2. De la construction de la démocratie
américaine
La démocratie américaine s'est construite
à travers un processus qui lui donne plutôt sa
spécificité que sa forme substantielle, c'est-à-dire
achevée. Elle est née à la suite d'une double
Révolution, de révolte et de Fondation dont le but était,
d'une part, de se libérer de la tutelle de la couronne anglaise et,
d'autre part, d'instituer une forme de gouvernement stable et libre. C'est
autour du principe fondamental de liberté que les Américains ont
réussi à informer une République qu'ils ont appelé
démocratie représentative.
La création de la démocratie américaine
n'est pas tirée ex nihilo, elle participe d'une
idéologie dont le jus naturalisme (le droit naturel), les
idées des whigs radicaux, les théories politiques de Plutarque,
Cicéron, Tite-Live, Machiavel, Rousseau, Montesquieu, Hume, Locke,
Smith, Hutcheson, la philosophie des Lumières, les formes de
gouvernement des Cités grecques, de Rome, de Florence, de Sparte et de
la
Monarchie anglaise etc. constituaient le
concentrée
référentiel. Cette démocratie, il faut le
dire, n'a pas fait usage, dans sa fondation, de toutes ces idées et
institutions gouvernementales classiques, mais elle a opéré des
choix qui consistaient à prendre d'elles les points positifs pouvant
s'accorder avec la forme de gouvernement que ce que l'on appelle
communément les pères fondateurs avaient voulu instituer.
En cela, cette démocratie demeure à la fois
inductive et élective dans la mesure où, d'un côté,
l'idéologie qui la porte est issue de théories politiques
classiques et modernes que les Pères fondateurs essayaient de mettre en
pratique et, de l'autre, le fait que ces derniers s'étaient
employés à surmonter les maux tels que la corruption, la tyrannie
et le complot qui ont eu, sinon à menacer, du moins à
dévoyer certains régimes politiques d'autrefois.
La démocratie américaine connaît cependant
sa forme officielle en 1787 avec l'institution d'une constitution
fédérale dans l'Etat de Philadelphie, grâce à
l'action de ce que l'on appelle communément les
fédéralistes : Madison, Hamilton et Jay.
2.1 La Déclaration d'indépendance de 1776 ou
la rupture avec la couronne
La Déclaration d'indépendance des Etats-Unis du
4 juillet 1776 dont Thomas Jefferson est l'auteur marque le début de
l'indépendance des colonies américaines ou sa libération
vis-à-vis du pouvoir de la couronne anglaise jugée trop
aliénant. Même si cette volonté de libération est
dictée dans son ensemble par la pure raison calculatrice, comme
beaucoup, tel que Gordon Wood, sont portés à l'affirmer, il faut
quand même
pouvoir distinguer dans la Révolution américaine
deux moments qui ne présentent pas une linéarité sans
heurts, à savoir le moment correspondant à la volonté de
rompre avec l'ordre ancien, sanctionnée par la Déclaration
d'indépendance et celui se rapportant à la résolution
d'instaurer un ordre politique nouveau de la convention dite de Philadelphie.
L'action du premier s'inscrit, avant tout, dans la logique d'un engagement
consistant à se débarrasser du pouvoir très oppressif de
l'Angleterre. C'est pourquoi ce moment constitue, nous semblet-il, le moment
révolutionnaire, au sens d'insurrection, de la Révolution
américaine quand même bien il reste politique.
Face au joug de la couronne, les Américains aspiraient
à plus de liberté et de bonheur dont l'expérience
résulte en grande partie d'une déception que causait, non pas la
monarchie en elle-même, mais le parlement anglais.
Les séries de révoltes et de guerres qui
occasionnèrent la rupture entre les Anglais et les Américains
tinssent sans doute leur cause de l'institution du droit de timbre aux colonies
par le parlement britannique. L'institution de ce droit fut dictée
probablement par le manque d'argent de la Grande-Bretagne, laquelle sortait
épuisée de la guerre de Sept ans et voyait sa dette
augmentait.
Cette mesure dont le Premier ministre Grenville fut l'auteur
fut une « innovation », pour reprendre Robert LacourGayet,
car « jusque-là, chaque colonie décidait par
elle-même de sa fiscalité. Un vote de l'Assemblée et une
signature du gouverneur suffisaient pour qu'une taxe entrât en
vigueur.19 » Le droit de timbre provoqua des
mécontentements d'autant plus que certaines colonies telles que New York
et le Massachusetts avaient alors adopté des droits semblables. Les
colonies
19 Robert Lacour-Gayet, Histoire des
Etats-Unis, Fayard, 1976, p. 137
refusèrent alors de s'acquitter de ce droit, soutenant
qu'elles ne payeraient que les impôts votés par ses
représentants. Du côté de la Grande-Bretagne, on soutenait
que le parlement est souverain et que, « où qu'ils se trouvent,
les sujets de Sa Majesté lui doivent obéissance. Si
l'Amérique n'a pas jusqu'à ce jour été
taxée, c'est uniquement parce qu'elle n'avait pas atteint sa
maturité... 20»
Les Américains ne tardèrent pas à se
soulever pour s'opposer aux décisions du parlement de la
mère-patrie ; ils prenaient alors cet appel à l'opposition comme
un devoir de tout Américain. Ce soulèvement avait des proportions
plus ou moins grandes selon les colonies. C'est en Virginie et en
Nouvelle-Angleterre, et, plus tard, dans le Massachusetts que l'opposition est
plus marquée. Les groupes de combattants se formèrent sous
l'instigation de propagandistes tels que Samuel Adams qui recrute ses
fidèles « dans les tavernes, les endoctrine, les
enrégimente.21 » Mais à ces groupes, se
joignirent également « des citoyens mus par
leur
conscience22 ». Ces «
soldats » s'appelaient « sons of liberty »,
autrement dit « Fils de la Liberté », mais du
côté de la Grande-Bretagne, on les considère comme des
insurgés d'où le nom de « rebelles »
employé alors pour les désigner.
Les Fils de la Liberté se livraient à des
exactions qui n'épargnaient aucun symbole ou représentant du
parlement britannique : « les percepteurs du droit de timbre sont
pendus en effigie, leurs habitations brûlées [et ainsi] tous
finissent par démissionner23 » et les marchandises
de la métropole firent, à leur tour, boycottées par les
colonies de
20 Ibid, p. 138
21 Ibid, p. 140
22 Ibid, p. 140
23 Ibid, p. 140
Boston, Philadelphie et de New York24. A ce
soulèvement populaire armé qui contestait sans réserve la
souveraineté de la Grande-Bretagne s'ajoutait du même coup une
guerre de plume, pour reprendre le terme de Gayet, à laquelle se
livraient des intellectuels tels que Dickinson avec sa publication dans la
Pennsylvania Chronicle de quatorze articles intitulés :
« Lettres d'un agriculteur de Pennsylvanie aux habitants des colonies
britanniques » qui avaient pour but de montrer l'impossibilité
ou l'incompétence du Parlement à instituer le droit de timbre.
L'épisode de la destruction du thé du 16
décembre 1773 à Boston, dirigé par Samuel Adams envenima
la tension entre les Américains et les Anglais. Les Fils de la
liberté, décidant de ne pas payer, entre autres droits, celui
d'accostage des bateaux, tombèrent sur le refus du gouverneur. Ainsi,
« deux cents des fidèles [de Adams], déguisés en
Indiens, montèrent à bord. Trois cent quarante-deux caisses,
d'une valeur de douze mille livres sterling, furent [alors] jetés par
dessusbord.25 »
Le roi de la mère-patrie George III, ne pouvant plus
contenir son amertume, écrivit à son nouveau ministre Lord North
: « les colonies doivent maintenant se soumettre ou
triompher.26 » A cela s'ajoutèrent des mesures de
vengeances contre Boston (et qui visaient par-là même toutes les
autres colonies) dont la destruction clamée et soutenue par certains
membres de l'Assemblée, « dès le 25 mars [ 1773], la
fermeture du port de Boston (sauf pour la nourriture et les matériaux de
chauffage) fut décidée jusqu'à ce que la Compagnie et
la
24 Il faut noter que l'arme du boycottage faisait voir ses
effets, car il y a eu, au fil des années, une chute considérable
des ventes de la Grande-Bretagne : en 1768, la Grande-Bretagne vendait aux
colonies 2.107000 livres de marchandises ; en 1769, 1.310000.
25 Gayet, op. cit., p. 149
26 Ibid, p. 149
douane fussent compensées pour leurs pertes. Deux
mois plus tard, d'autres mesures de répression suivirent : transfert en
Angleterre de certains procès, suppression de l'élection des
membres du conseil, nomination de juges par le gouverneur, interdiction de
réunir plus d'un town-meeting par an, à moins d'une autorisation
spéciale.27 »
Les intellectuels, au rang desquels se trouvaient
Washington, Samuel Adams et Jefferson, orientèrent
leurs actions dans une perspective plus pratique afin de mettre fin à la
dérive tyrannique de la Couronne. Le 5 septembre 1774, eut lieu le
premier Congrès continental qui regroupa cinquante-six
représentants de douze colonies (sauf la Georgie qui s'était
abstenue). Ceux-ci n'étaient pas unanimes dans leurs revendications,
autrement dit, ils ne partageaient pas une idéologie commune les
rassemblant. Il y avait, d'une part, les modérés dont Joseph
Galloway qui tentèrent de dulcifier les passions et, d'autre part, les
extrémistes, parmi lesquels figuraient les frères Samuel et John
Adams, Patrick Henry, Richard Henry Lee. Ces derniers arrivèrent
toutefois à dominer le congrès et inspirèrent, grâce
aux idées de John Adams, la Déclaration des Droits que
l'Assemblée adopta le 15 octobre. Celle-ci soutenait que les hommes ont
droit à la vie, à la liberté, à la
propriété et qu'ils n'ont jamais cédé à un
souverain le pouvoir de disposer sans leur consentement de l'un quelconque de
ces biens.
Les droits ainsi invoqués se fondaient sur les
idées des théoriciens du droit des Gens tels que Pufendorf,
Vattel et Grotius et des lois de la nature de la mécanique
cartésienne. Analogiquement à cette dernière les
Américains estimaient que « les actions humaines et les
affaires humaines obéissaient à
27 Ibid, p. 150
des lois aussi régulières et aussi uniformes
que les autres évènements, et que les lois de la mécanique
s'appliquaient aussi bien à la politique qu'à la
philosophie28 » ; aux premiers, Pufendorf et consort, ils
empruntaient la théorie selon laquelle Dieu a doté à tous
les hommes des droits fondamentaux inaliénables. En cela, les
Américains inaugurèrent une nouvelle compréhension de la
politique, autrement dit une nouvelle science politique : il y a une «
humanisation de la Providence », pour reprendre le terme de Gordon
Wood, Dieu n'est pas ( et n'est désormais plus) l'auteur et le
responsable de l'action humaine. Les hommes sont au contraire les propres
auteurs et responsables de leurs actions, si bien qu'ils sont les seuls
habilités à instituer aussi bien le gouvernement qui leur
convient qu'à répondre à des atteintes dont ils sont
l'objet.
Cette dernière idée influença de beaucoup
les Américains, lesquels firent doter les entités politiques
quasiment des mêmes droits que les humains. Ainsi la rupture avec la
Couronne, qui fut un combat pour une reconnaissance29, fut-elle
consommée avec l'invocation des droits naturels (aussi bien pour les
hommes que pour les Etats) dans le texte signant l'indépendance des
Etats-Unis du 4 juillet 1776 : La Déclaration
d'Indépendance. Celle-ci, sous la plume de Thomas Jefferson,
déclare que « lorsque dans le cours des
évènements humains, il devient nécessaire pour un peuple
de dissoudre les liens politiques qui l'ont attaché à un autre,
et de prendre,
28 Gordon Wood, La création de la République
américaine, Belin, 1991, p. 39
29 La lutte pour la liberté est celle pour « la
reconnaissance de soi » dont parle Francis Fukuyama dans La fin de
l'histoire et le dernier homme, Flammarion, 1992. la
colère qu'a fait naître les mesures parlementaires aux colonies
ont fait jaillir, de ces dernières, un sentiment de fierté. Les
Américains, en réaction, investissent alors l'homme et l'Etat
d'une dignité qui doit être conquise à travers un combat
dont l'égalité des droits donnée et garantie par Dieu fut
aussi bien le motif que la justification. L'aspiration à la
souveraineté et à l'autonomie naissent « en dernière
analyse du thymos, de cette partie de l'âme qui exige la reconnaissance.
» op. cit., p. 19
parmi les puissances de la terre, la place
séparée et égale à laquelle les lois de la nature
et du Dieu de la nature lui donnent droit, le respect dû à
l'opinion de l'humanité l'oblige à déclarer les causes qui
le déterminent à la séparation. Nous tenons, ajoute-t-il,
pour évidentes par elles-mêmes les vérités suivantes
: tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués
par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces
droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. Les
gouvernements sont établis parmi les hommes pour garantir ces droits, et
leur juste pouvoir émane du consentement des gouvernés. Toutes
les fois qu'une forme de gouvernement devient destructive de ce but, le peuple
a le droit de la changer ou de la l'abolir, et d'établir un nouveau
gouvernement, en le fondant sur les principes et en l'organisant en la forme
qui lui paraîtront les plus propres à lui donner la
sûreté et le bonheur.30 »
Ce premier moment de la Révolution américaine
qui marqua l'indépendance des colonies britanniques ne garantissait pas
alors une liberté intérieure, car il manquait les institutions
politiques qui devaient la garantir. Pour ce faire, les Américains
s'employèrent à dépasser la Confédération
par l'établissement d'une Fédération qui unirait toutes
les colonies. Ces hommes que l'on appelle les Fédéralistes vont
alors maculer leurs plumes pour que soient institués les Etats-Unis
d'Amérique.
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