I/ Qu'est-ce que la démocratie ?
Vouloir définir la notion de démocratie est
l'une des entreprises les plus périlleuses à laquelle on puisse
se livrer. Cela tient sans doute à la polysémie de la notion qui
désigne trois choses à la fois : un état social ( Alexis
De Tocqueville), un régime ou une forme de gouvernement (Raymond Aron),
une valeur et une idéologie se drapant sous le manteau du
capitalisme.
Face à ces différentes innervations sous
lesquelles nous pouvons considérer la démocratie, nous ne pouvons
manquer d'être embarrassés si nous nous proposons la
démocratie comme objet d'étude. L'embarras se traduit en une
hésitation consistant à choisir ou une parmi les trois modes de
déclinaison de la démocratie ou toutes ensemble à la
fois.
A défaut de pouvoir considérer la
démocratie dans sa tridimensionnalité (sociale, politique et
idéologique), le moins que nous puissions faire consiste alors à
en privilégier une dimension tout en ne perdant pas de vue les autres.
Et ce, en nous aidant ou bien nous faisant guider par une méthode ayant
en vue les différentes déclinaisons de la démocratie, afin
que nous ne tombions pas dans un relativisme étroit.
Dans ce travail, nous n'allons pas nous contenter que d'une
définition institutionnelle de la démocratie comme beaucoup sont
portés à l'y réduire. L'existence d'institutions dites
démocratiques n'est pas une condition nécessaire et suffisante
pour qu'existe une démocratie, quand même bien elle
formes de communauté de valeurs autonomes.
demeure indispensable. Mais nous privilégions sa
dimension subjective et substantielle qui en est le critère fondamental
et à l'aune duquel nous pouvons juger d'une démocratie. En des
termes aristotéliciens, elle est le « ce sans quoi » on ne
peut dire d'une chose ce qu'elle est, autrement dit sa substance.
C'est ce fondamental qui constitue la charpente de toutes
démocraties même si elles peuvent pendre des formes
différentes les unes des autres, en raison des conjonctures historiques
propres à chaque Etat qui l'informent et de l'idéologie qui la
porte.
C'est ainsi que les démocraties américaine et
française diffèrent l'une de l'autre bien qu'elles reposent sur
les mêmes principes, au sens grec du terme à savoir :
l'anthropologie et ce que nous appelons ses fondamentaux. Leur(s)
différence(s) essentielle(s) est ou sont informée(s) par les
principes, du moins par les objectifs de chacune des Révolutions,
américaine et française, qui ont présidé à
l'avènement de ces deux démocraties respectives. La
Révolution américaine fut, comme le dit Hanna Arendt, politique
tandis que celle de la France fut plutôt sociale. Ces deux
Révolutions sont, pour la France et les Etats-Unis, le premier coup de
chiquenaude qui, à la fois, impulse la démocratisation ou le
processus démocratique et lui donne sa substance démocratique, y
compris sa singularité.
1. Définition théorique de la
démocratie
Par définition théorique nous n'entendons pas,
comme Aristote, « la formule qui exprime l'essence d'une chose
4»,
4 Aristote, Les Seconds
Analytiques, III , Paris, Vrin, 1966, 90b
car pour la démocratie il nous semble impossible de lui
donner une définition dense qui ramassera en une formule ou en un
concept son essence. Cela s'explique par sa polymorphie comme nous l'avons dit
plus haut.
Toutefois nous pouvons trouver un topos, c'est-à-dire
un champ commun dans lequel nous pouvons placer et considérer, sans les
confondre, les trois dimensions de la démocratie. Nous proposons de
privilégier la dimension culturelle dans la mesure où la
démocratie, vue sous ses différentes facettes, se présente
alors comme une interprétation du monde. Car s'il est vrai que toute
politique est une weltanschauung comme disent les Allemands,
c'est-à-dire une interprétation du monde, alors il y a
nécessairement une coïncidence entre idéologie et politique,
car toutes deux sont une compréhension du monde, d'où une
tautologie entre ces deux notions parce que désignant la même
chose.
S'il est vrai que toute politique dépend
nécessairement d'un politique, c'est-à-dire de la forme d'un
vivre-ensemble, la démocratie ou l'aristocratie par exemple, alors il
n'en demeure pas moins vrai que la forme de l'être-ensemble doit
forcément déterminer la politique qui doit aller avec.
Et enfin, s'il est vrai que toute forme de gouvernement ou de
politique est une compréhension du monde, alors la «
compréhension démocratique5 » du monde
suppose nécessairement un « caractère de l'homme qui lui
répond6 », d'où une « anthropologie
démocratique7 ».
5 Robert Legros, L'avènement de la
démocratie, Paris, Grasset et Fasquelle, 199, p. 15
6 Platon, La République, Paris,
Garnier Flammarion, 1966, 555b
7 Marcel Gauchet, La démocratie contre
elle-même, Paris, Gallimard, 2002, p.
xix
Dès lors, la définition de la démocratie
doit
nécessairement s'opérer par le truchement d'une
anthropologie et des valeurs fondamentales qu'elle exige et que, au demeurant,
nous appelons ses fondamentaux.
C'est la perception phénoménologique de
l'homo-
démocraticus par ces fondamentaux que nous
appelons définition théorique.
1.1 L'anthropologie démocratique.
Toutes formes de société, celle dite primitive,
sans Etat ainsi que celle qui s'incarne dans des formes de gouvernement dites
démocratiques et aristocratiques par exemple présupposent une
anthropologie, autrement dit un « type d'homme » qui leur correspond
respectivement, car tout caractère d'homme n'est pas compatible avec
toute forme de société.
Cette idée fait écho à une idée
multiséculaire qui remonte à Platon (dans le livre VIII de la
République) et plus récemment à
Rousseau quand il dit que pour savoir la forme de gouvernement qui correspond
le mieux à l'homme à l'Etat civil, il faut savoir ce qu'il a
été à l'état de nature. Le type d'homme que
Rousseau a en vue dans l'état civil est conçu de sorte que le
vivre-ensemble puisse avoir lieu, par opposition à l'état de
nature d'où il sort.
Le passage d'un état où la liberté
naturelle fut la seule loi à un état fondé sur la
volonté générale témoigne bien d'un changement
anthropologique, d'une conception nouvelle de l'homme. Ce passage, comme le dit
Rousseau, « produit dans
l'homme un changement très remarquable, en
substituant dans sa conduite la justice à l'instinct, et donnant
à ses actions la moralité qui leur manquait
auparavant.8 »
Le æwov itoAtttxov ( l'animal politique), selon le
langage
des Grecs, est déterminé chez Rousseau par des
principes moraux qui demeurent la condition de possibilité de la
formation du corps politique, à savoir l'aliénation des
libertés naturelles à la volonté générale et
les valeurs afférentes à cette fiction socio-politique que sont
la liberté et la propriété.
Cette idée de Platon gagne toutefois en universalisme
en ce qu'elle n'a pas été ignorée et par les
régimes dits totalitaires, libéraux, socialistes et communistes,
y compris les penseurs politiques tels que Rawls et Habermas qui ont
essayé tous les deux de proposer une théorie alternative de la
démocratie pour répondre au défit que posent aujourd'hui
les démocraties modernes à savoir le pluralisme moral,
philosophique et religieux.
Les régimes totalitaires supposent un genre d'homme
dépourvu de toutes libertés politiques susceptibles d'aller
à l'encontre des idées de la classe dirigeante ; les
régimes communistes, quant à eux, un genre d'homme dont les
idées coïncident indéfectiblement avec celles du parti,
tandis que l'homme qu'on rencontre dans les théories de la
démocratie délibérative de Habermas et de la
démocratie libérale de Rawls est celui qui dispose d'une raison
pratique procédurale.
La démocratie libérale qui est jusqu'aujourd'hui la
forme standard de toutes les démocraties existantes dans le monde
8 Jean Jacques Rousseau, Du contrat
social, Livre I, chapitre 4, Paris, 10/18, 1973, p. 77
n'a pas manqué, elle aussi, à cette exigence
anthropologique dès son avènement au XVIIIième
siècle. Le type d'homme qu'elle propose est en opposition radicale avec
celui qui était propre aux régimes monarchiques et
hiérarchiques de l'Ancien Régime.
L'homme de l'Ancien régime ou
pré-démocratique était caractérisé par ce
que Robert Legros appelle « un principe hiérarchique, un
principe d'hétéronomie et un principe de dépendance
communautaire 9», lesquels principes s'opposent
radicalement à ceux qui définissent l'homo democraticus.
Celui-ci se trouve caractérisé par les principes
d'égalité, de liberté et d'autonomie.
1.1.1 La liberté
La démocratie n'a pas attendu les temps modernes pour
exister même s'il est vrai que son contenu se modifie
suivant les conjonctures historiques. C'est pourquoi la liberté qui en
est un fondamental ne cesse d'évoluer, non pas dans le sens de
progrès, mais de transformation, en raison des environnements sociaux et
politiques.
La démocratie athénienne du
Vième siècle av.J-C reposait sur le principe de
liberté-participation qui a persisté jusque dans les
démocraties modernes et contemporaines, mais, à cette forme de
liberté originelle de la démocratie, s'ajoute d'autres tournures
informées par les configurations sociétales et, au-delà,
cosmologiques. La comparaison que fait Benjamin Constant entre la
liberté des Anciens et la liberté des Modernes peut nous servir
à saisir leurs différences respectives.
9 Robert Legros, op., cit, p. 34
La liberté des Anciens renvoyait à la
participation politique et demeurait un privilège accordé
exclusivement aux hommes libres ou plus précisément aux
citoyens.
Dans La politique, Aristote, fidèle à
sa théorie de la puissance et de l'acte à l'oeuvre dans sa
Physique et sa Métaphysique, distingue, d'une part, le
citoyen accompli et, d'autre part, le citoyen non encore réalisé
et dégénéré. Cette dernière catégorie
est composée, d'un côté, des enfants et, de l'autre, des
vieux, lesquels « ne sont que des surnuméraires, les uns
citoyens en espérance à cause de leur imperfection, les autres
citoyens rebutés à cause de leur
décrépitude.10 » « Ce qui constitue donc
proprement le citoyen, selon Aristote, sa qualité vraiment
caractéristique, c'est le droit de suffrage dans les Assemblées
et de participation à l'exercice de la puissance publique dans sa
patrie.11 »
Cette conception de la liberté participe d'une
cosmologie propre à la Grèce antique. Pour les Anciens, le monde
était un cosmos c'est-à-dire un tout fini (contenant l'ensemble
des lieux possibles), hiérarchisé (différence de
degré ontologique et non pas de nature entre un monde sublunaire
imparfait et un monde supralunaire parfait) et géocentré (les
planètes tournant autour de la terre. Ainsi les sociétés
grecques se concevaient-elles, au plan politique, comme pleinement
dépendant d'un ordre naturel dont elles devaient refléter et
exprimer l'ordre. Ici, il y a une coïncidence entre politique et
éthique, et l'homme accompli, au sens politique et non philosophique du
terme, est celui qui, s'étant libéré d'un rapport
utilitariste avec la nature, accédait à la dignité
politique par le médium de la participation. La liberté
10 Aristote, La politique, Livre II,
chapitre 4, Editions Gonthier, 1964, p.44
11 Ibid.,
équivalait alors à la participation, pour le
citoyen, aux affaires de la Cité.
Or, dans le monde moderne, où s'instaure un nouveau
paradigme politique lié à un nouveau rapport au
monde,
autrement dit une nouvelle cosmologie, s'élabore une
conception inédite de la liberté. La cosmologie
des Modernes est marquée par une ouverture du monde, le passage «
du monde clos à un univers infini » pour reprendre
le titre de l'ouvrage d'Alexandre Koyré. La modernité politique
ne peut, nous semble-t-il, nous être intelligible si nous ne faisons pas
un détour à la modernité scientifique dont la conception
mécanique du monde influence la perception de la liberté.
Dès le XVIIième siècle,
Descartes affirmait dans le Du monde, que la Nature
obéit à des lois que Dieu lui a imprimées, par
décret, depuis le commencement et les changements qu'elle connaît
ou connaîtrait se feront suivant les lois de la Nature garanties par Dieu
lui-même. Dans le chapitre VII du même ouvrage intitulé
« Des lois de la Nature de ce nouveau monde », il dit entendre par
celle-ci « la Matière même en tant que je la
considère avec toutes les qualités que je lui ai
attribuées comprises toutes ensemble, et sous cette condition que Dieu
continue de la conserver en la même façon qu'il l'a
créée12. » La liberté, selon le XVII
siècle, signifiait alors la soumission aux lois. Celles-ci
étaient nécessaires pour organiser ou rendre intelligible
l'infinitude de l'univers et en même temps soulager l'homme qui se
sentait insignifiant (comme un atome dit Pascal) par rapport à
l'infinitude du monde. C'est cette infinitude qui fait apercevoir à
l'homme son insignifiance et sa fragilité.
12 René Descartes, Discours de la
méthode, Paris, Garnier Flammarion, 1966, p. 228
N'était-ce pas par rapport à cela que Pascal disait
: « le silence éternel de ces espaces infinis
m'effraie13. »
La liberté, avec la Réforme protestante et le
mouvement janséniste, change de contenu grâce à une
éthique qui promouvait le culte du moi. Avec ces derniers, l'homme est
un sujet libre qui doit s'imposer soi-même à s'émanciper de
toute autorité extérieure et doit être sa propre
référence sur le plan moral. Ce moment correspond à celui
de la promotion de l'individualisme et de l'éthique par rapport à
la morale collective. Ici, la liberté correspond à l'autonomie et
est une « libération des entraves », comme le dit Alain Renaut
dans le Dictionnaire de philosophie politique dirigé par
Philippe Raynaud et Stéphane Rials, d'où une
libertéémancipation . Cette liberté n'est pas politique,
mais c'est une introspection, de l'intérieur de la conscience, dont
l'intimité du coeur reste l'espace dans lequel [et par lequel] les
hommes échappent à la contrainte extérieure et se sentir
libres. Cet espace intime du coeur échappe au pouvoir de
régulation et de domination du pouvoir politique
La liberté en tant que fondamental de la
démocratie peut renvoyer soit à la liberté-participation
soit à la libertésoumission soit à la
liberté-émancipation soit à toutes ensemble à la
fois. Une parmi elles (ou bien toutes trois) peut se constituer comme le
fondamental autour duquel est structurée une démocratie
particulière, mais leur contenu se modifie suivant les contingences
historiques qui président à sa construction.
13 Pascal, Pensées, Paris, Bordas,
1984, p. 82
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