Chapitre 2: Les caractéristiques de
l'interdépendance complexe
R. Keohane et J. Nye ont construit leur modèle
d'interdépendance complexe en contradiction avec le réalisme afin
de dégager les différences entre les deux courants et de prouver
que l'interdépendance se rapproche davantage de la
réalité. Les deux théoriciens défient donc les
trois principales hypothèses de la théorie réaliste
à savoir que les Etats sont les seuls acteurs importants du
système international, que l'utilisation de la force demeure un outil
efficace en politique internationale laquelle est caractérisée
par une hiérarchisation des priorités, les questions militaires
et de sécurité étant les deux dominantes82.
Mais, comme nous l'avons évoqué précédemment, leur
théorie ne se veut pas une contestation radicale du réalisme. Par
conséquent, pour les auteurs, si dans certaines situations les
hypothèses réalistes seront exactes, dans la plupart,
l'interdépendance fournira une interprétation plus précise
de la réalité. Gardons à l'esprit également que le
réalisme et l'interdépendance ne reflètent pas la
réalité de la politique mondiale et restent des
idéaux83.
L'interdépendance complexe part de trois
hypothèses dont les auteurs estiment qu'elles s'appliquent assez bien
à certaines questions d'interdépendance économique
mondiale et parviennent à appréhender de manière globale
les relations entre certains pays. Ce sera l'objet de ce présent
travail, évaluer la théorie de l'interdépendance complexe
appliquée aux relations sino-américaines post-Tiananmen.
to provide sources of influence for actors in their
dealings with one another. Less dependent actors can often use the
interdependent relationship as a source of power in bargaining over an issue
and perhaps to affect other issues ». Les auteurs rejoignent alors
sur ce point l'interprétation réaliste de
l'interdépendance selon laquelle elle produit plus de tensions que de
stabilité car les entités étatiques seront soucieuses de
préserver leur autonomie. Pour plus de précision sur
l'interprétation réaliste de la théorie de
l'interdépendance complexe voir DAVID Charles-Philippe David, BENESSAIEH
Afef, « La paix par l'intégration? Théories sur
l'interdépendance et les nouveaux problèmes de
sécurité », op. cit. pp. 232-237.
82 KEOHANE Robert O., NYE Joseph S., Power and
Interdependence, op. cit. p. 24.
83 Ibid.
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Section 1 : Existence de relations interétatique,
transgouvernementale et transnationale84
La première hypothèse défendue par R.
Keohane et J. Nye postule que la politique mondiale contemporaine est
désormais caractérisée par des réseaux multiples
qui relient les sociétés entre elles. Ces réseaux incluent
des acteurs de différentes sortes ? gouvernementaux, non-gouvernementaux
(Dario Battistella parle d'acteur sub-étatique), et transnationaux ?
ainsi que plusieurs types de relations, interétatique,
transgouvernementale et transnationale. R. Keohane et J. Nye reprennent donc le
postulat réaliste avec le niveau interétatique, le nuancent en
admettant que l'Etat n'est pas la seule unité avec l'échelle
transgouvernementale et transnationale85.
Pour les deux auteurs, l'existence de plusieurs acteurs et de
niveaux de relations est directement observable notamment dans les pays
industrialisés. Les bureaucrates sont en contact permanent via les
télécommunications, les réunions internationales. Les
élites non-gouvernementales quant à elles sont fréquemment
en relation, par le biais des différents marchés, des
organisations telles quel la Commission Trilatérale ou des
conférences privées86. Enfin, au niveau transnational,
les firmes multinationales et les banques affectent largement les relations
interétatiques et les Etats. Ces acteurs pour R. Keohane et J. Nye,
jouent le rôle de courroie de transmission87 rendant les
politiques gouvernementales des pays plus sensibles à celles des
autres.
La conséquence c'est que ces acteurs et ces
différents niveaux de relation créent un tissu d'interaction qui
fait que les politiques intérieures empiètent les unes sur les
autres, les politiques économiques étrangères affectent
davantage les activités économiques d'un pays qu'auparavant. Les
politiques étrangères doivent donc élargir leur domaine
d'action. Ce qui nous amène à la deuxième
hypothèse.
Section 2 : Absence de hiérarchie dans la
sphère de la politique mondiale88
Celle-ci s'inscrit dans la continuité de la conclusion
de la première : l'agenda des politiques étrangères,
devenu plus large, plus varié n'est désormais plus simplement
subordonné aux questions militaires et sécuritaires. La force de
cette idée est qu'elle reprend un constat de H. Kissinger,
réaliste par excellence, sur les évolutions de l'agenda
diplomatique89. Celui-ci considère dès 1975 que les
problèmes liés à l'énergie, les ressources,
l'environnement, la population, l'utilisation de l'espace et des mers ont
rejoint les questions traditionnelles relevant de la high politics
(militaire,
84 Ibid., pp. 24-25: les auteurs parlent de «
Multiple channels » that « can be summarized as
interstate, transgovernmental, and transnational relations ».
85 Ibid., p. 25.
86 Ibid., p. 26.
87 Ibid. « they act as transmission belts
».
88 Ibid., p. 25: « Absence of Hierarchy among
Issues ».
89 Ibid.
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sécuritaire, idéologique, territoriale). La
multitude de questions à traiter renforce la difficulté
d'élaboration et d'adaptation d'une politique étrangère
mais brouille les frontières de la low et de la high
politique au point de ne plus avoir de hiérarchie entre les
différents domaines de la politique mondiale. La priorité reste
la défense de l'intérêt général et
potentiellement, dorénavant celui-ci peut être atteint par tous
les domaines. En 1975, c'était le secteur de l'énergie qui
portait ainsi atteinte à l'intérêt
général.
Section 3 : Diminution du rôle de la force
militaire90
Enfin, et c'est là une hypothèse que R. Keohane
et J. Nye relativisent en partie dans leur seconde édition, celle du
rôle de la force militaire. Entre 1977 et 1989, les actions militaires se
sont multipliées dans les enjeux régionaux et internationaux. Les
théoriciens de l'interdépendance complexe prennent donc la
précaution de signifier que la force reste prépondérante
en tant que source de pouvoir dans biens des cas parce que la survie demeure
l'objectif primitif d'un Etat, et la force sa nécessaire garantie dans
les pires situations. Réserve faite, R. Keohane et J. Nye
perçoivent cependant qu'entre les puissances industrialisées en
particulier, le sentiment de sécurité, la perception de la menace
ainsi que les stratégies de défense ont évolué. La
force selon eux peut paralyser la réalisation d'autres objectifs devenus
tout aussi importants (économique notamment) et dans la plupart des cas,
l'utilisation de la force militaire engendre un coût dont les profits
sont incertains et en conséquence, elle est devenue de moins en moins
adéquate pour obtenir satisfaction. Toutefois, sur ce point R. Keohane
et J.Nye tempèrent largement leur propos. La probabilité qu'une
guerre interétatique éclate entre puissances
industrialisées existe : en ce sens les deux auteurs se détachent
d'un des fondements de la philosophie libérale à savoir, la paix
kantienne. D'autre part, le pouvoir militaire domine le pouvoir
économique dans le sens où les moyens économiques seuls
sont probablement inefficaces contre l'utilisation sérieuse de la force
militaire91. En revanche, quand l'interdépendance complexe
entre deux Etats prévaut, les gouvernements ont moins de chance de
recourir à la force.
A partir de ces hypothèses, Keohane et Nye
s'intéressent aux conséquences de cette interdépendance et
pour ce faire, élaborent deux instruments de mesure.
90 Ibid., p. 26: « Minor Role of Military
Force ».
91 Ibid., p. 26.
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