2.2 La convention de Philadelphie de 1787 ou l'institution
officielle de la Constitution fédérale des
Etats-Unis
d'Amérique
Après une lutte farouche contre la mère-patrie, les
Etats américains commencèrent à gagner leur reconnaissance
au plan
30 Gordon Wood, op. cit., p. 733
international, consacrée, pour la première fois,
par les traités de Paris de septembre 1783. Mais ces Etats
n'étaient pas sans connaître des insuffisances sur le plan
intérieur dont d'éminentes personnalités de la vie
politique américaine ont eu conscience : « impuissance et
paralysie sur le plan politique, instabilité et faiblesse dans le
domaine commercial, (...) dont le point culminant prend la forme de la
révolte des paysans, conduite par Daniel Shays dans les années
1786-1787.31 »
Cette conscience de l'insuffisance de la
Confédération « conduit, comme le montre Laurent Bouvet
et Thierry Chopin, sous l'impulsion de Hamilton, au rendez-vous de
Philadelphie32 ». Cette assemblée qui s'est tenue
de mai à septembre 1787 regroupait les représentants de chacun
des Etats33 de l'Amérique en vue de rédiger un projet
de constitution fédérale, dont l'adoption nécessitait
l'accord d'au moins neuf Etats sur les treize.
Pour convaincre les Etats à ratifier ce projet,
Alexandre Hamilton, Georges Madison et John Jay publient dans les journaux de
l'Etat de New York une compilation de textes connus sous le nom de
Federalist Papers34 dont l'enjeu théorique
était de « justifier la création d'une
fédération conforme aux exigences républicaines de
l'intérêt général et du bien commun.35
»
Selon les Pères fondateurs, autre nom des auteurs du
Fédéraliste, qui prolongèrent les idées des whigs
radicaux, la
31 Laurent Bouvet et Thierry Chopin, Le
Fédéraliste, La Démocratie
apprivoisée, Michalon, 1997, p. 9
32 Ibid, p. 10
33 sauf le Rhode Island
34 Le Fédéraliste en français
35 Laurent Bouvet et Thierry Chopin, op. cit., p. 11
République est la meilleure des formes de gouvernement
et les Etats-Unis, s'ils veulent être et rester une
fédération libre et stable, doivent instituer cette forme de
gouvernement. Ils considéraient les Etats-Unis comme un Nouveau Monde,
un désert au sens nietzschéen du terme, qu'ils doivent construire
et y accueillir la Liberté qui « était en train de fuir
l'ensemble du Vieux Monde et cherchait asile à l'Ouest.36
»
Mais les Pères fondateurs ont estimé
nécessaire de concilier certains principes de la République et de
la démocratie dans le but de garder de chacun d'eux ce qu'ils y trouvent
de meilleur et d'y loger la Liberté : le principe aristocratique du
premier (l'Un) et le principe populaire du second (le multiple). « Le
Fédéraliste est ainsi amené à redéfinir et
à préciser les idées de république et de
démocratie qui s'étaient peu à peu confondues depuis
l'Antiquité.37 » Pour ce faire ils revisitent les
grandes théories politiques du passé : Platon, Aristote,
Machiavel, Rousseau, Montesquieu, Locke etc. ainsi que les formes de
gouvernement républicain qui ont eu à exister autrefois,
notamment celui de Rome. L'exemple de la République romaine marqua plus
les Pères fondateurs parce qu'il y a eu une littérature
très abondante de la postérité sur les causes de la
dégénérescence de cette ancienne République. Ceci
était important pour eux dans la mesure où, fidèles
à ce principe de la physique du XVIIII7ME Siècle
inscrit dans ce que l'histoire des sciences appelle le paradigme
galiléo-newtonien, à savoir : les mêmes causes produisent
les mêmes effets, ils transposèrent alors ce principe dans le
monde politique et moral afin de se prémunir des causes qui, autrefois,
ont profité Rome au déclin. « L'histoire de
l'Antiquité devient ainsi une sorte de laboratoire où l'autopsie
des républiques
36 Gordon Wood, op. Cit., p. 77
37 Laurent Bouvet et Thierry Chopin, op. cit., p.11
défuntes doit aboutir à une science de la
maladie et de la santé sociales38 ».
Pour les Anciens, notamment chez Platon, la démocratie
est un régime instable, « bigarré39 »
qui, « en instaurant le règne de la volonté
populaire, (...) autorise la masse du peuple à se conduire à sa
guise, sans qu'aucune limite ne puisse borner son action40 »,
autrement dit elle mène la Cité à l'anarchie
où s'institue de façon informelle un «
(débordement) de liberté et de franc-parler (et la)
licence de faire ce qu'on veut41 ». La démocratie
permet ainsi le règne des passions individuelles ou idiosyncrasiques, le
règne de l'opinion sur la connaissance, d'où, selon Platon, son
instabilité, engendrée par les transports passionnels et l'esprit
de concurrence du démos ( le peuple). Bref, l'intérêt
particulier prime sur le bien commun.
La République se présente au contraire comme le
régime qui garantit la stabilité et qui promeut «
l'intérêt général et la défense du bien
commun, qui sont au coeur de l'idée républicaine.42
» Elle n'est pas une forme de gouvernement qui présente une
caractéristique dont sont dépourvues totalement les autres. Sa
supériorité ou son originalité « tient en ce
qu'(elle) combine, au sein d'un système mixte, le principe
aristocratique de la sagesse, le principe monarchique de la puissance, et le
principe démocratique de la liberté populaire.43
», qui plus est, la soumission de la communauté politique
à des lois ou une Constitution. La République
38 Ibid, p. 87
39 Dans le Livre VIII de la
République, Platon dit de la démocratie
qu'elle est « comme un vêtement bigarré qui offre toute
la variété des couleurs, offrant toute la variété
des caractères (...), beaucoup de gens, pareils aux enfants et aux
femmes qui admirent les bigarrures, décideront-ils qu'il est le plus
beau »
40 Laurent Bouvet et Thierry Chopin, op. cit., p. 16
41 Platon La République, VIII,
557b, Garnier Flammarion, 1966
42 Laurent Bouvet et Thierry Chopin, op. cit., p.19
demeure ainsi une tentative de résoudre la tension qui
existe politiquement entre l'Un et le multiple, la minorité et la
majorité.
Pour les Pères fondateurs, qui se sont
imprégnés de ces théories politiques classiques, c'est le
gouvernement mixte qui convient le plus au Nouveau Monde. C'est pourquoi, dans
l'élaboration de leur Constitution, ce système de gouvernement
fut à la fois le référentiel et l'idéal. Mais le
Nouveau Monde présente des caractéristiques telles qu'il a fallu
aux Pères fondateurs ou Constituants d'introduire trois «
nouveautés », pour reprendre Esmein44, qui singularisent
la République américaine.
La première nouveauté, c'était l'Etat
fédératif, car « plusieurs Etats souverains et
indépendants s'unissaient pour former une nation, sans perdre vraiment
leur souveraineté fondamentale, mais en perdant ceux des attributs de
cette souveraineté dont l'exercice était transporté
à l'autorité fédérale ; - et le pouvoir
fédéral, qui représentait la nation tout entière,
dans la mesure de ses attributions, avait directement empire et action sur tous
les citoyens des Etats particuliers.45 » Les Pères
fondateurs envisageaient ici une République fédérative qui
dépassaient de loin les préoccupations des philosophes tels que
Montesquieu et Rousseau, lesquels envisageaient la République dans une
perspective purement confédérative. John Jay évoque des
raisons physiques ou géographiques, culturelles et linguistiques pour
montrer la nécessité d'une union entre les différents
Etats américains : « ce pays et ce peuple paraissent avoir
été faits l'un pour l'autre, et la Providence semble avoir voulu
empêcher qu'un héritage si visiblement
43 Ibid, p. 21
44 Dans sa préface du Le
Fédéraliste, V. Giard & E. Brière,
Paris, 1902
destiné à un peuple de frères,
pût jamais être divisé en souverainetés
isolées, envieuses, étrangères les unes aux
autres.46 »
La seconde nouveauté, « c'était une
république avec un Président.47 » Esmein
pense que cette « nouveauté » est « une
réplique du roi d'Angleterre » , mais Le
Fédéraliste n° LXIX qui est très
explicite là-dessus montre que c'en est pas une si l'on tient bien en
compte les principes démocratiques d'élection et de rotation
régulière du pouvoir : « le président des
Etats-Unis doit être élu pour quatre ans ; et il est
rééligible aussi souvent que le peuple des Etats-Unis le croira
digne de sa confiance. Dans ces conditions, il y a une différence
complète entre lui et le roi de la Grande-Bretagne, monarque
héréditaire, qui possède la Couronne comme un patrimoine
transmissible à ses héritiers à
perpétuité48 »
La troisième nouveauté, « c'était
l'organisation du
pouvoir judiciaire. La justice fédérale
devait avant tout servir de freins aux Etats particuliers ou d'arbitre entre
eux (...) dès lors, elle se présentait aussi comme devant
être juge de la constitutionnalité des lois, quand elle serait
saisie d'un litige et que celles-ci y seraient invoquées.49
» La justice fédérale, par un mouvement pyramidal qui
partirait du bas au faîte, transcende les Constitutions de chacun des
Etats et se pose comme une morale commune les obligeant tous. La justice
fédérale jouant aussi la fonction d'interprète de la ou
des Constitution(s).
45 Ibid, pp. x-xi
46 Le Fédéraliste, n° II, sous la
direction de Max Bouchard et Gaston Jèze,
V. Giard & E. Brière, Paris, 1902,
47 Ibid, p. xxi
48 Ibid, n° LXIX , pp. 571-572
49 Ibid, p. xix
Les Pères fondateurs donnent le nom de
Démocratie représentative à cette nouvelle forme de
gouvernement qu'ils instituaient en 1787 lors de la convention de Philadelphie
dont la source du pouvoir est populaire comme le déclare son
préambule.33
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