier. » Comme des vaches
laitières, n'est-ce pas ?
Les faits sont encore plus significatifs que,
les déclarations et les silences.
Pour toutes les colonies ou protectorats, des
réformes importantes ont été amorcées depuis la
Libération. Madagascar a été dotée d'un «
Conseil représentatif » qui a voix délibérative ;
les habitants de I'Océanie obtiennent la citoyenneté
française. Et je ne parle ni de l'Afrique du Nord ni de
l'Indochine.
Tout cela n'est que justice, et nous,
Négro-Africains, ne pouvons que nous en réjouir. On
ne fera jamais assez pour les peuples d'outre-mer : nous ne sommes pas
pour le nivellement par le bas.-Mais, si nous demandons la justice pour les
autres, nous la demandons également pour nous. Or qu'a-r-on fait pour
l'Afrique noire depu's 1942 -- pour certaines colonies, je devrais
dire : depuis 1940 ?
Certes, le gouverneur général
Eboué, dont on ne saurait ne pas faire l'éloge, a
réalisé des réformes politiques et sociales en A. E. F.
Mais, nous devons le dire, nous sommes encore bien loin du
compte si l'on songe à l'état de déchéance oii les
grandes compagnies concessionnaires avaient réduit l'A. E. F. ; nous
sommes loin du compte si l'on songe que ces colonies ont été,
avec le Cameroun, les premières à se rallier au
général de Gaulle et qu'elles n'ont, pour ainsi dire,
jamais cessé k combat.
En A. O. F., par contre, et au Togo -- ,le Cameroun
s'est quelque peu inspiré de l'A. E. F. -- aucune réforme
sérieuse. On n'y parle même plais d'épuration et
l'esprit de Vichy semble y régner toujours ; un esprit paternaliste,
pour ne pas dire raciste. Encore une fo's, les faits sont significatifs. Je
n'en signalerai que quelques-uns.
Et d'abord, le traitement infligé aux
prisonniers sénégalais. Tous ceux qui ont vécu dans des
camps de prisonniers coloniaux
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DEFENSE DE L'AFRIQUE NOIRE
vous diront que les Noirs -- Antillais et
Sénégalais --- furent Ies plus imperméables à la
propagande nazie. J'entends encore un membre de la Gestapo me d.sant,
au Frontstalag 230: « Avouez que vous, Ies Noirs, vous êtes tous
gaullistes et communistes. » C'est de ce Frontstalag que les fils du
gouverneur général Eboué furent
déportés dans le Nord en raison de leur attitude
and-allemande. Après le débarquement allié, nombreux
furent les Séné-galais qui prirent le maquis et se battirent dans
les rangs F. F. I. Cependant, dès la Libération,
par une inconcevable discr.mination raciale, on rétablissait
l'inégalité dans les soldes des coloniaux -- et les
Négro-Africains étaient parmi les moins
favorisés. ils se pla'gnirent de cela et de bien d'autres choses encore-
En réponse, on employa contre eux la force -- c'est un
euphémisme -- et on les traita comme de vulgaires
collaborateurs. On alla jusqu'à les accuser d'être «
gangrenés par la propagande nazie » ! Il y a
des noms qui, depuis lors, sonnent le glas dans les consciences
négro-africaines : Morlaix ! Mont-de-Marsan ! Versailles ! Tiaroye
!...
. L'Enseignement en Afrique noire. On nous apprend
triom-phalement que, pour cette année, le budget de l'Enseignement en A.
E. F. a augmenté de 40 %. Bravo ! Mais on ne nous dit pas quel
pourcentage il représente sur le budget global de la
Fédéra-tion. Pour FA. O. F., c'est 8.000 nouveaux
élèves qu'on nous annonce. Mais on ne précise pas qu'il
n'y a pas plus-de 75.000 gar-çons et filles -- Enseignement
libre compris -- à fréquenter l'école ; et cela pour une
population scolaire d'environ 1.500.000 enfants.
C'est-à-dire qu'il y a moins d'élèves à
l'école que de sol-dats dans l'armée. Cette simple
proposition exprime tout le drame de l'Afrique noire française. Et
ce n'est pas tout. Pratiquement, il n'y a toujours pas de
bourses pour l'Enseignement secondaire -- la Libération n'y a rien
changé et les autor'tés locales continuent à
considérer le baccalauréat non comme un passeport pour
'.'Ensei-gnement supérieur, mais comme une fin en soi,
plut& comme un moyen de recruter des commis à bon marché.
Quant aux bôurses d'Enseignement supérieur pour la
métropole, il a fallu toute l'éner-gie du ministère des
Colonies pour que le gouvernement général consentît
à en accorder... quatre. On comprend dés lors qu'a Braz-zaville
les gouverneurs réunis aient demandé plus d'indépendance
pour eux-mêmes.
En quittant Brazzaville, Ies gouverneurs avaient
reçu des ins-tructions leur recommandant de ne pas attendre le vote
de la nou-velle Constitution française pour procéder à des
réformes -dans l'esprit de la conférence. Nous avons vu comment
le gouverneur général de Madagascar avait compris ces
instructions ; nous avons dit que Félix Eboué avait fait de
son mieux en A. E. F. En A.O.F.,
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LEOPOLD SEDAR SENGHOR
par contre, et au Togo, à part quelques réformes
d'ordre économique et social -- qui n'ont pas toujours été
du goût des indigènes -- rien n'a été fait du point
de vue politique : aucune assemblée délibérative à
l'échelle de la colonie ou de la fédération, autune
assemblée consultative nouvelle. Hier encore, un décret refusait
aux seules Sénégalaises, parmi les citoyennes françaises,
le droit de vote. I1 a fallu l'énergique protestation de tout
un peuple pour que l'on se décidât à rapporter ce
décret.
Non seulement aucune réforme politique de
quelque importance n'a été réalisée en Afrique
noire, mais toute une série de mesures décrétées
par Vichy y ont été maintenues, mais l'esprit raciste n'y a pas
été éliminé. Ainsi la «
ségrégation » s'y pratique encore : il y a encore, dans les
queues, une file pour Blancs et une autre pour Noirs ; dans les banques, un
guichet pour gens à peau claire, et un autre pour gens à peau
sombre. Car ce n'est plus du racisme : c'est de l'«
épidermisme ». Plus grave : les fonctionnaires
indigènes ne touchent d'indemnités que pour les quatre premiers
enfants ; les enfants supplémentaires n'intéressent pas le
gouvernement ; et, quand un Européen ou un « non-Africain »
touche 100 francs, le Négro-Africain ne touche que 4 francs. Plus
grave encore : les fonctionnaires indigènes
révoqués comme « gaullistes.» n'ont pas encore
reçu réparation, alors que les autres ont
été réintégrés avec rappel et avancement.
J'entends les malins qui iront disant que les populations de
l'Afrique noire ne sont pas assez « évoluées ». Nous
reviendrons sur cette idée d'évolution, qui est une idée
fausse. Nous pouvons dire, dès maintenant, que c'est leur qualité
d'humains qui confère des droits aux hommes, non leur qualité
d'« évolués », de « civi-li,és ».
C'est l'absence de ce fondement qui fait la fragilité de
l'édifice de Brazzaville. Mais, même pour celui qui accepte
l'esprit de Brazzaville, les réformes préconisées par les
recommandations se fondent moins sur l'évolution des colonies que sur
les « services qu'ils ont rendus à la nation au cours de Cette
guerre ». Qui niera que les services rendus par l'Afrique noire aient
été de tout premier ordre ?
En effet, c'est le Tchad qui, sous la direction du
gouverneur noir Eboué -- un Guyanais de sang africain -- fut la
première colonie â se rallier au général de Gaulle,
le 26 août 1940. Bientôt après, le Cameroun et les autres
colonies de l'A. E. F. suivaient l'exemple du Tchad. Et, pendant deux ans --
jusqu'en novembre 1942 -- l'A. E. F. et le Cameroun devaient
constituer la force
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DEFENSE DE L'AFRIQUE NOIRE
principale de la France Combattante, Brazzaville
étant la capitale de la France Libre. Nous avons vu quelle avait
été l'attitude des prisonniers sénégalais dans les
Frontstalags. Hors d'Europe, pendant deux ans, les troupes noires
formèrent une bonne partie des troupes françaises, la grosse
majorité des troupes indigènes. Et elles s'illustrèrent au
Fezzan, en Erythrée, en Sytie, à Bir-Hakeim. Depuis, elles n'ont
cessé le combat.
Mais l'A. O. F. ne restait pas inactive sous la
dictature du vichyssois Boisson. En octobre 1942, Lamine
Ceciaye, avocat à Dakar, me disait que Boisson avait fait
l'unanimité contre sa politique et que tous les noirs d'A. O. F.
regardaient vers le Sud, vers l'A. E. F. Des groupes d'indigènes
s'étaient organisés pour renseigner les Alliés sur les
mouvements des navires, et en particulier sur les cargaisons chargées.
En fait, seuls des Noirs furent condamnés â mort comme «
gaullistes », après débats contradictoires -- les
Européens ne le furent que par contumace --, seuls des noirs
furent exécutés.
Mais on nous répond invariablement que nous ne
sommes pas assez « évolués » et on nous offre, en
attendant, une « tutelle » généreuse. Un pécheur
de la banlieue de Dakar comparait le colonisateur paternaliste à un
homme puissant qui s'est emparé de l'héritage d'un adolescent,
fils de famille, et qui lui dit : « Quand tu seras instruit,
expérimenté, pondéré, je te déclarerai
majeur et te rendrai ton héritage. » Et notre bonhomme de
pêcheur de conclure : « Croyez-vous que l'homme puissant
s'empressera de proclamer la majorité de l'adolescent ? » Car on
peut s'étonner d'entendre justifier de flagrantes injustices par cette
idée d'évolution quand les autorités locales mettent tout
en oeuvre pour freiner cette évolution, singulièrement pour
empêcher la formation d'une élite capable de diriger la colon'e.
Pour prendre un exemple caractéristique, chaque fois qu'est
créé un nouvel établissement d'enseignement secondaire,
l'administrat'on locale déclare officieusement, sinon officiellement,
qu'il est réservé aux Européens et aux.« Non-Africans
». Bien mieux, depuis ta Libération, au lycée Faidherbe de
Saint-Louis-du-Sénégal, créé officiellement pour
récompenser les Sénégalais -des services rendus à
la France pendant la guerre de 1924-1918, les proviseurs successifs
se sont acharnés à décourager les
élèves. Quand ils n'y parvenaient pas, ils les renvoyaient sous
un prétexte ou un autre. On trouve toujours des « raisons » :
l'âge, l'indiscipline, étc. A tel point que la population
émue a dû adresser une protestation au gouverneur pour lui
rappeler les promesses de la métropote.
s
C'est à l'idée même
d'évolution qu'il faut s'attaquer. C'est une idée «
bourgeoise », donc intéressée, comme le
démontrent les faits
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LEOPOLD SEDAR SENGHOR
que nous venons de signaler. C'est de plus
une idée faussement scientifique. Elle suppose, en effet, que
l'essence de la civilisation est d'évoluer, d'être dynamique. Nous
savons que la civilisation européenne occidentale, en l'espace de deux
mille cinq cents ans -- ce qui est bien peu dans l'histoire de
l'humanité -- n'a pas traversé moins de quatre crises dont
chacune a profondément transformé l'échelle des valeurs
humaines en Occident. Mais nous savons qu'il y a eu de grandes civilisations
qui sont restées statiques pendant des millénaires, telles les
civilisations égyptienne et chinoise. La fièvre de l'Occident
n'est donc pas` par elle-même un critérium de civilisation. Cette
idée d'évolution suppose également que la marche de chaque
civilisation doive se faire suivant le processus européen :
Grèce, Rome, moyen âge, temps modernes. Autrement dit : humanisme,
chrétienté, économisme. On pourrait cl ailleurs ajouter
d'autres séries selon d'autres points de vue. C'est là
la conception « linéraire » de l'évolution. Ce qui est
vrai, c'est que toute civilisation naît, se développe,
décline et renaît -- parfois plusieurs fois -- avant de
s'épuiser et de mourir, mais, dans chaque cas, su'vant
son rythme propre et ses traits singuliers. Même si nous
nous en tenons à la seule Europe, qui niera que k processus
d'évolution de l'Italie ait été différent de celui
de la Norvège ? Au fond, c'est le concept même de «
civilisation » qui est en jeu. L'Europe croit que seule la civilisation
occidentale moderne mérite ce nom; une civilisation fondée sur le
progrès technique et l'accroissement des richesses matérielles.
Or la civilisation est « un ensemble de relations morales
fondées sur le sentiment des devoirs récipr 'ques qu'ont les
hommes les uns envers les autres, et un ensc.oblc d'institutions et de
ménanismes qui de L'extérieur dirigent et gouvernent Ies
hommes ». (1) Ce qui fait objectivement la valeur d'une
civilisation, c'est donc : 1°, l'équ'Iibre,
l'harmonie entre Ies valeurs morales et les valeurs techniques ; 2° si
nous considérons séparément les deux aspects de
l'ensemble, le degré de sociabilité d'une part, le
degré de perfection des mécanismes d'autre part. Mais
qui ne voit que c'est le moral plus que la technique qui fait notre
supériorité sur les animaux ?
On nous rétorque que, même en partant de
cette déftn'tion, l'Afrique noire ne peut prétendre
â être civilisée, Car qu'est-elle pour le Français
moyen ? C'est, pour les uns, une forêt impénétrable et
inhumaine oui des bêtes féroces et des serpents
venimeux
(1) A. LtiBnzoLA, Le Crépuscule de
l'Occident,
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DEFENSE DE L'AFRIQUE NOIRE
terrorisent Ies pauvres indigènes, qui vivent dans
une peur devenue congénitale. C'est, pour les autres, un pays
facile dont les habitants vivent dans 1 indolence. Quoi d'étonnant ? Des
bananes et d'autres fruits merveilleux leur tombent dans la bouche, tout
mûrs, tout pelés. Pour l'intellectuel, c'est un pays aux
moeurs barbares, un pays d'ignorance où les sens vivent trop
intensément pour qu'y vive l'esprit. Que l'on ne croie pas à une
charge. M. Pleven, l'ancien ministre des Colones du gouvernement provisoire,
préfaçant le numéro de Renaissance
consacré au problème colonial, parlait des « grands
fléaux qui ravagent les sociétés primitives, qu'ils
s'appellent la maladie, la superstition, l'ignorance, la tyrannie, la
corruption, l'exploitation, la cruauté ». Le malheur est que ce
n'est même pas de la propagande officielle, car M. Pleven est un homme de
bonne volonté et un ministre de grande classe. Et il n'était pas
non plus un imbécile -- loin de là ! -- cet agrégé
de l'Un versité qui me disait en toute candeur « humaniste
» « Comment pouvez-vous parler de civilisation en Afrique, chez des
peuples sans villes ni monuments, sans écriture ni littérature,
sans organisation politique ni sociale, sans rel'gion, sans art ? »
La phrase est bien cicéron;enne ; je crains qu'elle ne soit que
cela.
Les Négro-Africains sans villes ni monuments ? Mais les
Européens ne trouvèrent-ils pas, à la fin du moyen
âge européen, des villes de 100.000 à 200,000 habitants en
plein coeur de la Nigritie ? C'est Marcel Griaule qui écrivait l'autre
année, sous l'occupation : « Les Noirs n'ont attendu aucun colonial
de génie pour v'vre en collectivité : lorsque les Portugais sont
arrivés au Bénin, ils y trouvèrent à peu de chose
près ce que nous y voyons aujourd'hui. Dès la plus
haute antiquité. der cités énormes se sont
élevées là et ailleurs ; les ruines de la
Rhodésie nous édifient à 'ce point de vue. Il
faut se rendre à l'évidence : à une époque
où les villes de 100.000 habitants se comptaient avec les doigts sur le
pourtour de la Méditerranée, la Nigéria avait
déjà des municipalités monstres. » (Les Sao
légendaires.) C'est toujours moi qui souligne. Il semble
difficile, bien qu'on ait essayé de le faire, d'attribuer la
construction de ces villes à des « Aryens » qui auraient
disparu comme par enchantement. Les tradit'ons des indigènes s'y
opposent comme les récits des anciens voyageurs arabes, qui ignoraient
le racisme. Encore une fois, ces vestiges archéologiques se rencontrent
"lans toute l'Afrique noire, aussi bien à l'ouest qu'à
l'est. El Bekri, qui voyagea au soudan vers 1050, nous parle de «
monuments funéraires gigantesques », qui rappelaient les pyramides
égyptiennes; et, peu avant la guerre de 1939, on
découvrait au Gold Coast des sculptures d'une imposante
beauté que l'on ne pouvait non plus s'empêcher de
comparer à l'art égyptien. Mais cela n'est pas
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LEOPOLD SEDAR SENGHOR
pour étonner ceux qui, avec Léo
Frobenius, croient à l'unité de style de toute
l'Afrique.
Les Négro-Africains sans écriture ni
littérature ? Je ne veux pas dénoncer ici le «
préjugé de l'écriture ». Ce serait pourtant une
tâche utile; cal il y eut de grandes civilisations sans
écriture, comme celle des Incas. En Afrique même, ces
civilisations ne furent pas les moins harmonieuses, les moins humaines -- elles
n'étaient pas d'ailleurs sans moyens mnémotechniques. Je ne
parlerai pas non plus de la littérature orale dont les ethnographes ont
signalé la richesse et la variété, et dont toute une
partie, celle des griots ou troubadours, peut être dite savante. Enfin,
je ne parlerai pas des vieillies civilisations négroïdes de l'Est,
quis épanouirent en Nubie et en Ethiopie. M. Griaule affirme que les
Ethiopiens firent oeuvre de Bénédictins aux vite et viir
siècles de l'ère chrétienne. je ne parlerai que de
l'Afrique occidentale, de celle qu'Elfe Faure appelle « la Grèce
Noire ». Il me faudrait d'abord évoquer les empires soudanais du
moyen âge --- Ghana, Mali, Songhoï -- qui furent parmi les plus
grands empires du monde d'alors. Et cela, non seulement par
l'étendue, les richesses et la puissance militaire, mais encore par la
vie de l'esprit. C'est qu'aussi bien, entre le x° et le xvie
siècle, le « Soudan » fut un des phis brûlants foyers
intellectuels et religieux de l'Islam. Les Universités de Tombouctou et
de Djenné se distinguaient alors et par la qualité de leur
enseignement, et par les oeuvres des maîtres. Ici encore les
témoignages des écrivains arabes sont formels et rejoignent ceux
des écriva'ns'soudanais. M. J. Béraud-Villars
écrit : « ... Les écrivains du Maghreb et du Levant
constataient eux-mêmes que les auteurs soudanais étaient
d'éminents théologiens et que leurs travaux ajoutaient à
la somme des sciences isla-rniques. » (L'Empire de Gad.) Les
Nègres ne se contentèrent pas d'avoir des
Universités et dés écrivains de langue arabe : en
adaptant les caractères arabes à leurs idiomes, ils
créèrent une littérature écrite en langue
indigène. Jusqu'à nos jours, des foyers de culture se
sont conservés au Fouta Sénégalais, au Fouta Djallon, dans
les pays Haoussas. Bien mieux, des peuples noirs -- au moins
deux -- ont inventé un système original
d'écrture.
Les Négro-Africains sans organisation politique
ni sociale? C'est là le thème fasciste et nazi de «
l'anarch'e nègre », repris par André Dema'son
depuis la guerre d'Ethiopie et développé sous l'occupation.
Laissons un Italien, Arturo Labriola, lui répondre : «
Pendant- cette énorme période (424 ans), l'Etat (du
Bénin) avait montré une étonnante stabilité. Il
n'avait eu que quatorze rois, avec une durée moyenne de
règne de trente années, cependant que le règne
moyen d'un roi anglais est de dix-huit ans.
Voilà
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DEFENSE DE L'AFRIQUE NOIRE
qui suffit à montrer la prétendue
instabilité de la vie africaine (1) . » Le
même auteur voit dans le « const-tutionnalisme », qui est en
somme la forme la plus caractéristique de la démocratie, «
un arrangement social spontané des races africaines ». En effet,
à tous-les échelons du pouvoir, en Nigritie, depuis le
Conseil du Trône, jusqu'au Conseil de famille, en passant par le Conseil
du village, aucune décision ne peut être prise sans
l'avis favorable d'une assemblée-délibérative,
palabrante. Et, à tous les échelons, les chefs sont en
général élus par un système qui tient en
même temps de l'électorat et de l'héréd té.
En tout cas, ils peuvent toujours être déposés par Ieurs
subordonnés pour faute grave ou incapacité. Quant au
système social, il est fondé sur la subordination de l'individu
à la communauté et sur le travail considéré comme
unique source de richesse, les moyens de production étant la
propriété collective de la communauté.
Les Negro-Africains sans religion ? il suffit d'avoir entendu
une fois le Révérend Père Aupiais parler du « fond
religieux de l'âme africaine » pour découvrir dans l'Animisme
un dogme, des cadres et un cérémonial, enfin une morale. Le
fondement du dogme est celui de l'unité du monde : il n'y a pas
d'opposition entre l'homme, la nature et Dieu. De l'herbe à Dieu, en
passant par l'homme, les ancêtres et les génies, il n'y a pas de
solution de continuité, tous les objets, tous les êtres
n'étant que les mani-festat'ons de l'Etre. Les cadres sont formés
par des collèges de prêtres, préparés dans de
véritables séminaires et, d'autre part, par des lieux
sacrés ou temples. Le cérémonial, riche d'instruments
liturgiques, riche de symbolisme, de sens, consiste en prières,
sacrifices et actions de grâces, comme dans toute religion digne de ce
nom. Quant à la morale, elle est fondée sur l'ob -er-vation des
« lois positives », Le R. P. Aupiais constate
qu'elles « exercent la volonté pour l'affermir, en lui
faisant accomplir les actes difficiles dans un but spirituel, sous le
seul contrôle de la conscience individuelle ». En
un mot, la morale consiste à accomplir des actes qui nous
rapprochent, chaque jour davantage des ancêtres et de Dieu, qui nous
identifient à eux dans un élan d'abandon et d'amour. Je dis
« amour ». « Ma's c'est que j'aimais mon Dieu »,
répondait un noir converti, à un - missionnaire qui lui demandait
pourquoi il avait adoré les « idoles ».
Je n'insisterai pas sur l'art négro-africain. Aussi
bien les dons artistiques sont ce qu'on accorde le plus volont'ers aux
Nègres. Et Gobineau le premier. On sait quelle a été
l'influence de leur art sur le cubisme, sur un Picasso en particulier.
Et il ne
(I) Le Crépuscule de l'Occident.
245
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faudrait pas seulement parler de peinture et de
décoration, mais encore de mus que -- influence par le détour de
l'Amérique. C'est la sensibilité même de l'Occident qui en
a peut-étre été modifiée. 1] y a là-dessus
des pages très' suggestives, sinon justes, dans le Diagnostic de
l'Amérique et de l'Américanisme du comte de Keyserling.
Nous voilà bien loin des jugements sommaires et
méprisants de notre agrégé de l'Université. Il est
vrai cependant qu à la fin du xtxe siècle, au moment où
s'achevait le partage du continent entre les nations européennes,
l'Afrique offrait, trop souvint, un état lamentable de
dé:;olation et d'anarchie. Mais la vraie raison en est que, pendant plus
de trois siècles, l'Afrique Noire avait été, au dire du
français Dard, « un théâtre de pillage, de fraude,
d'oppression et de sang ». Pendant plus de trois siècles, les
négriers avaient exporté chaque année 60.000 à
80.000 esclaves pour les plantations du Nouveau Monde. Si l'on veut bien faire
un petit calcul, cela fait environ 20 millions d'hommes. Et, comme il faut
compter dix hommes tués pour un esclave exporté, c'est de plus de
200 millions d'individus que la traite priva l'Afrique. On
comprend,'maintenant, que pour justifier la traite comme les conquêtes
coloniales, l'Europe ait inventé « l'idée du Nègre
barbare ». Et ce n'est pas tout : « l'occupation »
européenne a été, dans ses débuts du moins
et en certaines régions, une terrible mangeuse d'hommes. M. Arturo
Labriola, s'appuyant sur des documents officiels, parle du «
dépeuplement systématique » pratiqué au Congo Belge
à la fin du 'axe 'siècle et qui a
coûté à la malheureuse région une perte sèche
calculable à son minimum... de vingt millions d'êtres humains en
vingt-trois années (1). On sait la féroce politique que les
blancs sud-africains ont toujours pratiqué à l'égard de
leurs noirs qui sont aujourd'hui les plus malheureux du monde. On sait
que, pendant des années (cf. Maran, André Gide, Albert Londres,
Marcel Sauvage. etc), I'A.E.i~., livrée aux puissances d'argent, a
été une terre de souffrances et de mort.
Cependant, malgré la traite, malgré Ies dures
années qui suivirent la conquête, l'Afrique Noire, si elle a perdu
dans la plupart des cas ses institutions, a du mons conservé son «
canon moral ». C'est dire la vigueur de sa civilisation passée. Le
R. P. Aupiais, parlant des Négro-Africains écrit dans Les
Noirs (Editions Univers) : « De sorte que nous les connaissons
pauvres. sans convoitises, intéressés sans avarice,
-malléables sans versatilité, dignes sans morgue, souples sans
hypocrisie, joyeux sans dissi-
(1) op. cit., p. 286. 246
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DEFENSE DE L'AFRIQUE NOIRE
pation . » Frobénius avait déjà dit
: « Ce n'est pas une chose étonnante que-précisément
ici, dans cette Afrique tellement méprisée, se soient con.,erves
des germes de civilisation si imposants, et que, même aujourd'hui, ils
continuent à agir... Est-ce une chose si difficile de fa:re de ces
hommes si actifs et diligents, les collaborateurs d'une ouvre consciente de
civilisation I » (Und Afrika Sprach.)
Oui, est-ce une chose si difficile? Toute la question est
là. On nous demande notre coopération pour refaire une France qui
soit à la mesure de l'Homme et de l'universel. Nous acceptons, mais il
ne faut pas que la métropole se leurre ou essaye de ruser. Le « Bon
Nègre » est mort; les paternalistes doivent en faire leur deuil.
C'est la poule aux veufs d'or qu'ils ont tuée. Trois siècles de
traite, un siècle d'occupation n'ont pu nous avilir, tous les
catéch'smes enseignés --- et les rationalistes ne sont
pas les moins impérialistes -- n'ont pu nous faire croire à notre
infériorité. Nous voulons une coopération dans la
dignité et l'honneur, sans quoi ce ne serait que «
kollaboration », à la vichyssoise. Nous sommes rassasiés de
bonnes paroles -- jusqu'à la nausée -- de sympathie
méprisante ; ce qu'il nous faut ce sont des actes de justice. Comme le
disait un journal sénégalais : Nous ne
sommes pas des séparatistes, mais nous voulons
l'égalité dans la cité. Nous disons bien
: l'égalité.
Pratiquement, nous voulons, entre autres choses :
1° Que la Constituante complète la
déclaration des « Droits de l'Homme », en ajoutant à la
liberté et à l'égalité des individus celle des
peuples et des races;
2° Que la métropole, au lieu de s'appuyer, sans
consulter les intéressés, sur des coutumes dont on a brisé
les cadres et parfois vidé l'esprit, laisse les autochtones
eux-mêmes modifier leurs institutions. Car se sont eux-mêmes qui
doivent assimiler les éléments solubles de la civilisation
française;
3° Qu'à l'échelle de la Colonie et de la
Fédération, il y ait des assemblées
délibératives --- et non consultatives -- qui soient
obligatoirement consultées pour toutes les questions intéressant
la Colonie ou la Fédération;
4° Qu'un sérieux effort d'instruction et
d'éducat'on soit entrepris. Nous voulons, en particulier : A) Qu'un
lycée avec internat soit créé dans chaque colonie,
lycée largement ouvert aux autochtones par l'octroi de. bourses; B)
Qu'il soit créé 3 Dakar une Université avec Faculté
de médecine, Faculté de pharmacie, Faculté de droit, et
Ecole vétérinaire, dont les élèves sortiraient
247
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LEOPOLD SEDAR SENGHOR
des lycées; C) Que des bourses d'Enseignement
supérieur pour la métropole soient accordées
généreusement pour les autres tacultés et les grandes
écoles;
5° Que les autochtones puissent, à titres
égaux, accéder à toutes les fonctions
administratives, et qu'à fonctions égales correspondent des
traitements égaux;
6° Que la justice soit la même pour les
autochtones comme pour les Européens et les « non-Africains ».
Qu'en particulier des magistrats de carrière soient à la
tête de tous les tribunaux et que les droits de la defense soient
sauvegardés pour tous -- ce qui implique la suppression du
« code de l'indigénat »;
7° Que le travail forcé, sous
quelque nom qu'on le déguise, soit supprimé, étant entendu
que l'Etat ne pourra obliger personne 3, travailler pour un quelconque
particulier.
Nous ne le dissimulons pas, c'est là un .
programme révolutionnaire. Mais la IVe République sera
l'héritière des Ire et IIe
Républiques, et elle sera révolutionnaire en
libérant tous les « colonisés » quels qu'ils soient; ou
bien, elle sera comme la III°, capitaliste, impérialiste, «
occupante », et la révolution risque de se
faire contre elle. -
Cette guerre n'a aucun sens si elle n'est anti-nazie,
L'Al-
· lemagne a été vaincue, le
nazisme ne l'a été ni en France, ni surtout en Afrique.
Ç'est ce que me disait tristement un congénère en ce soir
du 8 mai, en ce soir de Victoire, et nous ne par-
venions pas à rire, car notre joie était
inquiète nos morts n'étaient pas apaisés.
Un dernier mot. Les représentants des
trusts ne manqueront pas de nous traiter d'antifrançais, car la
France, pour eux, c'est la forteresse de leurs privilèges. Les mots ne
nous font pas peur. Nous connaissons la chanson, et aussi le proverbe : «
Qui veut noyer son chien... » Certes, nous sommes irréductiblement
fidèles à la terre de nos ancêtres. Mais
nous n'avons garde de confondre le peuple de France qui, aux élections
mun'cipales, vient de signifier au monde son horreur du nazisme raciste,
avec un capitalisme borné, haineux, tremblant clans l'enceinte
de ses privilèges -- et au demeurant ancien collaborationniste. Nous
croyons à la nécessité d'une coopération entre
l'A.O.F.-A.E.F. et la France, entre l'Afrique et l'Europe. Il ne s'agit pas,
cependant, de la « Icollaboration » du pot de terre et du pot de fer,
de l'Eur-Afrique des Déat et Demaison. Il ne peut être
question que d'une coopération dans la dignité et l'honneur.
C'est-à-dire dans l'égalité. Le peuple de France
a tout à y gagner -- non les puissances d'argent, bien
sûr.
Paris, te' mai 1945. Léopold
SfDAR-SENGHOR.
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Sénégalaises, Sénégalais,
La République indépendante du
Sénégal achève la mise en place de ses institutions. M.
Mamadou Dia m'a remis la démission de son gouvernement. je l'ai
pressenti pour former le premier Gouvernement du Sénégal
indépendant, Son devoir était d'accepter. Il a accepté, et
je l'ai désigné. je l'ai fait, sûr que j'étais de
répondre à la volonté de l'Assemblée nationale, du
Parti dominant, du Peuple sénégalais.
C'est un redoutable honneur, pour moi, d'avoir
été placé, hier, par la confiance unanime des
représentants de la Nation, à la tête de l'Etat
sénégalais. Les Sénégalais ont prouvé, au
monde étonné. qu'ils savaient. à l'heure du péril
national, communier dans un commun vouloir de vie commune, en
oubliant les querelles SOUS le baobab. Cette vibrante unanimité, je l'ai
sentie, hier, dans les rues de notre capitale, où le Peuple, toutes
races mêlées -- noirs, arabes, berbères, européens
--, clamait sa foi dans le Sénégal indépendant, le suis
sensible -- pourquoi le cacher ? -- à cette affectueuse confiance.
Précisément à cause de cela, je suis profondément
conscient des graves devoirs de ma charge.
Jamais notre pays n'a été investi de
périls aussi réels ; jamais il n'a été tant
calomnié ; jamais il n'a été si nécessaire de
l'organiser et de le défendre.
Aux termes de notre Constitution, il appartient au
Président du Conseil désigné de définir la
politique de la Nation, et à l'Assemblée nationale de
l'approuver. Le Président du Conseil le fera, j'en suis convaincu, avec
lucidité et courage. Il m'appartient de garantir l'indépendance
nationale et l'intégrité du territoire de la République.
Je n'y faillirai pas. C'est de cela que je veux parler ce soir ; de
l'indépendance du Sénégal et de son rôle dans
l'édification de l'unité africaine.
Sénégalaises, Sénégalais. depuis
quinze ans, je vous ai souvent mis en garde contre une certaine maladie,
inoculée par le Colonialisme et que j'appelais la
sénégalite. C'était un complexe de
supériorité. Votre rôle n'était pas, n'est pas de
conduire, mais d'éclairer. Il n'est pas d'entrer dans la course au
leadership ; il est d'unir dans l'égalité, qui
est la condition sine qua non de la coopération. C'est
pourquoi l'affirmation de la personnalité, que dis-je ?
l'indépendance sénégalaise est une nécessité
africaine.
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Mais elle est, d'abord, un fait. On ne peut traiter notre peuple
comme un quelconque clan de troglodytes : on ne peut l'effacer de l'Histoire
ni, d'un trait de plume. le rayer de la carte de l'Afrique. Le
Sénégal, vous le savez bien, est un vieux ps ils a
été le premier, dans l'Afrique noire moderne, a posséder
identité: un nom, un visage, une économie, des cadres techniques
et une vie politique. Cela compte. Je le verse au dossier,
Mais, surtout, un Sénégal indépendant est
nécessaire à l'unité africaine ; car cette unité
doit être un facteur de développement, non de stagnation. je le
sais, une autonomie sénégalaise eût suffi. C'est du moins
ce que nous pensions. Si nous avons trar ns
enfléeffor les es querelles de races et de castes, si nous
avons su, p
quinze ans sur nous-mêmes, nous débarrasser du
territorialisme, le drame de l'ex-Fédération du Mali prouve que
d'autres n'avaient pas fait le même effort. Nous en avons tiré la
leçon, qui est l'indépendance sénégalaise, comme
préalable à la coopération africaine.
En effet, les faits étant, aujourd'hui, ce qu'ils sont.
seule l'indépendance nationale peut permettre, au Sénégal,
de jouer son rôle naturel de trait d'union et de levain, de
répondre à sa vocation africaine et mondiale.
Trait d'union entre le monde noir et le monde
arabo-berbère, entre le Maghreb et l'Afrique Occidentale, le
Sénégal l'est depuis des siècles, pour ne pas dire des
millénaires. Vous savez quelles sont les relations religieuses,
culturelles, commerciales, qui l'unissent au Maroc. Celles-ci doivent
être renforcées et étendues à l'Algérie,
singulièrement à la Tunise, dont l'idéal et la
méthode politique sont si prés des nôtres.
Trait d'union, nous le sommes également entre l'Europe
et l'Afrique. Car, si nous avons acclimaté, ici, depuis trois cents ans,
avec la culture, l'humanisme de l'Occident, et d'abord de la France. nous avons
aussi, depuis quinze ans, greffé le socialisme européen sur le
vieux sujet du communialisme negro-africain, je dis : sur la
Négritude.
Par ses réformateurs religieux et politiques, comme par
ses écrivains et ses artistes, véritablement le
Sénégal a été, reste un des levains de l'Afrique.
De Biaise Diagne à Mamadou Dia, de Malick Sy et Cheikh Amadou Bamba
à Amadou Dème et joseph Faye, de Bakary Diallo à David
Diop -- je ne cite pas tous les noms --, toute une pléiade de
Sénégalais éminents ont jalonné la voie africaine
de la Libération. Pour ne m'en tenir au'à la politique et
à la culture, qu'il s'agisse des luttes, désormais historiques,
contre l'indigénat, contre l'assimilation ou contre la balkanisation,
pour la Négritude, pour l'autonomie, pour l'indépendance, pour
les Etats-Unis d'Afrique ou pour la Voie Africaine du Socialisme. on a toujours
trouvé des Sénégalais parmi les précurseurs
et francs-tireurs.
rancs-
tireurs.
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ti
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Satelliser le Sénégal sous prétexte
d'unité, comme on a tenté de le faire l'autre nuit,
étouffer la personnalité sénégalaise en cette
année de l'affirmation de l'Afrique noire, je le dis, c'est
perpétrer un crime contre l'Afrique. Nous n'avons pas le droit, personne
n'a le droit, par le monde, de s'associer à un tel crime,
Bien sûr, en défendant, aujourd'hui, le
Sénégal, nous nous défendons d'abord nous-mêmes :
notre terre et nos morts, qui dorment dessous, nos foyers et nos enfants, notre
honneur et notre dignité. Nous faisons plus, car nous défendons,
en même temps, la cause de la Liberté comme de la
Coopération en Afrique.
Que l'on ne s'y trompe pas, les Sénégalais sont,
certes, un peuple policé, qui répugne à la haine et
à la violence gratuite. Nous venons de le prouver, nous étant
libérés sans verser une seule goutte de sang ni contre la France
ni contre le Soudan. Jamais, nous ne nous livrerons à une agression.
Mais, puisqu'on menace d'envahir nos frontières ou de provoquer une
subversion intérieure, c'est bon qu'on le sache en Afrique et hors
d'Afrique : on ne prendra pas le Sénégal sans en avoir fait,
auparavant, un vaste cimetière sous le soleil, Au premier signe de
l'agression, tout le pays sera debout et sous les armes. On peut.
peut-être, supprimer le Sénégal de la carte politique de
l'Afrique ; on ne supprimera pas l'honneur de notre nom.
On parle, maintenant, de médiation, de conciliation,
d'association entre le Sénégal et le Soudan. l'en ai parlé
deux jours seulement après le coup d'Etat manqué contre le
Sénégal. Vous le savez, nul plus que moi n'a souligné les
liens qui nous unissent au peuple frère de l'autre côté de
la Falémé : la race, la langue, la culture, le voisinage. Et nous
avons un port, un chemin de fer, une université, qui devraient nous
être communs. Avec le concours du Président de la
Communauté ou d'un frère aîné, un Chef d'Etat
africain par exemple, nous sommes prêts à causer pour
élaborer eine association souple. A une seule condition ; c'est que
l'Indépendance du Sénégal soit d'abord constatée et
garantie.
Il faut profiter de l'occasion et aller plus loin. Tout le
monde, à commencer par nos frères soudanais, a reconnu les
difficultés d'un groupement à deux. Il faut profiter de
l'occasion et préparer un plus vaste regroupement, où entreront
tous les Etats de l'ancienne A.O.F., y compris la Guinée, mais toujours
sur la base de l'indépendance de chaque Etat. Encore une fois, il est
réaliste de tirer la leçon de l'éclatement du Mali.
L'idée de la Fédération n'est pas encore mûre dans
l'ancienne A.O.F. ; les micro-nationalismes ne sont pas encore
transcendés. Ce regroupement des Etats de l'ancienne A.O.F. ne serait
que le premier pas vers un regroupement plus large, qui aboutirait, un jour --
nous l'espérons du moins --, aux Etats-Unis d'Afrique. Il est entendu
que ces Etats-Unis n'empêcheraient l'appartenance ni à la
Communauté ni au Commonwealth.
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La culture africaine
Léopold SÉDAR SENGHOR
Les biologistes actuels, s'appuyant sur la
caractérologie et les tableaux numériques des groupes sanguins,
concluent à l'unité culturelle du continent dit « noir
». Ce que confirme l'étude comparée des arts traditionnels
africains et de la philosophie africaine.
Pour les Grecs, créateurs de la philosophie
européenne, la philosophie consiste en la recherche de la Sophia ou
sagesse, « connaissance des premières causes et des principes des
êtres », étant entendu que Dieu est, au-delà de la
matière, « cause première et fin ultime ». Les
Africains ne posent pas autrement le problème, si ce n'est que Dieu est,
plus encore que l'Intelligence, la « Force des forces » qui anime la
vie de l'univers.
C'est en imitant Dieu, en animant la vie cachée sous
les signes sensibles du monde, que l'art africain remplit son rôle. En
témoignent la poésie, la musique et la sculpture qui
répondent à la définition de l'art africain : « une
image ou un ensemble d'images symboliques, mélodieuses et
rythmées ».
Depuis Bergson et la réhabilitation de la raison
intuitive, le dialogue des cultures s'est engagé, et la civilisation de
l'Universel a commencé de s'édifier, où l'Afrique joue un
rôle essentiel et déterminant.
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Si j'ai choisi de parler de la Culture africaine,
c'est qu'en ce dernier quart du XXe siècle, nous
achevons de bâtir, nolentes, volentes, cette «
Civilisation de l'Universel » que Pierre Teilhard de Chardin nous
annonçait pour l'aube du deuxième millénaire. Une
civilisation qui serait composée des apports, complémentaires, de
tous les continents et de toutes les races, sinon de toutes les nations. Et,
à ce « rendez-vous du donner et du recevoir », pour parler
comme Aimé Césaire, les Africains ne viendront pas les mains
vides. Ils apportent, ils ont déjà commencé d'apporter
leur culture.
Mais qu'est-ce que la Culture ? J'avais pris
l'habitude, quand j'enseignais, de la définir comme « l'esprit
d'une civilisation ». C'était là une définition trop
intellectualiste. À l'expérience et dans le contexte actuel du
dialogue des civilisations, je dirai que la culture est l'ensemble
des valeurs de création d'une civilisation.
Les grands biologistes du XXe siècle,
à commencer par mon ancien maître, le professeur Paul Rivet, ne
séparent pas la culture de la biologie. Au demeurant, Jacques
Ruffié, que vous avez entendu l'autre mois, a intitulé l'un de
ses ouvrages De la Biologie à la Culture. Nous commencerons par
montrer comment se pose ce problème en Afrique.
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