2.3 La liberté politique et la séparation des
pouvoirs
La démocratie représentative américaine
s'est établie après la ratification de la Constitution en 1787,
mais elle ne fut définitivement adoptée que le 21 juin 1788 quand
le « quorum nécessaire » de neuf Etats fut atteint
avec la ratification de l'Etat de New Hampshire.
Les Américains, en sauvant la Liberté de la
corruption dont elle fut l'objet dans le « Vieux Monde »,
l'intégraient dans leur système de gouvernement mixte tout en lui
donnant une nouvelle manière d'être. Ils la concevaient alors,
moins comme un attribut de la personne, qu'une manière d'être des
différents pouvoirs.
La République américaine était ( et
jusqu'à présent) divisée en trois pouvoirs :
l'exécutif, le judiciaire et le législatif. Ce dernier, à
son tour divisé en deux chambres : le sénat et le parlement qui
constituent le Congrès. Cette division avait pour avantage, selon les
Pères fondateurs, de protéger les droits du peuple. Sur ce sujet
Madison consulta « l'oracle toujours consulté et cité :
l'illustre Montesquieu.50 » qui est le premier à
avoir recommandé cet axiome politique inspiré par la Constitution
britannique. Il faut dire que les Américains cherchaient dans la
séparation des pouvoirs ainsi cités un équilibre dont le
but était de
50 Le Fédéraliste,
n° XLVII, p. 397
prévenir, sinon une corruption, du moins une
usurpation de la liberté par un des différents
départements. Ainsi, « lorsque l'une des trois composantes cherche
à usurper une partie de l'autorité, il bute contre la vigilance
des deux autres, qui l'empêcheront d'aller plus avant dans son entreprise
de telle sorte que la liberté du peuple sera préservée. En
accordant à chaque groupe composant la communauté une part de
l'autorité politique, la république laisse une place pour chaque
valeur51 » : la sagesse, la puissance et la liberté
populaire.
La séparation des pouvoirs n'est par ailleurs pas sans
communication, chacun constitue un frein ou contrepoids pour l'autre,
d'où s'en suit une balance. « Il faut évidemment, dit
Madison ou Hamilton, que chaque département ait une volonté
propre, et par conséquent soit organisé de manière que les
membres de chacun d'eux aient le moins d'influence possible sur la nomination
des membres des autres pouvoirs (...), il faudrait que toutes les nominations
à la magistrature exécutive suprême, aux fonctions
législatives et judiciaires eussent la même sorte
d'autorité, à savoir le peuple, et par des canaux n'ayant entre
eux aucune communication (...) il est également évident que les
membres de chaque département doivent être aussi peu
dépendants que possible de ceux des autres quant aux émoluments
attachés à leurs fonctions.52 »
Toutefois le peuple reste dépositaire de la
souveraineté, laquelle recouvre, somme toute, un type de
souveraineté que Denis Lacorne appelle « composite »
« englobant tout à la fois les instances de pouvoir nationales et
provinciales, le gouvernement fédéral et les gouvernements des
Etats fédérés.53 »
51 Laurent Bouvet et Thierry Chopin, op. cit., p. 30
52 Le Fédéraliste,
n° LI, p. 429
53 Denis Lacorne, L'invention de la république, le
modèle américain, Paris, Hachette, 1991, p. 118
Sur ce point qu'est la séparation des pouvoirs il faut
bien remarquer un moment que nous appelons machiavélien, pour reprendre
les termes de Laurent Bouvet et Thierry Chopin et dont Madison, dans Le
Fédéraliste n° X, s'est beaucoup inspiré sur le sujet
des factions. Machiavel54, comme le fera plus tard Proudhon, inscrit
ses analyses politiques dans une perspective plutôt sociologique que
philosophique.
Machiavel considère la société comme
composée d'intérêts opposés ou de «
désirs » ; en cela, il introduit une rupture par rapport aux
conceptions républicaines traditionnelles qui « condamnent avec
force la division et la discorde, estimées incompatibles avec
l'idéal moniste d'un bien commun qui serait placé au-dessus des
intérêts divergents et particuliers à chaque
groupe.55 » Ici la liberté devient plus «
réelle » puisqu'elle procède d'un vécu et non
d'un a posteriori philosophique qui la tient comme existante du seul fait
qu'elle est énoncée ou inscrite dans les principes de
gouvernement. Elle procède d'un conflit d'intérêts, qui est
un mal nécessaire, n'étant pas une atteinte à la
liberté, mais la condition même de son existence.
L'intégration de ce moment machiavélien dans la
Constitution américaine par les Pères fondateurs
n'est pas sans soulever des réactions d'opposition de la part des
antifédéralistes . Ceux-ci estimaient que « le bien
public est toujours oublié dans les conflits des partis rivaux ; que les
questions sont trop souvent décidées, non pas dans les
règles de la justice et des droits de la minorité, mais par la
force supérieure d'une majorité intéressée et
oppressive.56 » Madison
54 Du moins dans la quatrième chapitre du premier livre
des Discours sur la Première Décade de
Tite-Live.
55 Laurent Bouvet et Thierry Chopin, op. cit., p. 32
56 Le Fédéraliste n° X, p.
66
naturalise la faction en ce qu'elle l'inscrit dans la nature
même de l'homme, se traduisant par une nécessité
conflictuelle entre la raison et les passions ; ce qui fait qu'il ne peut pas y
avoir « une uniformité d'intérêts »,
pour reprendre les propos de ce dernier, du fait de
l'incommensurabilité des passions humaines, car « de la
protection des facultés différentes et inégales pour
l'acquisition de la propriété (premier objet du gouvernement),
résulte immédiatement l'inégalité dans
l'étendue et la nature des propriétés ; et de leur
influence sur les sentiments et les opinions des propriétaires
respectifs, résulte la division de la société en
intérêts différents et en partis
différents.57 »
Le but principal du gouvernement américain consiste
alors, comme le rappelle bien Madison, à réglementer l'opposition
des divers intérêts : celui de l'agriculture, des manufactures, du
commerce, des capitalistes etc. La réglementation des factions, dont le
but est de préserver l'intérêt public, se fait dès
lors, aussi bien par une harmonisation des différents
intérêts par les législations, que par une reconnaissance
mutuelle de leur part, c'est-à-dire un respect réciproque. Ceci
conduit, somme toute, à « les faire tous contribuer au bien
public.58 »
Cette solution ainsi proposée par les Pères
fondateurs consistait cependant, moins à faire disparaître les
causes des factions, ce qui est d'autant plus impossible que les
intérêts sont consubstantiels à la nature humaine, car
appartenant à la partie désirante de l'homme (le thymos), mais
à corriger leurs effets. C'est en ceci que consistait, nous semble-t-il,
la conception de la liberté des Fondateurs.
57 Ibid, pp. 68-69
58 Ibid, p. 71
|