3.4 Le modèle citoyen français
82 Ibid, p. 143
83 Marc Sadoun, « République et démocratie
» in Revue Pouvoirs n° 100, Seuil, p. 12
84 Marc Sadoun, La démocratie en France,
I, Paris, Gallimard, 2000, p. 248
En France la conception du citoyen cadre bien avec les
idées qui ont servi à la construction de la République.
Pareillement à celle-ci qui refoulait les passions et les
différences, le modèle du citoyen français reposait lui
aussi sur des bases qui exhortait l'unité. La démocratie
républicaine a de tout temps chercher à combattre les corps
intermédiaires cherchant à « s'interposer entre les
citoyens et la nation85 ». La conception
républicaine de la Nation qui « cultive l'opposition
communauté/société en la superposant à l'opposition
privé/public86 » n'est qu'une manière de
séparer la sphère politique, c'est-à-dire publique, de la
sphère privée, « domaine tout à la fois du
marché, de la propriété individuelle et de la
famille.87 »
Cette conception de la République et du citoyen est
influencée, dans le passé immédiat, par la
Révolution française et par la conception que les Lumières
avaient de la raison et de la tradition. Celles-ci, en passant que la raison
pourrait être transparente à elle-même une fois qu'est s'est
mise en distance des préjugés, c'est-à-dire de la
tradition, influencent les révolutionnaires à concevoir le
citoyen suivant les attributs de la raison : il est ainsi
considéré comme un être « éduqué et
libre de toute dépendance, et donc dénué de tout
intérêt personnel.88 »
Une telle perception du citoyen, à la française,
définit du même coup le rapport que celui-ci doit entretenir avec
la politique : il doit être le « seul à même de
participer à la détermination de l'intérêt
général89 » ; ce qui correspond à une
hostilité foncière à l'encontre des corporations
(signes
85 Jacques Ion, La fin des militants, Paris,
Editions ouvrières, 1997, p. 21
86 Ibid,
87 Ibid,
88 Ibid, p. 22
89 Ibid,
d'archaïsme et de conservatisme) dont la loi dite Le
Chapelier fut l'institutionnalisation politique.
Toutefois, même si la loi de 1901 « autorise la
création de groupements de personnes sans but lucratif 90 » et
la loi de 1884 sur les syndicats permettait la représentation des
intérêts ouvriers, les groupements se trouvent néanmoins
être mis à l'écart de toute action politique. Ce que
craignaient alors les républicains c'était, tout à la
fois, que l'engagement total des individus dans les groupements aliènent
la liberté des citoyens et, par voie de conséquence,
affaiblissent leur participation à la chose publique et que l'action
politique des groupements compromette l'intérêt
général en empiétant « sur les frontières
du politique91 » tout en se posant comme « une
puissance morale concurrente » de l'Etat.
Bien que la citoyenneté demeure une fiction construite
sur/ou par rapport à un idéal, elle garde quand même une
part, disons, factuelle. Sa factualité ou effectivité est
garantie par une mobilisation de symboles et d'appartenances faisant croire
certains individus qu'ils sont citoyens français et à d'autres
qu'ils ne le sont pas. Les citoyens s'identifient à une commune histoire
qui assure l'unité de la nation ; ils se tiennent comme des individus
partageant un territoire commun et une histoire commune réalisée
par des figures jugées, après coup, illustres, tels Jeanne D'Arc,
De Gaule, Robespierre, lesquels leur servent de modèles.
Cette forme de citoyenneté que Sophie Duchesne appelle
« par héritage » appelle les citoyens au patriotisme et est
le
90 Ibid, p. 23
91 Ibid,
premier moyen qui sert à opérer une distinction
entre nationaux et étrangers.
Disons cependant que la citoyenneté « par
héritage » qui mobilise un ensemble disparate de
représentations pour assurer ou inculquer plutôt un certain
comportement compatible avec les valeurs et idéaux de la
République ne suffit à elle seule pour décréter ces
valeurs dans la conscience des individus et ainsi déterminer leur
comportement par rapport à elles. Etant donné que le citoyen
renvoie avant tout à un individu structuré par un ensemble de
droits et de devoirs, d'autres moyens sont conçus pour inculquer les
devoirs auxquels le citoyen doit se plier : l'école.
L'école institutionnalise des dispositifs dont le but
est de socialiser le citoyen d'une façon telle que son comportement ne
soit pas marginal. L'instruction civique qui enseigne « la nation et
les devoirs que le citoyen a envers elle92 » joue ce
rôle « socialisateur » et elle assure la fonction de
reproduction de la société. L'Etat qui assure l'organisation de
l'école, depuis la séparation de celle-ci avec l'Eglise entre
1878 et 1886, pose comme obligatoire la scolarisation dont le motif semblerait
l'harmonisation des comportements dits citoyens.
La citoyenneté à la française «
adhère aux finalités et aux règles 93 » de la
République s'il est vrai, comme dit Anicet Le Pors, qu' « il
n'y a pas de citoyenneté sans finalités, sans
valeurs.94 » Ces valeurs, règles et
finalités sont filles d'une tradition que la République a faites
siennes et sont présentées ainsi en dehors de tout clivage
factuel.
92 Sophie Duchesne, Citoyenneté à la
française, Paris, Presse de la fondation nationale des sciences
politiques, 1997, p. 33
93 Anicet Le Pors, La citoyenneté,
PUF, 1999, p. 3
94 Ibid, p. 7
L'intérêt général qui est une des
valeurs de la citoyenneté est aussi pensée selon le modèle
de l'unité, il « prétend transcender les divisions
internes, les particularismes régionaux, les clivages sociologiques, les
conflits de génération.95 » De fait,
« la spécificité de la citoyenneté à la
française repose (...) sur la difficulté à penser le
pluralisme des appartenances.96»
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