Chapitre 3: Conclusion
Par nos propos introductifs, nous venons de tracer les
contours du cadre analytique dans lequel s'inscrit Power and
Interdependence de R. Keohane et J. Nye. Néanmoins, par les
hypothèses qu'il suggère, les conclusions qu'il tire, les
postulats qu'il adopte (que nous mentionnerons plus tard), cet ouvrage scinde
les avis des spécialistes des relations internationales.
Concentrons-nous donc sur les analyses dont il fait l'objet afin de
dégager notre propre réflexion.
54 MACLEOD Alex, O'MEARA Dan, Théorie des
relations internationales, contestations et résistances, op. cit.
p. 97.
55 L'échec du système de
sécurité collective avec la SDN a démenti la
théorie libérale classique selon lequel le droit international
serait capable de régler les rapports de force.
56 MACLEOD Alex, O'MEARA Dan, Théorie des
relations internationales, contestations et résistances, op. cit.
p. 96.
57 Ibid., p. 97.
58 En effet, on reprochera aux deux concepts
centraux des relations internationales de s'attacher aux systèmes
plutôt qu'aux acteurs, aux mécanismes plutôt qu'aux valeurs.
De nouvelles pistes de recherche voient le jour, libéralisme et
réalisme apparaissent alors dans leurs versions néo
revisitées.
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Section 1 : Les différents efforts de
classification
Dario Battistella note que l'oeuvre de R. Keohane et J. Nye
relève de deux approches, l'approche transnationale ou pluraliste.
Nuançant son propos, l'auteur admet que la perspective transnationaliste
se voit souvent nier le statut de paradigme à part entière des
relations internationales à cause de ses affinités avec le
libéralisme et pour cause reconnaît-il « les passerelles
sont nombreuses entre libéraux et transnationalistes contemporains
»59. Pour autant, d'après Dario Battistella ce qui
caractérise la perspective transnationaliste c'est qu'elle
s'émancipe de la tradition libérale tout en accentuant la remise
en cause du réalisme en voyant dans les individus et la
société de réels acteurs de la politique mondiale dont les
liens d'interdépendance peuvent être étatiques ou
non-étatiques60. Plutôt que de le considérer
comme une variante du libéralisme Dario Battistella range donc Power
and interdependence dans un courant qui a toute sa place au sein de la
discipline des relations internationales. Jean-Jacques Roche de son
côté inscrit les travaux de R. Keohane et J. Nye dans la
succession des institutionnalistes libéraux de l'entre-deux-guerres, en
qualifiant cette approche d'institutionnalisme néolibéral. Dans
la même optique, Andrew Moravcsik et Helen V. Milner considèrent
qu'une des trois caractéristiques de l'institutionnalisme
néo-libéral est sa description du système international
reposant sur l'idée d'anarchie et d'interdépendance61.
Sans parler de courant théorique à part entière,
Jean-Jacques Roche fait de l'interdépendance complexe une école
des relations internationales. Le programme de recherche lancée par les
deux auteurs américains en réaction au néo-réalisme
de Kenneth Waltz se présente selon lui comme un perfectionnement de
l'analyse stato-centrée par la prise en compte des besoins et des
capacités d'action de la société civile62. On
retrouve ici le même argument que Dario Battistella sous une
étiquette théorique différente. Plus surprenante est la
conception de Frédéric Charillon et Amélie Blom qui
rangent Power and Interdependence dans le néo-réalisme.
D'après eux en effet, R. Keohane et J. Nye rapprochent le
réalisme de certaines libérales se synthétisant alors en
une approche que les auteurs qualifient de pluraliste parce qu'elle tient
compte d'une pluralité d'acteurs63. Mais dans l'ensemble
jugent les théoriciens des relations internationales, le travail de R.
Keohane et J. Nye reprend les lignes directrices du néo-réalisme
: l'incapacité des institutions internationales à lutter contre
l'anarchie de la scène mondiale, l'existence d'une compétition
entre les Etats dans un jeu à somme nulle et l'importance des questions
de sécurité, de
59 BATTISTELLA Dario, Théories des
relations internationales, op. cit. p. 218.
60 Ibid., p. 220.
61 MORAVSCIK Andrew, MILNER Helen V., Power,
Interdependence, and Nonstate Actors in World Politics, Princeton,
Princeton University Press, 2009, p. 15: «A third characteristic of
neoliberal institutionalism is its description of the international system as
one embodying both anarchy and interdependence.»
62 ROCHE Jean-Jacques, Théories des
relations internationales, op. cit. p. 90.
63 BLOM Amélie, CHARILLON
Frédéric, Théories et concepts des relations
internationales, op. cit. p. 68.
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quête de puissance. Pour A. Mcleod et D. O'Meara,
l'interdépendance complexe de R. Keohane et J. Nye est avant toute chose
une évolution de l'approche transnationaliste dont ils sont
eux-mêmes à l'origine64. Comme nous l'avons
détaillé précédemment à partir du catalogue
dressé par les deux auteurs canadiens, le transnationalisme et par voie
de conséquence Power and Interdependence, sont une variante
autonome du libéralisme.
Section 2 : L'avis nuancé de R. Keohane et J.
Nye
Un trait commun se dégage de toutes ces classifications
différentes : on peut avec certitude rapprocher Power and
Interdependence de la philosophie libérale. Relevons que les
premiers intéressés par la question affirment que leur
théorie de l'interdépendance partage des hypothèses
clés avec le libéralisme65 sans y être
profondément ancrée non plus. Les deux auteurs américains
précisent d'ailleurs que leur théorie prend pleinement en compte
la distribution de la puissance militaire, économique et le rôle
des Etats66. Mais en se focalisant sur les acteurs
non-étatiques et les contacts transfrontaliers, Keohane et Nye
s'éloignent du néo-réalisme et étoffent l'approche
libérale. Finalement les deux professeurs d'Harvard concluent avoir
voulu chercher à intégrer le réalisme et le
libéralisme en s'appuyant sur une conception de l'interdépendance
centrée sur la notion de négociation67. En fait
concluent Charles-Philippe David et Afef Benessaieh, Keohane et Nye ont
tellement sophistiqué leur concept qu'ils n'ont pas répondu
réellement, comme tout libéral l'aurait fait, au questionnement
du lien entre interdépendance et paix.
Section 3 : Interprétation
Nous conclurons donc de la sorte : Power and
Interdependence est au carrefour de plusieurs courants de la
théorie libérale ; le néofonctionnalisme (qui
s'intéresse aux processus d'intégration et aux régimes
internationaux), le transnationalisme qui intègrent d'autres acteurs aux
côtés de l'Etat ; et aux frontières de certains postulats
réalistes, l'Etat demeurant central dans les rapports,
égoïste et à la recherche de son intérêt. C'est
justement cette subtile association et ce caractère hybride qui font
tout l'intérêt de cette théorie. Parce qu'il s'appuie sur
des concepts réalistes, libéraux, transnationalistes, qu'il
s'intéresse aux processus de pacification, de coopération et
d'intégration au même titre que les rapports de force, Power
and Interdependence propose des hypothèses et des
64 MACLEOD Alex, O'MEARA Dan, Théorie des
relations internationales, contestations et résistances, op. cit.
p. 99.
65 KEOHANE Robert O., NYE Joseph S., Power and
Interdependence, op. cit. p. 248: «our analysis was clearly rooted in
interdependence theory, which shared key assumptions with liberalism».
66 Ibid., p. 248.
67 Ibid., p.251: «In Power and
Interdependence, we sought to integrate realism and liberalism by using a
conception of interdependence that focused on bargaining.»
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concepts pluriels applicables à différentes
échelles du système international. L'ensemble favorise ainsi la
compréhension des enjeux globaux et facilite l'interprétation des
rapports inter- et transnationaux.
A présent, il s'agit logiquement d'étudier cet
ouvrage fondateur de l'école de l'interdépendance complexe qui
constituera le support théorique principal de notre recherche. En effet,
puisque nous avons précisé que l'épistémologie des
libéraux à laquelle appartiennent en partie Keohane et Nye repose
sur des instruments de mesures astucieux, vérifions-en la
validité.
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