I-2- L'organisatrice des guerres civiles, des
génocides et des coups d'Etat.
Les forfaitures de l'ancienne métropole sont
nombreuses et les textes de Mongo Beti en rendent suffisamment compte. La
guerre civile vécue dans le pays francophone décrit par le
narrateur est explicitement évoquée dans L'Histoire du
fou, et porte la responsabilité lointaine de l'ancienne
métropole :« Trop heureuse de saisir enfin l'occasion
d'une revanche facile sur ses déboires asiatiques, l'ancienne
métropole jeta dans la balance son expérience de
manoeuvrière à la fois politique et militaire : elle
installa un dictateur complaisant et lui fit endosser une guerre civile
larvée. » (Mongo Beti 1994 : 13)La France qui sert
de mentor à son dictateur l'aide à déclencher une guerre
civile contre les révolutionnaires qui revendiquent
l'indépendance totale du pays :
... Il n'avait pu présenter sa carte d'identité,
crut pouvoir adoucir son tortionnaire en dénonçant à tout
hasard Zoaételeu comme étant le maillon stratégique d'un
réseau de militants clandestins et de guérilleros, tous acabits
avec lesquels le chef de l'Etat porté à bout de bras par
l'ancienne métropole, venait d'engager une guerre sans merci. (Mongo
Beti 1994 : 14)
Autant la guerre est menée dans la province du centre
contre les militants clandestins, autant elle est poursuivie à l'Ouest
contre les maquis révolutionnaires, avec l'appui de l'ancienne
métropole : « Quand enfin Zoaételeu reparut
après six années peut-être plus interminables pour les
siens que pour lui-même, et alors que le chef de l'Etat poursuivit contre
les maquis révolutionnaires de l'Ouest une guerre qui
s'exaspérait chaque jour et où s'épuisaient lentement les
facultés de la nation... » (Mongo Beti : 15)
L'auteur de Trop de soleil tue l'amour montre que, pour maintenir son
emprise en Afrique, l'ancienne métropole est prête à tout.
Le génocide au Rwanda est évoqué ici plusieurs fois et
porte sa responsabilité lointaine : « Nous n'aimons
pas beaucoup les Français ici, déclarait le patron ; ces
gens-là n'ont jamais oublié qu'ils ont été nos
maîtres. Regardez ce qui s'est passé au rwanda. Ils sont
prêts à tout pour maintenir leur emprise. » (Mongo
Beti 1999 : 26) Si dans cette première allusion à la guerre
civile et au génocide rwandais n'est pas très explicite, une
vingtaine de pages plus loin, la responsabilité des Français est
explicitement établie dans cette boucherie humaine :
« Après leur génocide du Rwanda, ils ne devraient
même pas sortir dans la rue. Si seulement kabila réussissait enfin
à les expulser du zaïre... » (Mongo Beti :
47)
Le voeu formulé ici par le personnage d'Eddie montre
non seulement l'omniprésence française en Afrique noire
francophone, mais surtout toutes ses contributions désastreuses dans les
massacres des populations dans cette partie du continent africain. D'ailleurs,
d'un texte à l'autre, cette crise du Rwanda revient dans les propos
d'Eddie, et sous la plume de l'auteur comme une véritable
obsession :
C'est vrai, ça, faut pas toujours incriminer les
toubabs. Des salauds, les toubabs. D'accord, tout à fait d'accord, ils
le reconnaissent eux-mêmes parfois, comme en ce moment avec l'affaire du
génocide du Rwanda et les dérives d'Elf aquitaine dans le golfe
de Guinée ce qui est plus sympa, nous n'avons même plus de
mérite à les dénoncer, les toubabs, quand ils s'y
mettent, le font eux-mêmes mieux que nous. (Mongo Beti 2000 :207)
L'ancienne métropole est perçue dans notre
corpus comme l'instigatrice principale des persécutions des leaders
politiques et des coups d'Etat. L'emprisonnement du leader de l'UPC
Félix Moumié porte les empreintes de la France, et PTC
dénonce ce triste événement historique qui montre
davantage la cruauté des Français : « les
Français, c'est le poison, rappelez-vous le Dr Félix
Moumié- ou l'accident de la route. C'est raffiné, quoi, il y a la
classe. » (Mongo Beti 1999 : 55) L'assassinat de
Félix Moumié avait déjà fait l'objet de la
préoccupation de Mongo Beti, hors fiction, dans son essai
intitulé Main basse sur le Cameroun publié en 1972.
Dans cet essai, il montre que c'est un agent des services secrets
français qui s'était déguisé sous
l'identité d'un journaliste pour commettre ce lugubre forfait :
Quant à Félix-Roland Moumié, autre chef
révolutionnaire camerounais assassiné, là au moins il est
impossible de laisser les services d'action psychologique d'Ahmadou Ahidjo
vaticiner des échafaudages rocambolesques : Moumié comme je
l'ai déjà dit d'ailleurs, fut tout bonnement empoisonné
à Genève par un soi-disant journaliste, en vérité
un agent des services secrets français, nommé Bechtel, avec
lequel il avait eu l'imprudence à peine croyable de dîner en
tête-à-tête. (Mongo Beti 1972 : 149)
L'historien camerounais de renom, Engelbert Mveng situe avec
exactitude la date de cet empoisonnement le 3 Novembre 1960 :
« Il est mort le 3 Novembre 190, en Suisse empoisonné par un
certain William Bechtel, officier des services secrets français. (C'est
la conclusion de l'enquête menée par la police
fédérale suisse.) (Mveng 1985 :183)Les circonstances de cet
empoisonnement sont bien élucidées par un upéciste,
compagnon de lutte de Moumié :
On connaît la suite des événements :
dans un premier temps, Bechtel parvient à gagner la confiance de
Moumié à Accra en se faisant passer pour un journaliste. Ensuite,
il lui conseille d'aller soigner son foie à Genève, chez de
grands spécialistes qu'il pouvait lui recommander. Les deux hommes se
retrouvent donc en Suisse, le Samedi 15 Octobre 1960, ils dînent dans un
restaurant du vieux Genève : «le plait d'argent» (...) A
son retour, une autre surprise : son vin a changé de goût, il
est devenu paralysie des organes vitaux commence à le gagner.
Médecin, il identifie le Thallium, un poison violent, et accuse la main
rouge et le SDECE. Il mourra le 3 Novembre 1960 dans la clinique genevoise
où on l'avait transporté. Betchel sera poursuivi, acquitté
et blanchi par la justice helvétique. (Eyinga 1991 :128)
Les textes de Mongo Beti ne montrent pas seulement que la France
sait organiser des guerres civiles, des génocides et des
empoisonnements. Nous avons pu lire ses implications dans ces nombreux coups
d'Etat et putches qui structurent ces fictions, et également ses
arbitrages complices et complaisants : « Mais l'assaut
brutal à la Kalachnikov, ça, c'est africain, c'est Mubutu contre
Lumumba, Eyadema contre Sylvanus Olympio, Compaoré contre Sankara,
ou Tombalbaye contre Outel Bono. » (Mongo Beti 1999 :
55)L'Afrique noire francophone post coloniale est peinte comme le
théâtre des manoeuvres politiques et militaires d'une ancienne
métropole qui ruse à suffisance et manipule à
volonté tous les chefs d'Etat à sa guise et à sa
fantaisie.
Il se murmurait pourtant ici et là, et pas seulement
dans l'entourage immédiat de l'avocat, que les chefs militaires
dissidents se préparaient à une confrontation avec le nouveau
pouvoir que, d'ailleurs, cette perspective troublait à en juger par les
indices manifestes. Ils disposaient d'un armement redoutable, grâce
auquel il leur suffisait de quelques semaines, au plus, pour balayer le nouveau
chef de l'Etat et ses troupes. Ils s'étaient jusqu'alors retenus
d'entamer les hostilités parce qu'ils s'interrogeaient à propos
de l'attitude de l'ancienne métropole qui avait réussi à
garder son soufrage secret, laissant croire à chaque camp qu'il
accordait la préférence. (Mongo Beti 1994 : 171)
Cette attitude secrète de la France cache plutôt
sa sournoise et sa duplicité, elle agit en faveur de son dictateur
pantin :
La fraction élégante du public, s'aveuglant de
ses illusions, se gaussait des préventions de démocratie venant
de militaires présentés traditionnellement comme l'incarnation de
l'esprit fascinant. L'ambassade de l'ancienne métropole, craignant
d'être destituée de son statut d'arbitre, se bornait à
insinuer auprès de qui voulait l'entendre des appréciations
désenchantées sur la fraction militaire opposée au chef de
l'état ; elle hésita d'ailleurs de moins en moins à
lever son masque et à se poser carrément en mentor du seul chef
de l'Etat et de son clan, ce qui n'incitait pas peu les deux camps à
exacerber leur exécution mutuelle. (Mongo Beti : 177)
Les complots et les conjurations de l'ancienne
métropole en Afrique noire francophone sont d'ailleurs bien reconnus par
le Président François Mitterrand dans son allocution
prononcée à l'occasion de la séance solennelle d'ouverture
de la 16ème conférence des chefs d'Etat de France et
d'Afrique :
De la même manière, j'interdirai toujours une
pratique qui a existé parfois dans le passé et qui consistait
pour la France à tenter d'organiser des changements politiques
intérieurs par le complet et la conjuration. Vous le savez bien, depuis
neuf ans, cela ne s'est pas produit et cela ne se produira pas.1
Il faut bien noter que ce discours de la Baule date du 20 Juin
1990, alors que François Mitterrand a été élu en
1981. L'aveu du Président François Mitterrand dévoile
à suffisance les pratiques manoeuvrières de la France
néocolonialiste. S'il est établi que l'ancienne métropole
s'illustre comme une excellente manoeuvrière politique et militaire qui
sait organiser des guerres civiles, des empoisonnements et des coups d'Etat, il
faut encore lui reconnaître cette habilité à
s'ingérer dans les affaires de ces colonies et d'y pratiquer un
espionnage rampant.
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