2.2 La politique de l' « affirmative action »
L'autonomisation des communautés de valeurs permet
à celles-ci de revendiquer leurs différences et de
surcroît, se positionner comme actrices dynamiques de la vie politique.
Cette action politique fait suite d'une reconnaissance à la fois sociale
et politique faisant que ces communautés de valeurs puissent
réclamer certains droits que l'Etat, d'une raison ou d'une autre, ne
leur a pas encore octroyés.
Les communautés de valeurs n'acquièrent pas la
reconnaissance sociale et la reconnaissance politique en
même temps, cette dernière tient sa condition de
possibilité de la première. L'exemple des communautés
dites Latino illustre bien cet état de fait. Il faut savoir que la prise
de parole politique des Latino aux Etats-Unis est largement
déterminée, moins par leur poids électoral (ils
représentent plus de 12% de la population américaine totale selon
le recensement
109 Charles Taylor, Multiculturalisme, différence
et démocratie, Aubier, 1994, p. 19
effectué en 2000110), que par leur
constitution en entités sociales autonomes. A en croire Emmanuelle
Texier, selon le recensement de 2000, les Latino demeurent la première
minorité aux Etats-Unis et « partageraient un héritage
culturel commun : la langue espagnole, la religion catholique,
l'expérience coloniale.111 »
Leur visibilité politique reste tributaire de leur
constitution en ethnie autonome partageant des valeurs communes, mais c'est
grâce à un coup de pousse donné par les médias
télévisés bilingues, la presse écrite Latina et les
groupes d'experts tels que « Cuban American National Foundation, le
Puerto Rican National Legal and Education Fund et le Mexican American Legal
Defense and Education Fund (MALDEF) (...) qui visent à
développer la protection des droits civils des Cubains, Portoricains et
Mexicains à travers l'éducation, la recherche et le lobbying en
matière de politiques publiques112 » que les Latino
acquièrent « une influence sur les décisions
publiques113 ».
La reconnaissance politique de la communauté Latino par
les pouvoirs publics américains, doublée d'une conscience, non
pas de classe comme chez Marx, mais communautaire des individus directement
concernés modifient les rapports entre communautés et les
politiques. Le pouvoir politique ou l'Etat, pour parler plus
précisément, cesse d'être l'instance suprême de
construction du droit, celui-ci « résulte de
110 Cette statistique est fournie par Emmanuelle Le Texier
dans « Latino power ? L'accès au politique des Latino aux
Etats-Unis » in Les Etudes du CERI, n° 94 - mai 2003,
p. 3
111 Ibid, p. 6
112 Ibid, p. 17
113 Ibid,
l'autorégulation de la société
américaine et s'applique de la même façon aux individus ou
groupes et à l'Etat114 ».
La fragmentation de la société modifie du
même coup la volonté générale américaine en
la rendant plus tangible, car, étant donné que celle-ci
était identifiée au droit, comme l'affirme Laurent Cohen-Tanugi,
elle ne peut désormais ne plus tenir en compte l'aspiration des
communautés dans la confection des droits. Le mouvement des Noirs
américains et le passage du Civil Rights Acts en 1964 ont
beaucoup s'ils n'ont pas précipité ce moment en ont joué,
par contre, une part considérable en ouvrant largement le champ
juridique.
Désormais, les droits sociaux intègrent le champ
juridique, lequel a été longtemps borné
aux droits dits politiques. Puisque le statut social est trop
déterminant aux Etats-Unis en ce qu'il participe à la promotion
sociale et politique des individus, « il est devenu (...), comme
dit Judith Shklar, un droit social.115 » Ce qui fait
que les pouvoirs politiques seront obligés de promouvoir une
catégorie juridique afin de permettre les minorités «
autrefois » victimes de la politique du melting-pot de pallier
leur statut social. Les politiques inventent alors le concept de «
discrimination positive » pour permettre les minorités
d'acquérir une visibilité autant sociale que politique.
La discrimination positive ou affirmative action qui
signifie en français le traitement préférentiel est une
façon de sélectionner, entre autres critères, le
critère ethnique afin d'ouvrir et de diversifier les promotions des
individus. C'est surtout dans le milieu universitaire que l'application de
cette politique est plus visible, elle permet aux
114 Laurent Cohen-Tanugi, Le droit sans
l'Etat, 1re édition Quadrige, 1992, p.
viii
universités de considérer, et non pas de
privilégier, une
race (elle signifie aussi ethnie chez les Américains)
et de ne pas la soumettre aux mêmes critères de sélection
à un examen ou concours par exemple. Ce qui rend alors fort peu
primordial le critère fondé sur le mérite. Les
critères qualitatifs de créativité artistique, de
capacités sportives rencontrent, en effet, en considération dans
les sélections de candidats dans les grandes universités
américaines. Ces mesures de discriminations, il faut le dire, demeure
une façon de rendre compte de la diversité de la
société américaine.
La décision Bakke de 1978 a fait jurisprudence
sur cette affaire de l'affirmative action dans les
universités
américaines, mais la première définition
du concept d'affirmative action fut donné pour la
première fois par le président Johnson dans un décret
signé en 1965 : « Il fallait, précisa-t-il, ?prendre des
mesures concrètes? pour mettre fin aux discriminations fondées
sur la race, la religion, le sexe ou l'origine nationale116.
»
Disons que la politique de l'affirmative action
répond aux exigences démocratiques d'égalité,
laquelle se comprend, dans les sociétés
caractérisées par une diversité communautaire comme les
Etats-Unis, par le nouveau concept ou terme de justice sociale. Cette politique
est « instituée, comme dit Lacorne, comme un remède
provisoire contre les discriminations passées [ mais elle] est
devenue un moyen commode de répondre au plus grand drame de la
société américaine : l'échec de
l'intégration des Noirs dans une société
réputée démocratique et égalitaire, et qui n'a
cessé, au moins jusqu'à la Seconde
115 Judith Shklar, op., cit. p. 8
116 Denis Lacorne, La crise de l'identité
américaine, p. 302
Guerre mondiale, de traiter ses anciens esclaves comme les
membres d'une caste inférieure.117 »
En cela, l'affirmative action qui est, nous
semble-t-il, le revers de la politique du salad-bowl traduit une
nouvelle conception de la démocratie libérale fondée non
sur des individus abstraits, mais sur des communautés ou traditions. Le
sujet juridique ou politique coïncide ainsi avec le sujet social,
autrement dit, il devient situé, comme dit Michael Sandel. Les pouvoirs
politiques tiennent cependant compte de leur « situation » dans
l'institution de certains droits. Dans le champ de l'éducation par
exemple, des programmes liés à leur condition ou identité
sont institués afin de leur permettre mettre en évidence aussi
bien leur appartenance identitaire ( ce qu'ils sont) que leurs revendications
politiques. Leur histoire, l'esclavage chez les Noirs, la colonisation chez les
Latino, par exemple, et la littérature, noire par exemple, demeurent au
nombre des disciplines qui étoffent le programme de certaines
universités. Ce qui est une façon de combattre l'uniculturalisme
euro-américain qui, sinon refouler, du moins tronquer, la question de
l'esclavage et imposait aux minorités les grandes figures de la
littérature européenne auxquelles elles ne se reconnaissent
pas.
Toutefois, il faut dire que l'autonomisation des
communautés éthiques n'est pas une condition
suffisante pour contraindre les pouvoirs publics ou l'Etat à se plier
implacablement à leurs revendications, la Constitution qui est depuis
toujours la morale politique suprême est souvent visitée pour voir
la compatibilité de ses principes politiques et des revendications
sociales.
117 Ibid, p. 299
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