Titre 2 : La théorie de l'interdépendance
complexe de Robert O. Kehoane et Joseph S. Nye
Signalons d'emblée que nous disposons de la
deuxième édition de Power and Interdependence et
qu'à ce titre, les propos de R. Keohane et J. Nye ont été
parfois remaniés. La première édition date en effet de
1977, la seconde de 1989, l'invasion du Cambodge par le Vietnam, la guerre
Iran-Iraq, l'invasion de l'Afghanistan par l'URSS sont entre-temps
passés par là. Conséquemment, des nuances ont
été ajoutées dans leur travail que nous allons maintenant
analyser.
Chapitre 1: Définition de
l'interdépendance complexe
Afin d'appréhender la globalité de la
théorie de l'interdépendance complexe, il apparaît
nécessaire dans un premier temps de la distinguer des concepts qui s'en
rapprochent.
Section 1 : La nécessité de développer
le concept d'interdépendance
R. Keohane et J. Nye débutent le premier chapitre de
Power and Interdependence par une vague accroche : « We live
in an era of interdependence »68. Mais ce constat
émerge dès leurs premiers travaux avec Transnational
Relations and World Politics qui, dès 1972 tente de
démontrer les limites du paradigme réaliste. Les deux
théoriciens observent effectivement que la mondialisation et
l'intégration économique sont les traits dominants de la seconde
partie du XXème siècle69. Les processus
économiques transnationaux s'accélèrent à mesure
que le commerce et les investissements internationaux augmentent. En
découle une perméabilité des frontières, favorisant
l'ouverture des sociétés sur l'extérieur et l'estompement
de la frontière entre politique intérieure et
68 Ibid., p. 3.
69 DAVID Charles-Philippe David, BENESSAIEH Afef,
« La paix par l'intégration? Théories sur
l'interdépendance et les nouveaux problèmes de
sécurité », Études internationales, vol. 28,
n° 2, 1997, p. 227.
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extérieure. Dès lors, l'Etat ne peut plus se
présenter comme l'acteur unique de la vie internationale. Le postulat de
départ est donc le suivant pour les auteurs: le paradigme
stato-centré est insuffisamment adapté pour étudier la
politique mondiale en transformation et ne décrit pas les configurations
complexes de coalitions entre acteurs de type différent70. Il
faut donc décentrer l'étude des relations internationales par
rapport à la figure de l'Etat et intégrer l'idée qu'il
existe des acteurs transnationaux autonomes menant leur propre politique
étrangère. Or si on veut accéder à une
compréhension globale du monde contemporain, l'étude des effets
réciproques entre relations transnationales et système
interétatique est indispensable71. Sur ces bases, R. Keohane
et J. Nye ont alors développé leur concept
d'interdépendance complexe, qu'ils ont enrichi de leurs observations et
de leurs réflexions depuis 1977 et sa première édition.
Section 2 : Définitions
Le terme interdépendance fait l'objet de nombreux
usages notamment dans le domaine économique pour désigner une
situation de sensibilité économique réciproque,
symétrique ou non72. Plus généralement, la
notion d'interdépendance est utilisée pour décrire une
« simple caractéristique relationnelle de l'environnement
international »73 caractérisant l'existence d'un
monde transnational et recouvrant une situation de dépendance
économique mutuelle avec un degré de réciprocité
plus ou moins important. Pour les auteurs, plusieurs distinctions doivent
être faites : il y a l'interdépendance qui fait
référence à une situation de dépendance mutuelle,
la dépendance qui désigne le fait d'être subordonné
ou considérablement affecté par des forces extérieures et
l'interdépendance qui, en politique mondiale, correspond à une
situation caractérisée par des effets réciproques entre
pays ou acteurs de pays différents74. Enfin, quand il y a
interaction mais sans effet de réciprocité, on parlera simplement
d'interconnexion75 : ainsi lorsque le bien partagé n'est pas
nécessaire au bien-être économique d'une
société (tel que les objets de luxe)76.
L'interdépendance complexe correspond donc à une influence
mutuelle entre deux Etats, résultant du grand nombre d'interactions qui
se sont tissées entre eux. Logiquement, le degré
d'interdépendance dépend de la qualité et de l'importance
des transactions : « il y a interdépendance là où
il y a des transactions
70 KEOHANE Robert O., NYE Joseph S.,
Transnational Relations and World Politics, Harvard University Press,
Cambridge, 1972, p. 386.
71 Ibid., p. 336.
72 DAVID Charles-Philippe David, BENESSAIEH Afef,
« La paix par l'intégration? Théories sur
l'interdépendance et les nouveaux problèmes de
sécurité », art. cit. p. 231.
73 Ibid. p. 231.
74 KEOHANE Robert O., NYE Joseph S., Power and
Interdependence, op. cit. p. 8.
75 Ibid. p. 9.
76 LETOURNEAU Jean-François, « Les
conséquences pacificatrices de l'interdépendance
économique et la montée des tensions entre la Chine populaire et
Taïwan au tournant du 21ème siècle »,
Mémoire de Master en science politique, Montréal,
Université du Québec à Montréal, 2009, p. 33.
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significatives et réciproques
»77. Il s'agit donc d'une situation dans laquelle les
décisions et les actions d'un Etat ont un impact sur les autres acteurs
du système. Nous l'avons évoqué
précédemment, la théorie de l'interdépendance
complexe est plurielle et peut difficilement se limiter à une
définition classique. Moravcsik et Milner relèvent d'ailleurs que
l'interdépendance complexe recouvre plusieurs dimensions que l'unique
aspect économique. Nous en détaillerons les
caractéristiques dans les prochaines sections. La réflexion et
l'interprétation doivent donc succéder à la simple
explication lexicale du concept.
Section 3 : Interprétation
Pour prendre une image souvent utilisée,
l'interdépendance peut être représentée comme une
« toile d'araignée ». En ce sens, elle doit
être comprise comme une mesure dans laquelle des événements
survenant dans une partie du monde ou dans une composante du système
mondiale affectent chacune des autres composantes du système. Ainsi deux
conditions sont nécessaires pour qualifier une relation
d'interdépendante : d'une part les deux économies doivent
dépendre de l'une de l'autre et d'autre part, une partie des
échanges doit être essentielle au bien-être
économique ou à l'intérêt national78.
Pour aborder en avance une notion que nous
développerons dans cette partie, dans la structure internationale
décrite par R. Keohane et J. Nye, tout acteur est sensible et
vulnérable aux comportements des autres acteurs du système.
Cependant, R. Keohane et J. Nye s'éloignent de la vision des
institutionnalistes libéraux de l'entre-deux-guerres et du pronostic
selon lequel l'interdépendance créé un monde où la
coopération est susceptible de supplanter les conflits
internationaux79. En effet, leur théorie établit des
relations entre de multiples intervenants qui sont fondamentalement
inégaux. Cette inégalité des acteurs génère
en conséquence de cause une relation fondée sur une
réciprocité imparfaite. D'où la conclusion des auteurs :
« rien ne garantit que les relations considérées comme
interdépendantes soient caractérisées par un
bénéfice mutuel »80. La coopération
n'implique donc pas l'absence d'antagonisme dans le monde interdépendant
dépeint par R. Keohane et J. Nye même si en situation
d'interdépendance ceux-ci admettent que le recours à la force
pour résoudre le conflit est peu probable81.
L'interdépendance complexe recouvre des
77 MACLEOD Alex, O'MEARA Dan, Théorie des
relations internationales, contestations et résistances, op. cit.
p. 99.
78 LETOURNEAU Jean-François, « Les
conséquences pacificatrices de l'interdépendance
économique et la montée des tensions entre la Chine populaire et
Taïwan au tournant du 21ème siècle », op.
cit. p. 33.
79 BATTISTELLA Dario, Théories des
relations internationales, op. cit. p. 229.
80 KEOHANE Robert O., NYE Joseph S., Power and
Interdependence, op. cit. p. 10: « Nothing guarantees that
relationships that we designate as «interdependent» will be
characterized by mutual benefit. »
81 Ibid., p. 25. Leur propos est toutefois
nuancé puisqu'ils admettent dans le même ouvrage que
l'asymétrie dans une relation entre deux acteurs étatiques peut
générer des tensions : p. 11 : « asymmetries in
dependence that are most likely
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dimensions sociales, politiques, économiques,
environnementales, humanitaires, sanitaires etc., et s'appuie sur des notions
variées ce qui favorise la compréhension des rapports
internationaux. En fait, la théorie de l'interdépendance complexe
permet avant tout d'étudier empiriquement les relations mutuelles des
Etats, des rapports de puissance qui peuvent s'y développer et d'avoir
une vision complète et globale des négociations qui peuvent
s'exercer entre ces acteurs et ceux qui leur sont liés.
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