2. La tendance actuelle de la démocratie
américaine
La démocratie américaine est à la fois
marquée par une tradition sociale et une configuration politique qui la
rendent singulière. D'abord terre d'immigration, elle a accueilli des
millions d'êtres humains venus d'horizon divers : des européens,
et surtout des Anglais, qui, fuyant l'oppression d'un pouvoir tyrannique,
venaient y découvrir la liberté, des noirs qui s'étaient
fait venir pour assurer la culture des plantations et des individus du
continent américain (du sud), d'Asie et d'Afrique qui venaient, et qui
viennent jusqu'à présent, pour y trouver des conditions de vie
meilleures. Il ne faut pas non plus oublier les Juifs européens qui,
juste avant la seconde guerre mondiale, fuyaient l'oppression des
régimes antisémitistes.
Les vagues d'immigration successives qui peuplèrent et
qui peuplent jusqu'à présent les Etats-Unis témoignent
bien de la diversité sociale. La société ne constitue pas
une unité religieusement, linguistiquement et culturellement
homogènes bien que, politiquement, cette unité soit
prétendue dans la Constitution américaine dans les termes
suivants : « Nous le peuple des Etats-Unis ». Cette
construction politique d'un peuple-un et le refoulement des différences
sociales rappellent à bien des égards la construction de la
République française dont nous avons fait mention plus haut.
Sur le plan politique, les Américains disposent d'une
Constitution qui résiste aux convulsions de l'histoire, autrement dit
une Constitution qui n'a pas connu des
modifications si ce ne sont des amendements adoptés pour
répondre à des questions politiques et sociales
particulières.
L'Amérique(les Etats-Unis) est le plus souvent
présentée comme un pays neuf « sans
histoire » ; d'elle il est souvent dit qu'elle « exorcise la
question de l'origine, elle ne cultive pas d'origine ou d'authenticité
mythique, elle n'a pas de passé ni de vérité fondatrice
[...] elle vit dans une actualité perpétuelle103
». Considérer les Etats-Unis en ces termes nous semble assez
peu maladroit vu le statut qui est donné à la Constitution
fédérale du 17 septembre 1787. Cette date, en se tenant comme
l'an zéro de la fédération américaine, mythifie
d'autant les Etats-Unis qu'elle pose la Constitution écrite
correspondant comme le symbole. D'où une sacralisation de ce texte
« achevé » qui, pour les Américains, a
déjà tout dit et est ainsi la mesure de toutes choses.
Cette constitution écrite des Etats-Unis, la plus
vielle du monde, demeure la référence pratico-politique de la
fédération, car toutes les mesures politiques, voire extra et
infra-politiques, seront adoptées à travers une
herméneutique jurisprudentielle de ce texte « sacré
».
2.1 Du melting-pot au salad-bowl
« L'universalisme américain incarné par
les grands textes fondateurs : la déclaration d'indépendance, la
Constitution fédérale, les amendements égalitaires de
l'après-guerre de Sécession104 »
était destiné à la création d'une
identité nationale qui exclurait toutes les différences
sociales,
103 Baudrillard, Jean, Amérique,
Grasset, 1986, p. 151 cité par Denis Lacorne in L'invention de la
république, le modèle américain, Paris, Hachette,
1991, p. 11
culturelles et religieuses. Cette création d'une
identité américaine répondait à une crainte sentie
par Madison dès le fédéraliste n° 10. ce dernier
pensait qu'une République qui est fondée ou qui permettrait la
cohabitation des différences risquerait de générer
à coup sûr des factions pouvant compromettre l'idéal
républicain.
Or, étant donné que les Etats-Unis sont «
factuellement » habités par une diversité de tout genre,
consécutive aux vagues d'immigrations d'origines différentes,
l'idéal républicain d'une unité nationale ne pouvait pas
faire fi de cette réalité sociale. La nécessité
politique de production d'une identité nationale devait alors tenir en
compte de cette diversité. C'est ainsi que des mesures politiques ont
été imaginées et mises en application pour inhumer ces
différences dans un cadre qui, effaçant les
altérités, créerait une identité américaine
homogène.
Le concept de melting-pot (qui signifie
chaudière à fusion) était la métaphore politique
jugée la plus appropriée afin de répondre à
l'idéal des Pères fondateurs d'une homogénéisation
des différences ; il consistait vraiment en une « occidentalisation
» parfaite des diversités ethniques (ou raciales) qui composaient
les Etats-Unis.
Le melting-pot est un uniculturalisme
centralisé dont le modèle culturel occidental demeure le
référentiel. Il vise à l'endiguement des cultures
(jugées sous-culturelles) et à la promotion d'une culture unique
dont les principes et règles doivent s'imposer à tout le monde,
sans exception. C'est l'Etat qui est le principal promoteur de cette culture ;
il en assure la promotion à travers les différents média
(canaux)
104 Denis Lacorne, La crise de l'identité
américaine, du melting-pot au multiculturalisme, Paris,
Fayard, 1997, p. 23
dont il est le détenteur : la télé, la
radio, les journaux et, surtout l'enseignement. Ces « appareils
idéologiques d'Etat », pour reprendre les termes de Louis
Althusser, qui véhiculent une culture commune calquée sur celle
occidentale essaie d'y socialiser les individus afin que ces derniers
acquissent des comportements et habitudes occidentaux.
Il suffit de bien regarder les programmes scolaires et
universitaires du système d'enseignement public américain
(d'avant les années 1990) pour bien se convaincre de cette politique et
volonté d' « occidentalisation » des individus
appartenant à des cultures différentes. Par
exemple, l'histoire et la littérature enseignées aux «
américains » tiennent leurs références aux canons de
la longue et récente tradition historique et littéraire
européennes, il n'y a aucune part accordée ni à l'histoire
des minorités ni à sa littérature. Celles-ci sont
reléguées au second plan et considérées comme
inappropriées pour servir à la socialisation politique du «
bon citoyen américain » dont le modèle typique est le
white-anglo-saxon-protestant ( WASP). L'Américain est, comme
disait Crévecoeur, un célèbre cultivateur français,
établi au nord de l'Etat de New York « l'homme qui,
après avoir été adopté par notre mère
patrie, abandonne la plupart de ses anciens préjugés, qui, devenu
conscient de son bonheur, remplit son coeur de reconnaissance envers Dieu,
envers sa patrie adoptive, qui devient actif et laborieux ; tel est le
véritable Américain.105 »
Cette politique d'absorption des différences ou
d'assimilation est à la fois une négation et une
dénégation des cultures non-européennes. Elle compromet
ainsi les principes de liberté, d'égalité et d'autonomie
consubstantiels à la démocratie libérale.
105 Ibid, p. 195
La politique du melting-pot des années 1970 et
1980 a été contestée par beaucoup de personnes dont des
universitaires américains qui pensaient que c'était, d'une part,
une fiction politique qui ne reflétait guère la
réalité sociale des EtatsUnis, d'autre part, une utopie qui tait
ses ambitions dominatrices. Ce concept est jugé trop simple et pour
décréter une unité imparfaite de la
fédération américaine, dans toutes ses facettes. La
réalité sociale américaine est trop complexe pour se
laisser mystifier par le seul concept de melting-pot. Neil Rudenstein,
président de l'université de Harvard illustre bien cet
état de fait dans son discours de fin d'année 1993 : «
Donc, la réalité de l'unité ou de la diversité
américaine n'est pas quelque chose de simple. Tous nos efforts pour
trouver une métaphore ou une phrase courte pour décrire nos
aspirations ou notre expérience nationale restent inadéquats,
même s'ils saisissent une part de vérité. Nous sommes un
melting-pot, mais aussi une nation d'individus libres, égaux et uniques
; une mosaïque de cultures et de groupes différents ; un assemblage
de cinquante Etats ; une nation une et ?indivisible? ; une ?coalition
arc-en-ciel? ; une Nouvelle Frontière ou une Nouvelle
Société en expansion continue ; un site où s'opposent les
factions [diversité] par Madison ; un pays d'opportunités [ land
of opportunity] pour ceux qui ont le désir et la volonté de
réussir ; une foule solitaire ; un agrégat enfin de
communautés ethniques ou raciales qui forment des clans. Manifestement,
notre quête nationale d'une définition commune reste l'un des
grands dilemmes non résolus de l'Amérique106.
»
Les années 1990 inaugurent une nouvelle conception
épistémologique, sociale, politique de la société
américaine. Celle-ci est désormais pensée, non pas en
refoulant les
différences, mais en en tenant bien compte. Le concept
de salad-bowl , inventé par le professeur Meltzoff en 1995, est
ainsi celui qui permet de penser dorénavant l'état de la
société fédérale. Il dit à ce propos que
« le salad-bowl (? saladier? ) est la métaphore la plus
adéquate pour décrire l'Amérique moderne et que le vieux
concept de melting-pot ne correspond plus à une réalité
tangible.107 »
Le salad-bowl qui signifie littéralement
salade composée est une forme de célébration de
la différence et de la diversité, sa «
pédagogie...consiste à vanter les mérites des victimes
[ du melting-pot], à préserver ou à retrouver
leur héritage culturel et à défendre leurs
intérêts contre l'?hégémonie? politico-culturelle
des Euro-Américains. » L'Américain ou le bon citoyen
n'est plus cet individu qui abandonne la plupart de ses
préjugés pour se fondre ou s'assimiler à une culture
unique euro-américaine, mais il devient fondamentalement de «
trait d'union » pour parler comme Walzer, c'est-à-dire
« américano- ...108 »
L'originalité du salad-bowl consiste au fait
qu'il participe même de la démocratie libérale en
encourageant le communautarisme ou le multiculturalisme, autrement dit, il met
les individus à même d'exprimer concrètement leur
liberté en leur permettant de se situer dans des communautés
déterminées développant une conception particulière
du bien. Les communautés de valeurs sont, comme les personnes, pourvues
des fondamentaux de liberté, d'égalité leur permettant de
se tenir ou se comporter en tant qu'entités autonomes par la
revendication politique de ces dits fondamentaux. L'exigence de reconnaissance
des valeurs définissant les communautés est
106 Ibid, p. 22
107 Ibid, p. 243
108 Michael Walzer, Traité sur la
tolérance, Gallimard, p. 143
dès lors orientée « vers la
reconnaissance des besoins spécifiques des individus comme membres de
groupes culturels spécifiques.109 »
La reconnaissance politique et sociale des communautés
de valeurs entraîne avec elle le respect (Rockefeller) ou la
tolérance (Walzer), lesquels pourront être les remèdes des
virtuelles pathologies qui pourront affecter les factions tant
décriées par Madison. Les communautés de valeurs sont
alors porteuses d'éthiques (sociales) qui pourraient entrer en conflit
avec les valeurs suprêmes de la morale politique inscrite dans la
Constitution.
|