1.1.2 L'égalité
Le second fondamental qui caractérise la
démocratie à savoir l'égalité ne s'insère
pas, contrairement à la liberté, dans une longue tradition
politique antérieure à l'avènement de la démocratie
moderne. Il faut dire que, même si celle-ci est un dépassement de
la démocratie athénienne du V ième
siècle av.J-C, sa forme moderne est structurée autour d'un
principe à la fois différent et original :
l'égalité.
La démocratie moderne est une réaction ou une
réponse à un ordre politique et social fondé sur le
principe hiérarchique. Celui-ci est propre aux régimes dits
aristocratiques, il range et classe les individus dans des structures sociales
et culturelles tenues comme allant se soi, autrement dit naturelles. «
Classer, en effet, consiste à opérer à la fois des
regroupements et des distinctions, autrement dit à introduire des
différences et des relations au sein d'une totalité confuse qui,
autrement, resterait « immaîtrisable » parce que rien n'y
serait discernable.14 » Nous ne sommes pas tentés
d'emprunter une posture ethnologique pour montrer quand et comment s'est
établi le classement dans les sociétés dites
aristocratiques, nous le considérons seulement dans sa factualité
symbolique et historique : en tant que les classes ont eu à exprimer une
manière d'être de la société.
Dans les sociétés hiérarchisées,
comme la France d'Ancien Régime, les individus sont rangés dans
des catégories sociales formant des cercles concentriques. Autour de la
structure fondamentale d'appartenance, la famille, gravitent des
allégeances de plus en plus vastes structurées, par exemple,
14 Jean Pouillon « appartenance et identité
» in Penser et classer, Fayard, 1982, p. 20
autour de l'activité « professionnelle », de
la descendance etc. Le cercle politique subsume, en les englobant, toutes les
autres sphères où s'expriment une relation hiérarchique,
en institutionnalisant une domination politique se manifestant par un rapport
légitimé entre des « inférieurs » et des «
supérieurs ». « Etre placé dans un rang signifie,
d'une part : être ?naturellement? attaché aux membres de son rang
par des liens de solidarité, et, d'autre part : être
?naturellement? et personnellement relié à des
supérieurs et des inférieurs.15 »
Cette perception d'une hiérarchie entre les individus
est tenue d'un bout à l'autre de la chaîne comme « naturelle
» dans la mesure où elle est légitimée par un pouvoir
royal absolu voulu par Dieu et, à posteriori, par une conception
éclatée de l'humanité. Une égalité
isotropique, c'est-à-dire d'aplomb, de l'homme s'avérait absurde,
elle se rapportait plutôt au respect, pour chacun des hommes, de son rang
et de sa classe.
Or, avec l'avènement de la démocratie aux
Etats-Unis et en France s'exprime une autre conception de
l'égalité qui rompt complètement avec celle qui avait eu
cours dans les sociétés dites hiérarchisées,
quoique leurs formes et expressions eussent pris des allures différentes
de part et d'autre de l'Atlantique. Tout de même, leur horizon reste
similaire : « l'égalité des conditions ».
L'égalité dont il s'agit dans la
démocratie est celle qui brise les maillons « naturels »
constituant autrefois la chaîne hiérarchique des êtres
humains afin de penser l'homme dans une relation
éthico-phénoménologique, d'une personne et
15 Robert Legros, op., cit, p. 41
(ou en face) d'une autre, qui tend à saisir l'essence de
l'homme, c'est-à-dire l'Homme.
Tout un attirail théorique est par ailleurs
mobilisé pour pourvoir chair et os à l'Homme conçu comme
l'architectonique de la démocratie : spécialement le droit des
gens, la Déclaration universelle des droits de l'homme et du citoyen de
la France du 26 août 1789 et la Déclaration universelle des droits
de l'homme du 10 décembre 1948.
L'homo democraticus est celui qui considère
les
différences sociales, économiques et de
naissance comme fortuites, ne relevant d'aucune nécessité
naturelle. Au delà de ces contingences différentielles gît
une égalité des conditions qui « est un principe qui
énonce que chaque être humain apporte, en naissant, un droit
égal à la liberté, c'est-à-dire, plus
précisément, un même droit de conquérir son
autonomie et son indépendance individuelle.16 »
L'égalité des conditions ne doit pas être confondue
avec l'égalité religieuse, politique et juridique, elle est
pré-politique, non conventionnelle et implique une égalité
des hommes en tant qu'hommes et non en tant que membres d'une famille, d'une
bourgeoisie ou d'une noblesse.
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