1.7Quelques axesde la discussion
Cette recherche porte sur la constitution des rapports
marchands autour des services de la protection des personnes et des biens. Si
l'on met l'accent sur l'objet de la relation d'échange, il semble alors
raisonnable de commencer par une revue de la littérature sur la
production de la sécurité et ses formes historiques. En effet,
les services de protection des personnes et des biens qui sont produits en tant
que valeurs d'échanges constituent une des formes possibles de la prise
en charge des fonctions de sécurité. Il faut alors situer ces
rapports marchands dans le cadre d'autres mécanismes de protection et il
faut discuter les conséquences qui s'en dégagent relativement au
fonctionnement de l'Etat, à son monopole de la contrainte
légitime et à la métamorphose de la fonction
policière.
BECKER(1974) a soutenu que l'apparition de la
sécurité privée relève d'une combinaison des
défaillances des services publics de la police et d'une tendance
culturelle propice à l'autoprotection. D'un côté, les
« polices privées » font ce que la
« police publique » ne peut pas faire : celle-ci est
de plus en plus chargée d'activités liées au maintien
(général) de l'ordre et de moins à la protection
(spécifique) des personnes et des biens ; ceux qui ont de l'argent
se procurent sur le marché leurs propres services de
défense ; ceux qui n'ont pas les moyens peuvent néanmoins
organiser des groupes de vigiles. De l'autre côté, les
sociétés anglo-saxonnes seraient porteuses d'une inclinaison
culturelle vers l'autoprotection déterminante pour le
développement de formes privées de sécurité.
LOADER (1997) dans ses explications suivant le même
chemin a montré comment les instances publiques ne peuvent pas
satisfaire (ou ne peuvent plus satisfaire) les besoins de protection des
groupes sociaux. Il mentionne que, pour répondre aux contraintes et aux
défaillances de la police, et, de l'autre côté, aux
exhortations gouvernementales de ne pas devenir dépendant des services
publics, les individus, les communautés et les organisations se sont
tournés vers le marché.
Pour certains auteurs, la crise de l'Etat et la
« privatisation de la sécurité »font partie
de transformations sociales plus générales. L'anthropologue
brésilienne CALDEIRA (2000) est l'auteur d'un des
textes les plus stimulants concernant les changements urbains dans les
sociétés contemporaines : elle montre la manière dont
les mutations de la violence,
des manières d'organisation des groupes sociaux et des
notions du « publics »rebondissent sur l'espace politique.
Elle stipule que « la privatisation de la
sécurité remet en cause le monopole étatique de
l'usage de la force. Dans les dernières décennies, la
sécurité est devenue un service qui est vendu et acheté
sur le marché, en nourrissant une industrie très
rentable ».Lorsqu'il s'agit de penser le problème de la
sécurité, elle exprime toutefois un lieu commun très
répandu dans ce type de travaux ; comme dans beaucoup de travaux
sur les transformations de la fonction policière dans les
sociétés contemporaines.
Il existe d'autres explications de SPITZER et
SCULL (1999) selon lesquelles l'Etat n'est pas un fournisseur
défaillant mais un ensemble d'institutions subissant des transformations
dans divers domaines : les logiques mercantiles progressent et menacent
les autres formes d'allocation de biens et de services, comme les droits des
usagers des services publics qui accompagnent l'existence concrète de
l'Etat. La privatisation de la sécurité serait ainsi une
manifestation d'un processus plus général qui englobe la
santé, l'éducation, le transport ou les retraites.Selon ces
auteurs, les conditions de la vie économique depuis la seconde guerre
mondiale produiraient une différenciation entre les fonctions de
maintien de l'ordre et de protection des profits : la « police
publique » pouvait remplir la première d'une façon
efficace tandis que la deuxième constituait une base pour l'expansion de
l'industrie de la « police privée ». Les
transformations du système capitaliste, qui sont aussi à la base
de la crise de l'Etat, expliquent donc l'émergence, les transformations
et l'élargissement du secteur de la sécurité
privée. Les changements dans les modes de gestion
des entreprises contribuent à la constitution de
nouveaux besoins de protection et les entreprises de sécurité
sont, grâce à leur flexibilité, plus efficaces que la
police pour apporter le type de solutions que le secteur privé souhaite.
Pour ces auteurs, les besoins non satisfaits des clients expliquent la mise en
place des différents marchés de la sécurité
Si la littérature sur la sécurité
privée nous permet de situer la
« sécurité-marchandise » dans l'univers des
formes de la protection des personnes et des biens, la sociologie des
marchés nous permettra de situer notre marché particulier dans le
cadre d'autres marchés. Et ce faisant, nous pouvons saisir les logiques
communes à la mise en place et au fonctionnement des marchés en
général, mais aussi celles qui relèvent des
spécificités propres de la sécurité en tant
qu'objet d'un rapport contractuel.
Ce qui est aujourd'hui appelé « la nouvelle
sociologie économique, porte sur des problèmes centraux
dessciences sociales existants depuis l'époque classique. Les
études de DURKHIM (1893) sur la division du travail,
les contrats et les propriétés, les travaux de
WEBER (1904) sur les rapports entre l'éthique
religieuse et les dispositions économiques ou les réflexions de
SIMMEL (1908) sur l'argent, ne sont que les pages les plus
remarquables de l'histoire d'une discipline qui n'a connu que beaucoup plus
tard la formalisation en spécialité académique bien
définie. Les « industries » sont souvent un objet
des enquêtes de la sociologie économique. Il s'agit alors
d'étudier des groupes d'entreprises opérant dans une même
branche de production de biens ou services, leurs interactions et les
structures sociales qui régissent leur fonctionnement.
L'analyse de la construction sociale des industries, ainsi que
des marchés qui leurs sont rattachés, s'accompagne presque
toujours d'interrogations sur la nature de l'action des entrepreneurs et leurs
déterminations sociales. Ces questions peuvent enrichir l'interrogation
sur les origines des dispositifs économiques, mais aussi sur le
rôle de « l'action » dans le fonctionnement des
« systèmes ». Les études de
WEBER (1904) et de SOMBART (1913) avaient
déjà établie les bases d'une approche sociologique de
cette catégorie particulière d'agents appelée
« entrepreneurs » et du type particulier d'action
significative appelée « entreprendre ».
L'étude du rôle d'entrepreneur en sciences sociales reste pourtant
attaché à la figure de SCHUMPETER (1911).
Quelques aspects des travaux de Schumpeter sur les entrepreneurs peuvent servir
à une réflexion sur le rôle de ces agents dans
l'introduction d'un nouveau produit et dans la création d'une industrie.
L'entrepreneur peut être (comme le veut l'usage courant) un
« agent économique indépendant », mais aussi
un « directeur » ou un « financier » de
société par actions. « Des `'fabricants'', des
`'industriels'' ou des `'commerçants'' (que l'on y inclut toujours) ne
sont pas nécessairement des `'entrepreneurs'' ».
L'entrepreneur est défini par sa fonction plutôt que son statut.
L'entrepreneur est celui qui « exécute de nouvelles
combinaisons ».
GRANOVETTER (1985) l'une des figures
marquante de la nouvelle sociologie économique stipule que les
marchés sont des systèmes de relations sociales engageant
à la fois la participation des entrepreneurs et de leurs entreprises, et
celle des clients qui achètent leurs produits ou leurs services. Les
pouvoirs publics y participent parfois directement en tant que
régulateurs, producteurs, ou consommateurs des biens et services. Ces
marchés fonctionnent selon des logiques qui ne se laissent pas
appréhender par les modèles abstraits de la science
économique. Il ne s'agit pas simplement de système de relations
sociales, mais de systèmes de relations sociales
« encastrées ».
L'encastrement des rapports économiques (y compris les
échanges marchands) dans les cadres sociaux, culturels et politiques
n'est pas une nouveauté pour les sciences sociales.
MARX (1852) l'avait souligné lorsqu'il parlait de la
société en tant que « totalité
organique », ensemble de rapports sociaux qui fait
système. DURKHEIM (1928) a aussi souvent
considéré les fonctions économiques comme l'appareil
digestif d'un corps social dont l'Etat serait le cerveau et les administrations
le système nerveux. WEBER (1904) a quant à lui
démontré que l'émergence du capitalisme moderne n'aurait
pas été possible sans un droit rationnel et un Etat
prévisible. POLANYI (1944) a introduit la notion
d' « encastrement » pour caractériser
l'articulation entre l'économie et d'autres sphères de la vie
sociale dans les sociétés dites primitives. Au contraire, les
sociétés modernes ont pour spécificité de
« désencastrement » de l'économie sous la
forme du « marché autorégulateur ».
GRANOVETTER (1985) dans le cadre de la
rénovation de la sociologie économique refuse l'opposition entre
sociétés primitives et sociétés modernes, et
notamment le fait que cela soit synonyme de la différence entre
économies encastrées et économies
désencastrées. Dans ces travaux,
« l'encastrement », d'une part ne se présente pas
comme une alternative mais comme un complément des analyses de la
science économique, d'autre part l'encastrement
« social » est très souvent réduit à
la simple immersion dans des « réseaux de
relation », ou de « contacts ».
Par ailleurs,LEBARON(2006) a montré
que la production des marchés a été accomplie par les
pouvoirs publics lors du processus de constitution du capitalisme moderne. Par
des textes législatifs et réglementaires, et les
politiques publiques, mais aussi par la prise en charge de la
formation des compétences et par l'achat direct de biens et de services,
l'Etat continue aujourd'hui à modeler les relations économiques.
Ainsi, la mise en place des « marchés » en tant que
dispositifs d'organisation économique, résulte de l'action
politique des Etats, donc des gouvernements et des partis : les analyses
critiques du « néolibéralisme » et de la
« globalisation » en témoignent.
SelonBOURDIEU (2000), l'Etat contribue
à la construction sociale des marchés par la
réglementation de la production et par la création tant de
l' « offre » que de la
« demande ». Les pouvoirs publics contribuent à
façonner la production, la consommation et les échanges
marchands. Comme MARX (1977) l'a montré le premier
à propos du « marché du travail »,
l'émergence des marchés résulte de causes historiques
spécifiques qui nous invitent à rechercher pour quelque
marché que ce soit, les conditions sociales, culturelles et politiques
de son existence. Lorsque tous les objets du travail humain ne sont pas par
définition des marchandises, il faut s'interroger alors sur les
processus par lesquels certains biens ou certains services deviennent des
« valeurs d'échange ».
CHAPITRE II : Considérations
méthodologiques de l'étude
2.1 Cadre pratique
La démarche méthodologique suivie comprend les
étapes suivantes :
· la conception du projet de recherche ;
· la collecte des données secondaires à
travers la revue de littérature et les entretiens préliminaires
avec les personnes ressources ;
· la collecte des données primaires sur le terrain
avec un échantillonnage composé des différents
groupes-cibles autour du marché de la sécurité
privée ;
· le traitement et l'analyse des matériaux
empiriques et des données secondaires ;
· l'examen de la pertinence et de la
réalité des hypothèses ;
Pour l'analyse, deux modèles d'analyse ont
été choisis à savoir le structuralisme et le modèle
stratégique des adaptations chez GOFFMAN(1973).Ce choix
se justifie par le fait que la sécurité est perçue comme
un système total et que la sécurité privée est une
partie de ce « tout », « cette
totalité »LEVI-STRAUSS (1962) que forme le
dispositif global de sécurité dans la ville de Cotonou. On ne
peut pas donc étudier le marché de la sécurité
privée en dehors de la sécurité publique. Notre analyse se
fera alors sur la base du rapport société/individu. Par ailleurs,
les études deGOFFMAN(1973) évoquent la
stratégie de l'acteur qui, dans un premier temps se transforme en
collaborateur et devient un membre normal,
programmé ou incorporé vu le bien-être
qu'offre l'institution et les
sanctions prévues permettent de parler d'adaptation
primaire. Par la suite, une adaptation secondaire qui caractérise toute
disposition habituelle permettant à ce dernier d'utiliser des moyens
défendus, ou de parvenir à des fins illicites (ou les deux
à la fois) et de contourner ainsi les prétentions de
l'organisation relative à ce qu'il devrait faire ou recevoir, et
partant, à ce qu'il devrait être. Les adaptations secondaires
représentent pour l'acteur des moyens de s'écarter du rôle
du personnel que l'institution lui assigne tout naturellement.
2.2 Nature de l'étude
Notre sujet porte sur le marché de la
sécurité privée dans la ville de Cotonou et se veut
qualitatif parce qu'il s'agira de :
- comprendre les raisons qui fondent la libéralisation
de certains services de sécurité au profit des entreprises
privées, ce qui permettra de mettre en lumière comment s'est
opérée une division du travail entre la répression
publique et la sécurité privée ;
- appréhender le sens que les acteurs donnent à
leurs actions sur la scène marchande de la sécurité
privée ; et
- reconstruire logiquement et intellectuellement une
chaîne de causalité à partir du vécu des acteurs.
Toutefois, une étude quantitative sera adoptée
pour dénombrer les entreprises de sécurité privée
qui animent remarquablement le marché de la sécurité
privée à travers les différentes prestations et les
systèmes de prix pratiqués.
2.3La durée de la recherche
Débuté en mai 2011, le travail a pris fin en
juillet 2013, soit un total de vingt-deux (27) mois. Cette durée
s'explique par les difficultés
rencontrées sur le terrain et notre souci de respecter les exigences méthodologiques
de recherche en sciences sociales: la recherche documentaire, l'observation
directe sur le terrain, les interviews, le traitement et l'analyse des
données et enfin la rédaction
2.4La recherche documentaire
Les études et réflexions sur les acteurs autour
de la sécurité privée ont été
effectuées par nombre d'auteurs, aussi bien en Sociologie, en
Anthropologie qu'en Criminologie. L'exploitation de quelques travaux
scientifiques a permis de faire le point sur l'état de la question. Nous
avons exploité des ouvrages classiques, des articles d'auteurs en ligne,
des manuels et guides de recherches en sciences sociales.
Les données de la recherche documentaire nous ont
permis de modifier ou de maintenir les hypothèses
pré-formulées et d'élaborer les indications de recherche
qui nous ont aidées à aborder la deuxième étape
avec aisance.
L'accès aux documents a été possible
grâce aux bibliothèques et centres de documentation que nous avons
parcourus. Ils sont présentés dans le tableau ci-dessous.
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