2.4 Le modèle citoyen américain
Depuis Aristote la République se définit comme
le gouvernement des Lois. Celles-ci s'entendent, nous semble-til, comme les
principes qui régissent le comportement des individus à
l'intérieur d'un Etat, définissent leurs statuts et
déterminent la politique étrangère de l'Etat. Ainsi
entendu, le citoyen était celui qui participait à la vie
politique et se distinguait de l'esclave qui s'occupait des activités
productives. Pour Aristote l'homme accompli est, du point de vue politique, le
citoyen. Mais la définition aristotélicienne du citoyen est
« grécocentrée », ce qu'il ne contesterait pas
étant donné qu' « elle est donc, dit-il, susceptible de
plus ou de moins d'extension, suivant le genre de gouvernement.59
» Le citoyen d'un gouvernement n'est pas n'importe qu'elle personne,
il est plutôt « formaté » par les principes
constitutionnels relatifs à la citoyenneté.
Les Etats-Unis s'inscrivent dans le sillage de la conception
aristotélicienne de la citoyenneté dès l'adoption en 1791
de sa Constitution. Ils dotaient de ses citoyens de deux attributs, d'une part,
« l'égalité des droits politiques » et,
d'autre part, « le rejet déclaré des privilèges
héréditaires.60 » Du point de vue
constitutionnel, l'homo civicus américain est celui à
qui le droit de vote est accordé et qui, par-là, participe
à la vie politique pendant les élections primaires et
présidentielles. Ce droit fut donné seulement aux nationaux et
aux individus naturalisés américains.
59 Aristote, La politique, II, 4, p. 45
60 3 Sur ce point nous suivons Judith Shklar dans son ouvrage
intitulé La citoyenneté américaine,
Calmann-Lévy, 1991.
Théoriquement tous les individus qui détiennent
la nationalité américaine sont appelés à participer
à la vie politique à raison du principe politique de
l'égalité des droits constitutifs de la Constitution des
Etats-Unis. Mais, concrètement ils ne votaient pas tous, car il y avait
une forme censitaire du vote liée au statut. Avoir un statut social aux
Etats-Unis signifiait avant tout : disposer d'une autonomie économique
pourvue par « la possibilité de travailler et d'être
rémunéré. » Ce qui faisait ainsi distinguer,
comme chez Aristote, l'homme libre (le citoyen) de l'esclave.
Cette idée de la citoyenneté compromet alors le
second attribut du citoyen à savoir : « le rejet
déclaré des privilèges héréditaires.
» Car si la citoyenneté dépend en fait du statut de
propriétaire, la question de sa reproduction se fera d'une part, en
fonction d'un héritage statuaire et non politique et, d'autre part, en
fonction d'une acquisition de propriétés. Ce qui renvoie, nous
semble-t-il, à un statut aléatoire de la citoyenneté dans
la mesure où l'héritage et l'acquisition de
propriétés ne sont pas définitifs mais conjoncturels.
Le modèle américain de la citoyenneté
définit le type américain, c'est-à-dire « l'homo
americanicus ». Dès lors le citoyen américain se
présente sociologiquement comme la personnification de la Constitution
ou plus exactement comme la « substantialisation » des principes
constitutionnels qui le définissent. Bref, il est l'incarnation de ces
principes en chair et en os ; ce qui exclut probablement la moralité de
la conception américaine de la citoyenneté.
Il ne faut pas ignorer que le statut économique, de
propriétaire et de non-propriétaire (de dépendants
économiques) qui définit en premier chef la
citoyenneté n'est que l'arbre qui cache la forêt de la
diversité sociale par rapport à laquelle se conçoit
également la citoyenneté. Celleci se fondait autant sur la race
que le genre puisque les Noirs et les femmes en étaient exclus. «
Pour eux (les Américains), dit en effet Judith Skhlar,
c'est la dépendance économique, la race, le sexe
(c'est-à-dire les conditions socialement ou
héréditairement acquises) qui pouvaient empêcher un
être humain ou un groupe humain d'accéder à la
citoyenneté.61 »
Toutefois, il faut ne faut pas oublier que la conception du
modèle américain de la citoyenneté n'est qu'une
construction conçue dès l'institution de la Constitution des
Etats-Unis et correspondant à une science politique datée. Elle
connaît, bien entendu, des changements déterminés par des
amendements qui, en modifiant la Constitution, change du même coup le
modèle de la citoyenneté et les attributs s'y afférant.
Nous avons préféré différer cela dans la partie
subséquente (dans la seconde partie) consacrée au tournant
éthique de la démocratie américaine.
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