3. De la construction de la démocratie
française
Aussi bien la démocratie américaine, la
démocratie française s'est construite, elle aussi, sur fond d'un
processus historique et intellectuel qui la singularise. Elle est issue d'une
Révolution, celle de 1789, dont le but immédiat n'était
sans aucun pareil avec celui de la Révolution américaine : tandis
que celle-ci fut, comme nous l'avons montré plus haut, un combat pour la
liberté, celle-là fut, par contre, une lutte pour
l'égalité.
61 2 Judith Skhlar, La citoyenneté américaine,
Paris, Calmann-Lévy, 1991, p.
15
La société française d'Ancien
Régime était fondée sur une hiérarchisation sociale
qui générait des inégalités
légitimées, politiquement, par le pouvoir absolu du roi. La
Révolution de 1789 qui s'était nourrie des idées des
Lumières s'engagea à se défaire du pouvoir royal, d'une
part et à contester les fondements de l'inégalité qui
s'étaient établis parmi les hommes, d'autre part.
Cette lutte pour l'égalité, en sapant en
profondeur les rapports d'inégalité qui s'étaient
institués dans la société, inaugure autant une nouvelle
conception de l'homme et de l'être-ensemble qu'une nouvelle conception de
la politique. La forme républicaine de gouvernement se substitue ainsi
à la monarchie absolue du droit divin en instituant des valeurs
politiques et anthropiques qui rompent radicalement avec celles qui
étaient à l'oeuvre dans l'Ancien Régime.
3.1 La Révolution de 1789 ou la lutte pour la
l'égalité
La Révolution française de 1789 est «
la date de naissance, l'année zéro du monde nouveau, fondé
sur l'égalité.62 » Dès lors, elle se
constitue pour la France comme le lieu, à la fois politique et social,
qui sépare l'ordre politique et social de l'Ancien Régime de ceux
de la France contemporaine. Le nouveau ordre socio-politique de la France
inauguré par la Révolution ne nous sera intelligible si nous
n'arrivons pas à dire ce qu'il a été un siècle
auparavant, pour paraphraser Tocqueville.
62 François Furet, Penser la Révolution
française, Paris, Gallimard, 1978, p. 14
L'ordre social et politique de la France d'Ancien
Régime était fondé sur une hiérarchisation
socio-politique qui servait aussi bien à la reproduction de la
société qu'à sa stabilisation. Les différents
ordres qui constituaient la société à savoir le
clergé, la noblesse et le Tiers-état détenaient chacun une
logique d'organisation et de structuration internes qui les
spécifiaient, quoiqu'ils se subordonnassent tous au pouvoir absolu du
roi. Celui-ci n'était tel que parce que la naturalisation de la
stratification sociale sécrétait une hiérarchie
inégale fondée sur le principe de l'inégalité des
droits et des conditions et qui, en devenant de plus en plus prononcée,
le renforçait inversement. La dégénérescence
politique de la noblesse consolida sans doute l'absolutisme du pouvoir royal et
l'avènement du Tiers-état.
Au XVII ième siècle, la cour de
Versailles était le lieu où se déployait toute la vie
politique française : l'aristocratie et la noblesse qui
fréquentaient cette cour étaient investies chacune de
privilèges qui définissaient et limitaient leurs pouvoirs. La
noblesse en général et guerrière en particulier qui
détenaient autrefois le pouvoir le plus important connut un
déclin en cessant « de prendre part au détail du
gouvernement.63 » C'est cette perte de prestige politique
qui obligea la grande noblesse d'aller se retirer à Paris et à la
cour « seuls lieux qui pussent encore servir de théâtre
à leur grandeur.64» Ce retrait de la noblesse ne
favorisait plus de contact entre elle et le peuple. Celui-ci nourrissait par
conséquent des sentiments de haine et de frustration à l'encontre
de celle-là en ce qu'il pensait que certaines mesures impopulaires
telles l'augmentation de plus en plus croissante des impôts
étaient sans doute son oeuvre. L'écart
63 Alexis de Tocqueville, L'Ancien Régime et la
Révolution, Paris, Gallimard, 1952, p. 39
qui se creusa entre la noblesse et le peuple profita alors
à l'ordre aristocratique lequel, ne se suffisant pas seulement d'une vie
oisive et esseulée à la cour, infiltra la vie quotidienne des
pauvres. Ce qui augmenta davantage son pouvoir et endigue la frustration
populaire.
La catégorie d' « ami/ennemi »
théorisée par Carl Schmitt structurait, nous le voyons,
toute la vie politique de l'Ancien Régime. De concert avec l'action des
légistes, lesquels pourvoyaient une légalité à la
force royale, et de la centralisation de l'activité politique à
Paris, elle amoindrissait la puissance de la noblesse et, relativement, celle
de l'aristocratie au profit de celle du roi : celui-ci devint dés lors
un concentrée de pouvoir dont la portée fut sans bornes.
La lutte pour l'égalité s'insère dans la
logique de contestation du pouvoir royal et des inégalités que
secrétait la structure hiérarchique du social. Cette lutte pour
l'égalité trouva sa condition de possibilité avec la
naissance du Tiers-état à l'intérieur duquel se trouvait
une partie de la population, la classe moyenne d'abord, qui a acquis de la
puissance par le médium de l'argent lequel devint un privilège
pourvoyeur de marqueur social quasiment au même rang que le
privilège que donnait la naissance dans l'ordre aristocratique. Le
Tiers-état « se composait aussi d'éléments qui
naturellement leur étaient étrangers. Le commerçant le
plus riche, le banquier le plus opulent, l'industriel le plus habile, l'homme
de lettres, le savant pouvaient faire partie du tiers aussi bien que le petit
fermier, le boutiquier des villes, et le paysan qui cultivait le pays. En fait,
tout homme qui n'était ni prêtre ni noble faisait partie du
tiers
64 ibid.
état : il y avait dans le tiers des riches et des
pauvres, des ignorants et des hommes éclairés.65
»
Le Tiers-état, comme il se laisse voir dans le passage
cidessus, n'était pas un ordre au contenu homogène puisqu'il est
composé des différentes ou diverses conditions propres à
la société. De sa partie aristocratique constituée par les
riches commerçants, il menaçait la noblesse, non pas par le seul
fait que les commerçants détenaient des propriétés
supérieures ou égales à celles de la noblesse, mais par le
fait qu'ils n'inspiraient aucun sentiment de répugnance au peuple et que
la confiance de celui-ci de même que son apport leur étaient
favorables.
Mais « la littérature [qui] était ainsi
devenue, comme dit Tocqueville, comme un terrain neutre sur lequel
s'était réfugiée
l'égalité66» rendra ténue l'hiatus
inégalitaire que généré la hiérarchie
sociale. Se côtoyaient sur ce lieu indifférent aux marqueurs
sociaux aussi bien la noblesse que le Tiers-état. Les Cafés, les
Salons et les Clubs qui tenaient lieux d'expression de l'activité
littéraire se constituaient en tant qu'espaces publics autonomes
où se débattaient, sans censure, tous les sujets67.
Les philosophes qui fréquentaient les Salons,
Cafés et Clubs scandaient sur fond de philosophie le thème de
l'égalité dans leurs débats. Pour eux,
l'inégalité que générait la
65 Ibid, p. 44
66 Ibid, p. 48
67 La notion d'espace public est entendue au sens habermassien
et est caractérisée par un ensemble de principes à savoir
a)la parité de participation, b) l'ouverture des questions, c) la
séparation de l'Etat et de la société. Nous ne nous
préoccupons pas ici des critiques marxistes ou féministes telles
que celles que Nancy Fraser a adressé à ces principes dans son
article « Repenser la sphère publique : une contribution
à la critique de la démocratie telle qu'elle existe
réellement » in Habermas and the Public
Sphere, sous la direction de Craig Calhoun, Cambridge, MIT
hiérarchie sociale n'était que pure fiction
réifiée dont chacun des ordres tenaient comme allant de soi. Ces
philosophes pensaient l'égalité dans son idée
générale, c'està-dire au regard du concept d'Homme et non
dans les catégories cloisonnées des ordres qui figuraient autant
d'humanités qu'il y a eu d'ordres. Ils tenaient leurs arguments de la
philosophie du droit naturel dont la liberté était la condition
de possibilité même de l'égalité : « chaque
homme, étant présumé avoir reçu de la nature les
lumières nécessaires pour se conduire, apporte en naissant un
droit égal et imprescriptible à vivre indépendant de ses
semblables, en tout ce qui n'a rapport qu'à lui-même, et à
régler comme il l'entend sa propre destinée.68 »
Ici il y a une consubstantialité entre les notions de
liberté et d'égalité dont fera écho le premier
article de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26
août 1789 : « tous les hommes naissent libres et égaux...
»
Les débats sur la liberté et sur
l'égalité n'étaient au début que des discussions de
salon qui préoccupées des personnes éclairées, mais
infiltreront plus tard l'esprit du peuple. Celui-ci, en agissant de concert
avec ces dernières, combattirent le pouvoir absolu du roi et
l'inégalité de condition. Ce qu'ils souhaitaient instituer alors
c'était une forme de gouvernement fondée sur les principes de
liberté et d'égalité à savoir une
République.
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