1.2 Qu'est-ce que l'homme ?
Si la question qu'est-ce que l'homme fut celle qui a le plus
préoccupé les Anciens, il faut dire que la difficulté pour
ces derniers à dire ce qu'il est tenaient probablement du fait qu'ils le
concevaient en dehors de toutes déterminations. Leur quête de
l'être de l'homme s'inscrivait dans le sillage d'une définition
principielle ou essentielle qui dirait ce qu'est l'homme en tant que tel,
c'est-à-dire l'homme en général. De Socrate à
Nietzsche cette question a eu, tout au long de l'histoire de la philosophie,
des réponses diverses. Pour certains l'homme est par essence une
âme, pour d'autres il est un composé de corps et d'âme et
pour d'autres encore il est passion, il est volonté de puissance.
Même si les réponses fournies par les
différents philosophes pour résoudre la question de l'être
de l'homme sont totalement opposées l'une de l'autre, disons cependant
qu'elles ont ceci de commun : elles négligent toutes les
déterminations politiques, économiques et sociales qui sont, pour
parler comme Kant, les conditions a priori de l'homme. L'homme extirpé
de toutes déterminations n'a pas de sens. Il s'insère en effet
dans un enchevêtrement de structures ou plutôt d' «
associations volontaires » et « involontaires101
» qui le façonnent selon des principes propres. Pour dire ce
que
c'est que l'homme il faut le situer, le penser dans sa
situation structurelle, surtout politique, car autrement nous risquons de ne
saisir qu'une forme vide de l'homme.
Puisque toutes formes de gouvernement supposent un type
d'homme particulier, alors nous ne pouvons comprendre ce dernier que
rapporté à la forme politique ou du vivre-ensemble à
laquelle il appartient. Ceci est d'autant plus vrai que nous savons que le type
d'homme propre aux régimes communistes par exemple diffère
à bien des égards à celui des régimes
démocratiques en général, et que même au sein des
démocraties se rencontrent des types d'homme différents les uns
des autres vu le caractère multiforme des régimes
démocratiques. Si nous pouvons nous permettre d'établir un
sommaire classification de la démocratie, nous inclinerions à un
découpage binaire de celle-ci en démocraties dites
avancées et démocraties dites moins avancées. Ainsi, nous
pouvons nous apercevoir de la différence qu'il y a entre le type d'homme
propre à chacune des différentes sortes de démocratie.
Dans les démocraties dites avancées au rang
desquelles se trouvent généralement les pays occidentaux,
notamment la France et les Etats-Unis, il faut dire, outre les fondamentaux de
liberté et d'égalité qui caractérisent l'homme,
qu'il y a désormais ce fondamental qu'est la justice et qui, en rendant
concrète ou applicable ces fondamentaux, manifeste le caractère
dynamique de l'homme. Or dans les démocraties dites moins
avancées, celles de l'Afrique par exemple en général,
l'homme reste au stade principiel ou originel de la démocratie,
c'est-à-dire qu'il ne jouit que des fondamentaux propres à
l'homo démocraticus - la liberté et
l'égalité- et
101 Les termes d'associations volontaires et d'associations
involontaires son de Michaël Walzer dans Raison et passion, pour
une critique du libéralisme, Ciré, 1999.
inscrits dans la Constitution, mais ne prenant pas encore la
forme de faculté légitime et légale. La justice y fait
défaut, elle serait en latence en attendant des circonstances favorables
pour se s'actualiser : une liberté de la presse, une
société civile autonome etc.
Dans les démocraties dites avancées l'homme est
avant tout citoyen et est déterminé par la forme politique du
vivre-ensemble, mais le seul fait qu'il soit citoyen ne suffit pas pour dire
concrètement ce qu'il est, car il est également membre de
communauté(s) de valeurs « involontaire(s) » et, parfois,
« involontaire(s) » qui suscitent et inculquent occasionnellement des
sentiments et des valeurs. Ce qui fait que l'homme est à la fois un
concentrée de valeurs politiques (citoyennes) et sociales lesquelles,
quelquefois, peuvent entrer en conflit.
Le tournant éthique de la démocratie correspond
à un double fait d'autonomisation : de l'homme et de la
société civile en général. Grâce à
l'application du fondamental de justice par les hommes, ces derniers deviennent
de plus en plus autonomes, c'est-à-dire qu'ils ne sont plus contraints
à se plier incontestablement à des lois et des mesures politiques
faites par une institution diamétralement séparée d'eux.
Toutefois, ils peuvent néanmoins accepter de se soumettre à de
telles lois, mais dans l'unique condition qu'ils y voient leur(s)
intérêt(s) ou n'y voient pas une cause d'injustice. La
société civile elle aussi jouit, dans sa diversité, d'une
autonomie lui permettant ou bien de dénoncer des lois ou mesures
politiques porteuses d'inégalités ou bien de réclamer
certains droits afin de combler des injustices dont elle pense être
victime.
L'homme devient, qui plus est, dans les démocraties
dites avancées, un être critique appartenant à des cercles
de valeurs différentes auxquelles il peut se libérer si toutefois
ces valeurs risquent d'enter en conflit avec celles qu'il a faites siennes et
qu'il a acquises à travers un processus de socialisation plus ou moins
escarpées. Cette raison critique de l'homme doit être entendue
comme une faculté propre orientée vers une interprétation
aussi bien du social que du politique dont le but est, sinon de poser, du moins
d'imposer des valeurs individuelles. En cela l'homme n'est
nécessairement plus ce qu'un Dieu ou un autre transcendant lui demande
d'être, mais il est ce qu'il veut devenir ; de ce fait, il est un
créateur occasionnel de valeurs, non pas morales mais éthiques,
qui seraient le résultat d'une accumulation d'expériences
malheureuses ou heureuses tirées des diverses « organisations
volontaires » ou « involontaires » auxquelles il a
appartenu. Puisque la socialisation est toujours en route, l'homme doit
être emporté par ce mouvement et ainsi être un
éternel créateur de valeurs. Toutefois, cela ne traduit pas une
versatilité de son comportement ou de son caractère, car il peut
avoir des principes plus ou moins stables qui pourraient le définir.
La morale individuelle dont l'homme pourrait être le
créateur est, comme dit Walzer, une « interprétation
critique102 » et non une découverte, elle n'est
d'ailleurs pas le propre de l'homme, mais elle caractérise
également les communautés de valeurs. Pourtant cette morale
individuelle ne s'exprime pas de la même façon dans les
démocraties française et américaine, elle dépend
largement de la tradition sociale et de la configuration politique du pays ou
de l'Etat. Ce qui explique pourquoi cette morale individuelle (le terme
102 Michaël Walzer, Critique et sens commun,
Paris, La Découverte, 1990, p. 9
d'éthique est plus approprié cependant) est
plutôt portée, en France, par les hommes, contrairement aux
Etats-Unis où les communautés de valeurs en sont les principales
porteuses.
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