3. La tendance communautarienne de la démocratie
française et le poids de la tradition
Il y a deux façons, pour un peuple, de se comporter
vis-à-vis de la tradition : en la critiquant si nécessaire ou
accepter ses principes tels quels. La démocratie française
contemporaine demeure très attachée, sur certains points,
à sa tradition républicaine. Bien qu'elle repose, comme quasiment
toutes les démocraties occidentales, sur le modèle
libéral, sa spécificité par rapport à la
démocratie américaine contemporaine est le fait qu'elle consacre
l'individu comme l'unité de base de sa forme libérale de la
démocratie.
Même si la démocratie française
d'aujourd'hui diffère sur beaucoup de points de celle des Etats-Unis,
nous constatons quand même une tendance qui l'incline vers une forme
communautaire de la démocratie quoiqu'elle ne demeure pas encore
institutionnalisée. Ce refus de reconnaître politiquement le
communautarisme pourrait être imputé à la
123 W. J. Rorabaugh, op., cit. p. 239
fois à un besoin de préserver une image : le
particularisme ou l'exceptionnalisme de sa forme démocratique et
à sauvegarder les principes républicains qui ont
façonné cette dernière.
La tendance française vers une démocratie
communautaire tient sans doute son origine immédiate de la politique de
décentralisation des années 1980, laquelle, en accordant aux
régions leur autonomie, désaxe la prégnance du pouvoir
étatique. De surcroît, les nouveaux mouvements sociaux qui
détiennent parfois une teneur de communautarisme demeure eux aussi un
fait qui prouve certainement cette inclination communautaire de la
démocratie française.
Ce qui, nous semble-t-il, participe à une
prolifération de communautés éthiques dans l'espace public
français, d'où un nouveau rapport entre la Constitution(l'Etat)
et ces éthiques particulières.
3.1 L'assimilationnisme français.
Bien que la démocratie française contemporaine
soit plus ou moins caractérisée, au niveau social, par la
coexistence de communautés de valeurs, elle n'arrive toujours pas
à reconnaître politiquement ou juridiquement cette
diversité. Est-ce par excès d'une culture de la passion de
l'universel inscrite dans sa tradition républicaine que la France
éprouve du mal à accepter la différence ?
Nous nous inclinons à répondre par l'affirmative
vu tous les moyens investis et mobilisés par elle pour, d'une part,
préserver une unité nationale et, de l'autre, exposer, de
l'extérieur, sa singularité.
La France vit « son histoire comme un récit
de
l'universel124 », la
Révolution de 1789, en marquant l'an zéro de la
démocratisation française, édifie un calendrier dont le
but est de participer à la construction de l'idéal
républicain d'unité. Les luttes politiques et sociales qui ont
présidé à l'avènement du processus
démocratique sont a posteriori perçues comme des moments
historiques importants qu'il faudrait régulièrement
commémorer. Ce qui sert sans doute à unir le peuple autour d'une
même histoire.
L'institutionnalisation politique de ces luttes est une
façon de refouler les conflits, voire les passions, comme un registre de
manifestation politique démocratiquement légales. Autrement dit
leur désinvestir toute dignité politique.
L'homme tel que le conçoit la démocratie
française reste un calque de la République, du moins de ses
principes tels que ceux d'unité et de rationnel. C'est pourquoi il doit
être fait à son image afin que, reproduisant les principes, il
pourrait servir l'idéal républicain et ainsi être un bon
citoyen. Les communautés pourraient être un obstacle pour
l'individu dans son action politique, car elles peuvent lui enseigner des
valeurs qui entrent en contradiction ou s'opposent aux valeurs
démocratiques, la République, comme le dit si bien Jean Baudouin,
« oblige ses ennemis les plus déclarés par apport
à ses idées et à ses choix, déstabilise ainsi
fortement les projets alternatifs et plus largement les visées
fondamentalistes et substitutistes.125 » L'individu est
alors au centre de la forme libérale de la démocratie
française est doit être assimilé aux valeurs que fait
siennes cette dernière.
124 Marc Sadoun, La démocratie en
France,1, Gallimard, 2000, p. 27
125 Jean Baudouin, « Dynamique démocratique et
intégration républicaine » in La démocratie en
France, I, Paris, Gallimard, 2000, p. 348 sous la direction de Marc
Sadoun.
L'assimilationnisme français est une façon de
reconnaître la société(civile disons)séparée,
mais dépendante de l'Etat ; qui plus est, elle constitue un bloc,
homogène, composé d'une juxtaposition d'individus égaux
soumis à un corpus de règles juridiques émanant de l'Etat
lui-même. La société ne s'autorégule pas,
contrairement aux Etats-Unis ; elle « est entièrement
structurée par et autour de l'Etat qui joue un rôle d'impulsion et
exerce en contrepartie sa mainmise sur
[elle].126» Le droit, monopolisé
par l'Etat, joue ainsi le rôle d' « assimilateur », il ne
prévoit pas, du moins jusqu'à maintenant, un droit particulier
pour des minorités. Le modèle sociétal français
reste à bien des égards contractuels et non régulateurs,
comme c'est le cas outre-atlantique, c'est-à-dire aux Etats-Unis.
La France récuse une conception ethnique de la
démocratie, en cela elle reste fidèle à cette perception
de la politique en tant que moyen de produire de l'unité et de l'ordre.
Cette obsession de production d'unité et d'ordre très
caractéristique du modèle français de la démocratie
peut amener à penser à une primauté des droits de l'homme
sur les droits civiques. Ce voudrait signifier un assimilationnisme qui
coïnciderait, au-delà des principes ou valeurs définissant
République, avec l'homme en général, c'est-à-dire
la Raison qui était aussi bien l'idéal des Lumières que de
la République.
Toutefois, il faut dire qu'une conception
déterminée de la démocratie, comme celle de la France, ne
détient pas des principes suffisants et efficaces pour tailler l'homme
à sa mesure. Ce, parce que celui-ci, vu les fondamentaux qui le
caractérisent, la liberté, l'égalité et
l'autonomie, reste
126 Laurent Cohen-Tanugi, op., cit., p. 5
dynamique et est toujours animé par un désir de
reconnaissance et une exigence de justice.
La décentralisation politique de 1982 qui consacre
l'autonomisation des régions participe, du moins accélère
de beaucoup la quête de reconnaissance de certains groupes se constituant
en communautés, car l'espace public devient désormais de moins en
moins élastique et rigide et l'Etat, en se substituant en un
système juridique de plus en plus autonome, perd aussi bien son
centralisme que sa morale politique.
|