2. 3 Constitution et éthique
La constitution écrite de la fédération
américaine, la plus vieille au monde, est un texte « sacré
», comme dit Denis Lacorne dans L'invention de la
République, à l'aune duquel est
interprété et pensé presque tous les problèmes qui
surgissent dans la vie politique et sociale. Les gardiens du temple de la
Constitution, dans le rôle d'interprète qui leur revient,
cherchent à savoir ou vérifier si les questions que
soulève la société américaine s'accordent avec les
principes constitutionnels établis depuis 1787 par les Pères
fondateurs. En cela, ils sont les « ?archéologues? de la
vérité constitutionnelle.118 »
Cependant nous ne devons pas manquer de vue le fait que les
interprètes ne forment pas un bloc homogène, c'est-à-dire
formant un groupe d'exégètes interprétant le texte
constitutionnel suivant les mêmes principes. Ils se divisent en deux
groupes accordant chacun un statut particulier au texte. D'une part, il y a les
« fanatiques » ou « intégristes »
qui considèrent la Constitution comme « un livre
sacré » et qui, sur des questions particulières,
cherchent à découvrir l'esprit du texte c'est-à-dire
« les ?intentions premières? des Pères fondateurs.
» ; d'autre part, les « progressistes » ou
« activistes » qui, quant à eux, considèrent
la Constitution comme un « livre vivant » et sont «
préoccupés par l'esprit du texte et le renouveau de la
tradition.119 »
Le partage de l'interprétation constitutionnelle en deux
groupes, en traduisant un rapport particulier au texte,
118 Denis Lacorne, L'invention de la République
américaine, Hachette, 1991, p. 14
119 Ibid.
implique du même coup deux conceptions radicalement
opposées de la démocratie : une qui est statique et
fermée, reproduisant, dans un éternel recommencement, la
pédagogie sociale et politique des Pères fondateurs ( !) ; une
autre qui est dynamique et ouverte, la plus à même de traduire
l'esprit de la démocratie. Autrement dit, tandis que les
interprètes « intégristes » s'inclinent
à considérer comme achevée ou finie ce qui n'était
que la première chiquenaude enclenchant un processus
démocratique, les « progressistes »
s'aperçoivent, par contre, que la démocratie, en tant qu'elle
doit avoir en vue les réalités évolutives de la
société, ne peut être qu'un processus interminable. C'est
dans ce second cas que nous devons, nous semble-t-il, appréhender la
démocratie américaine contemporaine pour pouvoir penser
l'éthique.
C'est également seulement dans la condition que nous
considérons la Constitution, non pas comme un algorithme
indéfectible, générateur de manière d'être
politique et sociale, mais comme un moyen de donner au peuple les occasions de
s'exprimer qu'elle puisse, sans doute, s'accorder avec les exigences de
l'éthique. La Constitution américaine ne perd cependant pas le
statut moral qu'elle a eu dans les périodes correspondant à la
politique du melting-pot, elle devient moine exigeante en ce qu'elle
doit composer avec la diversité sociale ; Ce qui traduit bien son
caractère démocratique, du fait qu'elle donne au peuple,
détenteur de la souveraineté, les moyens de s'exprimer. Ici le
peuple est moins une fiction politique renvoyant à une unité
indifférenciée qu'une réalité sociologique au
contenu spécifié. D'où le fait que la souveraineté
s'avère éclatée vu que, dans certains moments
agités de la vie politique et sociale des Etats-Unis, la parole
politiquement en puissance est portée, non pas par le
peuple tout entier, mais une partie déterminée
revendiquant, par exemple, une certaine dignité politique ou sociale.
Le caractère « fondationnaliste » de la
Constitution américaine dont Ackerman a fait mention dans son ouvrage
Au nom du peuple nous permet à bien des égards de
constater l'aspect éthique du texte. Celui-ci intègre
désormais dans les droits fondamentaux aussi bien le « droit
à une considération et à un respect égaux »
que « les droits des groupes défavorisés.120
» Et c'est par rapport à ces droits, protégés
par la Constitution, que certaines minorités arrivent à se faire
reconnaître par le canal, non pas du Congrès en tant que tel, mais
par sa seule voix, amplifiée par les médias.
La revendication de certains droits par quelques
minorités, ne passe pas le plus souvent par le canal de la
légalité constitutionnelle américaine, mais par un
soulèvement populaire. De pareil moment trouve parfois le soutien de
certains groupes et de ce fait traduit une aspiration du peuple. Ainsi, le
Congrès se trouve dans l'obligation de se passer du principe de
constitutionnalité pour adopter ou amender des droits pour
répondre à l'aspiration du peuple. La lutte pour les droits
civiques des Noirs, qui est le plus important mouvement social de
l'après-guerre, exemplifie bien ce moment, car cette lutte gagne le
soutien d'une catégorie de la population blanche, notamment des
étudiants et ainsi traduit, non pas une seule aspiration minoritaire,
mais du Nous, c'est-à-dire le peuple. Ce mouvement était
« une virulente dénonciation de la notion d'autorité et
de toute forme de hiérarchie ; une préférence
affichée pour la communauté, définie de la façon la
plus restrictive possible pour n'inclure que les membres de chaque groupe
concerné ;
120 Bruce Ackerman, Au nom du peuple,
Calmann-Lévy, 1998, p. 38
enfin une stratégie de conquête d'un pouvoir
politique dans son domaine propre.121 »
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