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Ethique et démocratie: les cas américain et français

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par Pathé DIOP
Faculté de Lille 2  - DEA de science politique 2003
  

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II/ Le tournant éthique de la démocratie.

L'accession d'un pays à la démocratie ne signifie pas

atteindre la substance démocratique par le seul fait de l'institutionnalisation des principes de gouvernement représentatif. Elle nécessite l'attribution effective des principes de liberté et d'égalité aux individus. Celles-ci sont comme nous l'avons déjà montré les valeurs consubstantielles à l'anthropos démocratique. Toutefois, ces valeurs n'ont de sens que parce qu'elles sont définies et bornées par un canevas de lois qui disent à l'individu ce qu'il doit faire et ce qu'il ne doit pas faire, ce qui est juste et ce qui ne l'est pas etc.

La Constitution des Etats-Unis fondée par les pères fondateurs ainsi que les quinze Constitutions qui ont jalonné l'histoire démocratique de la France ne sont, nous semble-il, rien d'autre que des sortes de morales (politiques) suprêmes qui imposent une certaine manière d'être ou de se comporter des individus, vu que les lois positives priment sur les valeurs relatives aux doctrines philosophiques, métaphysiques et religieuses des individus ou des groupes pour reprendre les propos de Rawls97. L'homme n'est dès lors qu'une concentrée

95 Ibid, p. 11

96 Sophie Duchesne, op., cit., p. 330

97 cf. John Rawls, Débat sur la justice politique, Paris, cerf, 1997.

personnifiée des valeurs anthropiques et citoyennes de la Constitution : c'est celle-ci qui le façonne et non l'inverse. Ce moment du processus démocratique qui correspond à la passivité de l'homme par rapport à la Constitution est ce que nous appelons le moment moral de la démocratie.

En revanche, il faut noter un tournant éthique de la démocratie correspondant au moment où l'individu-citoyen cesse d'être un réceptacle atone des lois qui le conduisent, moment où s'imbrique le politique et le social. Toutefois même si cet épisode est chronologiquement postérieur à la période morale de la démocratisation il faut néanmoins savoir qu'il lui est logiquement ou ontologiquement antérieur, car les valeurs de liberté et d'égalité qui impulsent toute démocratisation sont antérieures à l'homme en tant que tel.

1. L'éthique n'est pas la morale

Nous avons souvent tendance à prendre les termes de morale et d'éthique comme des synonymes interchangeables. Déjà chez Kant, précisément dans son Fondement de la métaphysique des moeurs, l'éthique est équivalente à la morale. Or, un éclairage étymologique de ces deux termes nous permet sans doute de saisir leur(s) différence(s) par delà leurs quelques points de rencontre.

La morale désigne un ensemble de valeurs relatives à l'ordonnancement du comportement de l'homme dans la société dont les principes s'inspirent d'une transcendance séparée, d'une tradition temporelle ou intemporelle98. Ainsi entendu,

98 La définition que donne André Lalande dans son ne nous satisfait pas ici parce qu'elle nous semble vague et laconique en ce qu'elle ne montre pas les caractéristiques propres à la morale. Selon lui la morale est en fait l' « ensemble des règles de conduite admises à une époque ou par un groupe d'hommes. » Vocabulaire technique de la philosophie, I, PUF, 4e édition, 1997, p. 654

les valeurs qui organisent les religions révélées, nonrévélées ainsi que les communautés de valeurs traditionnelles peuvent être considérées comme autant de morales qui imposent chacune des préceptes moraux intangibles.

Ce qui caractérise, entre autres, la morale c'est le fait qu'elle exige une conception particulière de la personne à défaut de laquelle les préceptes qu'elle prescrit demeurent inopérants. La personne au sens entendu par la morale n'est pas un individu libre dans la mesure où elle ne dispose pas d'une liberté de choisir les valeurs avec lesquelles elle souhaite diriger sa vie. Elle doit au contraire se soumettre obligatoirement aux valeurs qu'elle a en partage avec les autres membres de son groupe. Ce qui, de surcroît, définit la morale est son hétéronomie c'est-à-dire le fait qu'elle tient ses valeurs d'un principe extérieur tel que Dieu, son caractère contraignant et sa portée englobant, sans oublier, enfin, le fait qu'elle impose une conception particulière du bien. Au regard de cette dernière propriété, la morale reste téléologique et « le caractère attrayant des valeurs (qu'elle ordonne) a, comme le rappelle Habermas, le sens relatif d'une appréciation de biens, habituelle ou générale adoptée dans une forme de vie.99 »

Ainsi dit, si nous considérons l'Etat comme n'étant d'abord rien d'autre qu'un corpus de valeurs organisé en vue d'atteindre un Bien ou intérêt général, alors il demeure également une forme de morale (mais politique) aussi pareille que n'importe laquelle. Les valeurs définies par la morale politique de l'Etat ont ceci de particulier : elles ne s'adressent pas seulement à la personne dont elle a déjà défini les propriétés, mais aussi aux institutions,

99 Jürgen Habermas, Débat sur la justice politique, Paris, cerf, 1997, p. 19

lesquelles, avec l'homme-citoyen, doivent participer à la réalisation du Bien public.

Dans l'ordre étatique, la loi et la Constitution jouent le rôle de la transcendance qui édictent les principes de comportement aux individus étant sous sa juridiction. Elles constituent une transcendance plus précisément par rapport à la diversité des doctrines morales qui caractérisent la société démocratique. La morale politique demeure dès lors une méta-morale qui organise toute la société sous la juridiction aussi bien de la Constitution que des Lois, les préceptes qu'elle édicte prime sur ceux des morales particulières : sa justice et sa conception du bien. Tout le problème de la politique depuis Platon n'est rien d'autre que la tentation d'organiser sans heurt le passage du particulier à l'universel par le moyen des Lois ou de la Constitution.

La différence entre l'éthique et la morale relève de premier abord, nous semble-il, de la conception que chacune a de la personne. Tandis que la personne conçue par la morale reste fondamentalement déterminée par les valeurs propres à cette dernière, la personne de l'éthique jouit, par contre, d'une autonomie absolue dont le fondement et la condition de possibilité sont inscrits par essence dans la raison humaine. C'est parce que l'être humain, l'anthropo-democraticus plus précisément, est essentiellement un être libre, égal à son semblable, un être qui a le sens de l'équité c'est-à-dire d'une justice naturelle, qu'il puisse normalement se conduire moralement.

Dans une perspective éthique, une bonne conduite ou bien une conduite moralement correcte est garantie, non par la soumission de l'individu à des valeurs collectives qui le transcendent, mais par le pouvoir autonome de la raison à

saisir toute seule les lois élémentaires de la moralité (avec le concours d'une bonne volonté dirait Kant). Ainsi, contrairement à la morale, les principes éthiques ne sont pas puisés d'un séparé-de-soi obligeant, mais de la raison ellemême ( du sentiment chez Rousseau et d'une expérience du visage d'autrui chez Levinas).

Ce qui ne rend pas très nette la frontière entre la morale et l'éthique c'est que, dans des circonstances données, l'une peur revêtir quasiment toutes les caractéristiques de l'autre. Cette situation se rencontre notamment dans les démocraties avancées où des communautés de valeurs autonomes, en réclamant certains droits (ou libertés), dépossèdent l'Etat du monopole de créateur de droits légitimes. L'Etat cesse alors d'être absolument cette métamorale politique qui dicte sa Loi, d'où une réduction de son rôle. C'est ce moment-ci que nous appelons le tournant éthique de la démocratie et est rendu possible par l'apparition de ce qu'on appelle les droits sociaux. Ceux-ci, à leur tour, tiennent leur condition de possibilité d'une autonomisation de la société par rapport à l'ordre politique : « la société a une vie autonome, comme dit Laurent Cohen-Tanugi, par rapport à l'Etat, et dispose de ses propres instruments de régulation.100 »

Les communautés de valeurs jouissent des mêmes propriétés que celles qui définissent l'homme de la démocratie : la liberté et l'égalité ; en cela elles sont les lieux d'une raison contextualisée. Elles jouissent ainsi d'une personnalité juridique et qui, comme la personne physique, reçoit des droits et réclament d'autres.

100 Laurent Cohen-Tanugi, Le droit sans l'Etat, Paris, PUF, 1992, p. 5

Disons ainsi qu'après la morale vient l'éthique et que ce tournant implique, du moins réalise une nouvelle conception de l'homme et de la personne

1.1 Après la morale, l'éthique

Disons que sur le plan chronologique, relatif au

déroulement de l'histoire, l'éthique vient après la morale politique. Ce moment est favorisé par la convergence d'un faisceau de circonstances lié à l'ouverture du droit à des secteurs de la vie qui étaient depuis toujours considérés comme intimes ou/et extra-politiques : la vie et le social.

Le développement de l'industrialisation dans les

démocraties occidentales dites avancées est le facteur le plus déterminant quant au basculement de la morale politique à l'éthique politique, car le développement industriel instaure une nouvelle conception de l'idée de la démocratie, provoquée par une accumulation économique de plus en plus croissante. Aux conceptions traditionnelles de la démocratie moderne reposant sur les concepts de liberté et de d'égalité s'ajoute la notion de justice, laquelle étend le champ d'application et conceptuel de la démocratie. Celle-ci s'avère désormais aussi bien politique qu'économique que sociale. Mais la démocratie que nous appelons sociale est déterminée par celle dite économique en ce que la distribution du capital participe de la génération des inégalités sociales, de plus en plus croissantes.

Le libéralisme économique qui est un élément fondamental de la démocratie libérale rend sans doute plus visible la réalité sociale, car, en favorisant l'accumulation de propriétés privées, il exprime manifestement la composition sociologique de la société. Celle-ci n'est pas que la simple

expression d'une tension sociale que rendraient imparfaitement les catégories marxistes d'un clivage opposant la bourgeoisie et le prolétariat. Elle devient désormais plus complexe que ne le laisse apparaître la dichotomie massive d'une société traversée par un conflit permanent entre une classe bourgeoise et une classe prolétarienne aux intérêts diamétralement opposés. La notion de classe devient dans les démocraties libérales moins compactes que dans les pays communistes et socialistes, car, dorénavant, elle ne renvoie plus à un habitus ou une conscience de classe que des individus extériorisent. Elle perd au contraire de sa teneur par l'effet, à la fois, du processus d'individuation qui sous-tend la démocratie et par l'ouverture du capital ou de la propriété aux classes dites défavorisées par le mérite individuel.

En modifiant la structure sociale, l'économie modifie en même temps l'idée de la démocratie en ce sens qu'elle introduit la notion de justice comme une nouvelle exigence de la démocratie même. C'est parce qu'à l'inégalité sociale d'autrefois s'adjoint une inégalité économique, mais cette fois-ci privée et non de classe, qui ne rend cependant pas moins manifeste les inégalités. Ainsi, la notion de justice s'inscrit dans ce que nous avions appelé plus haut les fondamentaux de la démocratie, elle dénonce une égalité de fait au nom des principes d'égalité et de liberté inscrits dans les Constitutions. L'idée de justice est sur ce point, nous semble-t-il, la métonymie ou plutôt l'unidualité symbiotique des fondamentaux de liberté et d'égalité de la démocratie moderne. Dès lors, elle constitue certainement, sinon l'un des plus importants, du moins le plus important moteur qui assure le mouvement de la démocratie.

L'ouverture des droits sociaux en général semble liée à l'exigence de justice si nous savons que ces droits ne

consistent en rien d'autres que de corriger les disparités sociales et économiques de la société. Contrairement à la liberté et à l'égalité qui sont des droits universels abstraits inhérents à l'homme en général, la justice renvoie, quant à elle, à des droits sociaux et s'adresse à l'homme situé qu'est le citoyen. Toutefois il faut dire que ces différents droits ont ceci de commun : ils reposent tous sur les droits de l'homme.

Les droits sociaux relatifs à une exigence de justice sont la mesure d'une nécessité, de cette nécessité même qui, si elle n'est pas satisfaite, interdit à l'homme d'atteindre la plénitude de son être politique. Si la démocratie signifie entre autres et avant tout la participation effective des individus à la vie politique, alors il faudra nécessairement que ces derniers disposent des conditions matérielles et spirituelles plus ou moins égales pour que la démocratie soit juste. L'inégalité des conditions matérielles et spirituelles entraîne incontestablement avec elle des inégalités quant à la participation des individus au gouvernement ; et en cela elle compromet le sens même de la démocratie. Il faut que les individus disposent de certains droits, garantis par l'Etat, et qui coïncident alors avec le minimum vital : le droit à la vie en est sans doute le plus fondamental, le droit au travail etc.

Ces différents types de droit apparus plus ou moins tardivement dans la démocratie témoigne du caractère évolutif, mais pas dans le sens de progrès, de cette forme d'être et de la société et du gouvernement qu'est la démocratie. Ils tiennent cependant comme une forme contemporaine de l'égalité pour assurer la pérennité de la démocratie en ce sens qu'ils exigent une égalité des conditions aussi matérielles que spirituelles des citoyens afin de garantir une participation

politique égale. L'enrichissement du concept de démocratie par des principes tels que la justice n'altère aucunement son idéal initial, il participe au contraire, par accumulation, à son interminable évolution de par une réalisation progressive de l'égalité. La volonté d'instaurer une société justice n'élimine pas le souci de maintenir une société libre, c'est que, désormais, la liberté n'est plus inscrite a priori dans les institutions, autrement dit préexistante à l'homme, elle est dès lors un combat, une libération. Les hommes n'attendent plus que la liberté leur soit octroyée par les institutions dites démocratiques, ils la conquièrent. Le principe de liberté est ainsi l'instrument de création d'une liberté effective par le seul fait qu'il est, non seulement une condition sine qua non de l'existence d'une démocratie, mais qu'il aussi bien un fondamental de l'homo démocraticus. Ainsi dit, les droits ne sont plus des formes a priori de l'homme, ils sont, au contraire, des facultés inhérentes aux individus.

L'usage légitime et légal de ces facultés par les hommes et par les communautés de valeurs (car il ne faut pas oublier que celles-ci disposent, dans les démocraties contemporaines dites avancées, des mêmes facultés que les hommes bien que ce soit ces derniers qui en sont les représentants effectifs) témoigne bien du caractère dynamique de la démocratie vu que l'Etat cesse de se poser que la seule instance de production des droits. En participant activement à la production des conditions effectives des libertés et de l'égalité, les hommes et les communautés de valeurs dépossèdent l'Etat de sa position de métamorale qu'il occupait dans les démocraties modernes. Aussi disons-nous qu'après le moment moral de la démocratie vient le moment éthique renvoyant à la détermination des individus.

Du changement paradigmatique de la démocratie, résulte, nous semble-t-il, une nouvelle conception de l'homme. Celui-ci se trouve ainsi nanti de ce fondamental qu'est cette exigence de justice laquelle n'est rien d'autre qu'une application effective des fondamentaux de liberté et d'égalité qui caractérisaient l'homo démocraticus originel ou moderne.

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"Il ne faut pas de tout pour faire un monde. Il faut du bonheur et rien d'autre"   Paul Eluard