II/ Le tournant éthique de la démocratie.
L'accession d'un pays à la démocratie ne signifie
pas
atteindre la substance démocratique par le seul fait de
l'institutionnalisation des principes de gouvernement représentatif.
Elle nécessite l'attribution effective des principes de liberté
et d'égalité aux individus. Celles-ci sont comme nous l'avons
déjà montré les valeurs consubstantielles à
l'anthropos démocratique. Toutefois, ces valeurs n'ont de sens
que parce qu'elles sont définies et bornées par un canevas de
lois qui disent à l'individu ce qu'il doit faire et ce qu'il ne doit pas
faire, ce qui est juste et ce qui ne l'est pas etc.
La Constitution des Etats-Unis fondée par les
pères fondateurs ainsi que les quinze Constitutions qui ont
jalonné l'histoire démocratique de la France ne sont, nous
semble-il, rien d'autre que des sortes de morales (politiques) suprêmes
qui imposent une certaine manière d'être ou de se comporter des
individus, vu que les lois positives priment sur les valeurs relatives aux
doctrines philosophiques, métaphysiques et religieuses des individus ou
des groupes pour reprendre les propos de Rawls97. L'homme n'est
dès lors qu'une concentrée
95 Ibid, p. 11
96 Sophie Duchesne, op., cit., p. 330
97 cf. John Rawls, Débat sur la justice
politique, Paris, cerf, 1997.
personnifiée des valeurs anthropiques et citoyennes de
la Constitution : c'est celle-ci qui le façonne et non l'inverse. Ce
moment du processus démocratique qui correspond à la
passivité de l'homme par rapport à la Constitution est ce que
nous appelons le moment moral de la démocratie.
En revanche, il faut noter un tournant éthique de la
démocratie correspondant au moment où l'individu-citoyen cesse
d'être un réceptacle atone des lois qui le conduisent, moment
où s'imbrique le politique et le social. Toutefois même si cet
épisode est chronologiquement postérieur à la
période morale de la démocratisation il faut néanmoins
savoir qu'il lui est logiquement ou ontologiquement antérieur, car les
valeurs de liberté et d'égalité qui impulsent toute
démocratisation sont antérieures à l'homme en tant que
tel.
1. L'éthique n'est pas la morale
Nous avons souvent tendance à prendre les termes de
morale et d'éthique comme des synonymes interchangeables.
Déjà chez Kant, précisément dans son Fondement de
la métaphysique des moeurs, l'éthique est équivalente
à la morale. Or, un éclairage étymologique de ces deux
termes nous permet sans doute de saisir leur(s) différence(s) par
delà leurs quelques points de rencontre.
La morale désigne un ensemble de valeurs relatives
à l'ordonnancement du comportement de l'homme dans la
société dont les principes s'inspirent d'une transcendance
séparée, d'une tradition temporelle ou intemporelle98.
Ainsi entendu,
98 La définition que donne André Lalande dans
son ne nous satisfait pas ici parce qu'elle nous semble vague et laconique en
ce qu'elle ne montre pas les caractéristiques propres à la
morale. Selon lui la morale est en fait l' « ensemble des règles de
conduite admises à une époque ou par un groupe d'hommes. »
Vocabulaire technique de la philosophie, I, PUF,
4e édition, 1997, p. 654
les valeurs qui organisent les religions
révélées, nonrévélées ainsi que les
communautés de valeurs traditionnelles peuvent être
considérées comme autant de morales qui imposent chacune des
préceptes moraux intangibles.
Ce qui caractérise, entre autres, la morale c'est le
fait qu'elle exige une conception particulière de la personne à
défaut de laquelle les préceptes qu'elle prescrit demeurent
inopérants. La personne au sens entendu par la morale n'est pas un
individu libre dans la mesure où elle ne dispose pas d'une
liberté de choisir les valeurs avec lesquelles elle souhaite diriger sa
vie. Elle doit au contraire se soumettre obligatoirement aux valeurs qu'elle a
en partage avec les autres membres de son groupe. Ce qui, de surcroît,
définit la morale est son hétéronomie c'est-à-dire
le fait qu'elle tient ses valeurs d'un principe extérieur tel que Dieu,
son caractère contraignant et sa portée englobant, sans oublier,
enfin, le fait qu'elle impose une conception particulière du bien. Au
regard de cette dernière propriété, la morale reste
téléologique et « le caractère attrayant des
valeurs (qu'elle ordonne) a, comme le rappelle Habermas, le sens
relatif d'une appréciation de biens, habituelle ou
générale adoptée dans une forme de vie.99
»
Ainsi dit, si nous considérons l'Etat comme
n'étant d'abord rien d'autre qu'un corpus de valeurs organisé en
vue d'atteindre un Bien ou intérêt général, alors il
demeure également une forme de morale (mais politique) aussi pareille
que n'importe laquelle. Les valeurs définies par la morale politique de
l'Etat ont ceci de particulier : elles ne s'adressent pas seulement à la
personne dont elle a déjà défini les
propriétés, mais aussi aux institutions,
99 Jürgen Habermas, Débat sur la justice
politique, Paris, cerf, 1997, p. 19
lesquelles, avec l'homme-citoyen, doivent participer à la
réalisation du Bien public.
Dans l'ordre étatique, la loi et la Constitution jouent
le rôle de la transcendance qui édictent les principes de
comportement aux individus étant sous sa juridiction. Elles constituent
une transcendance plus précisément par rapport à la
diversité des doctrines morales qui caractérisent la
société démocratique. La morale politique demeure
dès lors une méta-morale qui organise toute la
société sous la juridiction aussi bien de la Constitution que des
Lois, les préceptes qu'elle édicte prime sur ceux des morales
particulières : sa justice et sa conception du bien. Tout le
problème de la politique depuis Platon n'est rien d'autre que la
tentation d'organiser sans heurt le passage du particulier à l'universel
par le moyen des Lois ou de la Constitution.
La différence entre l'éthique et la morale
relève de premier abord, nous semble-il, de la conception que chacune a
de la personne. Tandis que la personne conçue par la morale reste
fondamentalement déterminée par les valeurs propres à
cette dernière, la personne de l'éthique jouit, par contre, d'une
autonomie absolue dont le fondement et la condition de possibilité sont
inscrits par essence dans la raison humaine. C'est parce que l'être
humain, l'anthropo-democraticus plus précisément, est
essentiellement un être libre, égal à son semblable, un
être qui a le sens de l'équité c'est-à-dire d'une
justice naturelle, qu'il puisse normalement se conduire moralement.
Dans une perspective éthique, une bonne conduite ou
bien une conduite moralement correcte est garantie, non par la soumission de
l'individu à des valeurs collectives qui le transcendent, mais par le
pouvoir autonome de la raison à
saisir toute seule les lois élémentaires de la
moralité (avec le concours d'une bonne volonté dirait Kant).
Ainsi, contrairement à la morale, les principes éthiques ne sont
pas puisés d'un séparé-de-soi obligeant, mais de la raison
ellemême ( du sentiment chez Rousseau et d'une expérience du
visage d'autrui chez Levinas).
Ce qui ne rend pas très nette la frontière entre
la morale et l'éthique c'est que, dans des circonstances données,
l'une peur revêtir quasiment toutes les caractéristiques de
l'autre. Cette situation se rencontre notamment dans les démocraties
avancées où des communautés de valeurs autonomes, en
réclamant certains droits (ou libertés),
dépossèdent l'Etat du monopole de créateur de droits
légitimes. L'Etat cesse alors d'être absolument cette
métamorale politique qui dicte sa Loi, d'où une réduction
de son rôle. C'est ce moment-ci que nous appelons le tournant
éthique de la démocratie et est rendu possible par l'apparition
de ce qu'on appelle les droits sociaux. Ceux-ci, à leur tour, tiennent
leur condition de possibilité d'une autonomisation de la
société par rapport à l'ordre politique : « la
société a une vie autonome, comme dit Laurent Cohen-Tanugi, par
rapport à l'Etat, et dispose de ses propres instruments de
régulation.100 »
Les communautés de valeurs jouissent des mêmes
propriétés que celles qui définissent l'homme de la
démocratie : la liberté et l'égalité ; en cela
elles sont les lieux d'une raison contextualisée. Elles jouissent ainsi
d'une personnalité juridique et qui, comme la personne physique,
reçoit des droits et réclament d'autres.
100 Laurent Cohen-Tanugi, Le droit sans
l'Etat, Paris, PUF, 1992, p. 5
Disons ainsi qu'après la morale vient l'éthique
et que ce tournant implique, du moins réalise une nouvelle conception de
l'homme et de la personne
1.1 Après la morale, l'éthique
Disons que sur le plan chronologique, relatif au
déroulement de l'histoire, l'éthique vient
après la morale politique. Ce moment est favorisé par la
convergence d'un faisceau de circonstances lié à l'ouverture du
droit à des secteurs de la vie qui étaient depuis toujours
considérés comme intimes ou/et extra-politiques : la vie et le
social.
Le développement de l'industrialisation dans les
démocraties occidentales dites avancées est le
facteur le plus déterminant quant au basculement de la morale politique
à l'éthique politique, car le développement industriel
instaure une nouvelle conception de l'idée de la démocratie,
provoquée par une accumulation économique de plus en plus
croissante. Aux conceptions traditionnelles de la démocratie moderne
reposant sur les concepts de liberté et de d'égalité
s'ajoute la notion de justice, laquelle étend le champ d'application et
conceptuel de la démocratie. Celle-ci s'avère désormais
aussi bien politique qu'économique que sociale. Mais la
démocratie que nous appelons sociale est déterminée par
celle dite économique en ce que la distribution du capital participe de
la génération des inégalités sociales, de plus en
plus croissantes.
Le libéralisme économique qui est un
élément fondamental de la démocratie libérale rend
sans doute plus visible la réalité sociale, car, en favorisant
l'accumulation de propriétés privées, il exprime
manifestement la composition sociologique de la société. Celle-ci
n'est pas que la simple
expression d'une tension sociale que rendraient imparfaitement
les catégories marxistes d'un clivage opposant la bourgeoisie et le
prolétariat. Elle devient désormais plus complexe que ne le
laisse apparaître la dichotomie massive d'une société
traversée par un conflit permanent entre une classe bourgeoise et une
classe prolétarienne aux intérêts diamétralement
opposés. La notion de classe devient dans les démocraties
libérales moins compactes que dans les pays communistes et socialistes,
car, dorénavant, elle ne renvoie plus à un habitus ou une
conscience de classe que des individus extériorisent. Elle perd au
contraire de sa teneur par l'effet, à la fois, du processus
d'individuation qui sous-tend la démocratie et par l'ouverture du
capital ou de la propriété aux classes dites
défavorisées par le mérite individuel.
En modifiant la structure sociale, l'économie modifie
en même temps l'idée de la démocratie en ce sens qu'elle
introduit la notion de justice comme une nouvelle exigence de la
démocratie même. C'est parce qu'à l'inégalité
sociale d'autrefois s'adjoint une inégalité économique,
mais cette fois-ci privée et non de classe, qui ne rend cependant pas
moins manifeste les inégalités. Ainsi, la notion de justice
s'inscrit dans ce que nous avions appelé plus haut les fondamentaux de
la démocratie, elle dénonce une égalité de fait au
nom des principes d'égalité et de liberté inscrits dans
les Constitutions. L'idée de justice est sur ce point, nous semble-t-il,
la métonymie ou plutôt l'unidualité symbiotique des
fondamentaux de liberté et d'égalité de la
démocratie moderne. Dès lors, elle constitue certainement, sinon
l'un des plus importants, du moins le plus important moteur qui assure le
mouvement de la démocratie.
L'ouverture des droits sociaux en général semble
liée à l'exigence de justice si nous savons que ces droits ne
consistent en rien d'autres que de corriger les
disparités sociales et économiques de la société.
Contrairement à la liberté et à l'égalité
qui sont des droits universels abstraits inhérents à l'homme en
général, la justice renvoie, quant à elle, à des
droits sociaux et s'adresse à l'homme situé qu'est le citoyen.
Toutefois il faut dire que ces différents droits ont ceci de commun :
ils reposent tous sur les droits de l'homme.
Les droits sociaux relatifs à une exigence de justice
sont la mesure d'une nécessité, de cette nécessité
même qui, si elle n'est pas satisfaite, interdit à l'homme
d'atteindre la plénitude de son être politique. Si la
démocratie signifie entre autres et avant tout la participation
effective des individus à la vie politique, alors il faudra
nécessairement que ces derniers disposent des conditions
matérielles et spirituelles plus ou moins égales pour que la
démocratie soit juste. L'inégalité des conditions
matérielles et spirituelles entraîne incontestablement avec elle
des inégalités quant à la participation des individus au
gouvernement ; et en cela elle compromet le sens même de la
démocratie. Il faut que les individus disposent de certains droits,
garantis par l'Etat, et qui coïncident alors avec le minimum vital : le
droit à la vie en est sans doute le plus fondamental, le droit au
travail etc.
Ces différents types de droit apparus plus ou moins
tardivement dans la démocratie témoigne du caractère
évolutif, mais pas dans le sens de progrès, de cette forme
d'être et de la société et du gouvernement qu'est la
démocratie. Ils tiennent cependant comme une forme contemporaine de
l'égalité pour assurer la pérennité de la
démocratie en ce sens qu'ils exigent une égalité des
conditions aussi matérielles que spirituelles des citoyens afin de
garantir une participation
politique égale. L'enrichissement du concept de
démocratie par des principes tels que la justice n'altère
aucunement son idéal initial, il participe au contraire, par
accumulation, à son interminable évolution de par une
réalisation progressive de l'égalité. La volonté
d'instaurer une société justice n'élimine pas le souci de
maintenir une société libre, c'est que, désormais, la
liberté n'est plus inscrite a priori dans les institutions, autrement
dit préexistante à l'homme, elle est dès lors un combat,
une libération. Les hommes n'attendent plus que la liberté leur
soit octroyée par les institutions dites démocratiques, ils la
conquièrent. Le principe de liberté est ainsi l'instrument de
création d'une liberté effective par le seul fait qu'il est, non
seulement une condition sine qua non de l'existence d'une démocratie,
mais qu'il aussi bien un fondamental de l'homo démocraticus.
Ainsi dit, les droits ne sont plus des formes a priori de l'homme, ils sont, au
contraire, des facultés inhérentes aux individus.
L'usage légitime et légal de ces facultés
par les hommes et par les communautés de valeurs (car il ne faut pas
oublier que celles-ci disposent, dans les démocraties contemporaines
dites avancées, des mêmes facultés que les hommes bien que
ce soit ces derniers qui en sont les représentants effectifs)
témoigne bien du caractère dynamique de la démocratie vu
que l'Etat cesse de se poser que la seule instance de production des droits. En
participant activement à la production des conditions effectives des
libertés et de l'égalité, les hommes et les
communautés de valeurs dépossèdent l'Etat de sa position
de métamorale qu'il occupait dans les démocraties modernes. Aussi
disons-nous qu'après le moment moral de la démocratie vient le
moment éthique renvoyant à la détermination des
individus.
Du changement paradigmatique de la démocratie,
résulte, nous semble-t-il, une nouvelle conception de l'homme. Celui-ci
se trouve ainsi nanti de ce fondamental qu'est cette exigence de justice
laquelle n'est rien d'autre qu'une application effective des fondamentaux de
liberté et d'égalité qui caractérisaient l'homo
démocraticus originel ou moderne.
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