Au-delà des aspects humanitaire et
économique de l'insécurité alimentaire et des
stratégies de lutte inhérentes, peuvent transparaître en
arrière-plan des enjeux sociaux et/ou politiques majeurs. Ainsi, NDEMBOU
pense que les lamibés entretiennent à leur manière
l'insécurité alimentaire au sein des populations dans la mesure
où « démographiquement minoritaires, les chefferies ont
beau jeu de créer l'insécurité alimentaire pour
préserver leur hégémonie régionale.
»108
Il qualifie le système de
prélèvement qu'ils ont instauré, et dont il a
été fait mention plus haut ( cf. La régulation sociale,
1ère partie, chapitre 2, 1-2-4), de « pouvoir
d'affamer » puisque s'exerçant en priorité sur les
moyens de survie des populations ; rendant difficile la cohabitation entre
dominants et dominés. En effet, REYNAUD109 a défendu
l'idée d'une régulation conjointe où la règle
commune peut être un compromis ou une accomodation entre groupes rivaux.
Constitutive des rapports sociaux, cette régulation devient alors un
enjeu. Elle peut aboutir au contrat, mais aussi au conflit. Ce sont des
conflits qui émaillent en effet les rapports entre les autorités
traditionnelles et les populations.
NDEMBOU pousse ainsi l'analyse plus loin en affirmant
que :
« Très souvent aujourd'hui, les
producteurs en viennent à refuser certains aménagements puisque,
disent-ils, cela va aiguiser l'âppetit des autorités
traditionnelles qui ne tarderont pas à exercer davantage de pression sur
eux. Dans certains villages, la SODECOTON a effectué des
aménagements pour tous habitants mais qui ont été
immédiatement récupérés par les autorités
traditionnelles qui ont imposé à tous une redevance sur un
aménagement pour
107 Cet article 2 figure sur tous les décrets,
arrêtés ou décisions portant nommination de responsables
à quelque poste de reponsabilité. Il stipule que «
L'intéressé aura droit aux avantages de toute nature
prévus par la réglémentation en vigueur
.»
108 S. NDEMBOU, op.cit..
109 Jean Daniel REYNAUD, Les règles du jeu.
L'action collective et la régulation sociale, Paris, Armand Colin,
1989.
lequel ils n'ont rient déboursé. Dans
ce contexte, les rapports sociaux sont loin d'être paisibles.
»110
La conclusion que nous pouvons tirer de ces propos
est que l'insécurité alimentaire que vivent les populations de la
région du Nord permet parfois, pour ne pas dire la plupart du temps, aux
autorités traditionnelles de consolider leur pouvoir
hégémonique. Cette situation trouve son fondement du fait de
l'organisation sociale hiérarchique. Certes ces lamibés n'ont
plus le droit de vie et de mort sur leurs sujets comme à une
époque plus ou moins lointaine. Il n'en demeure pas moins que leur
influence est certaine. D'ailleurs, ils structurent, avec les autorités
administratives, la vie socio-politique et économique du groupe. Le plus
souvent, ils imposent leur loi et leur volonté à leurs
administrés. Possédant eux-mêmes des réserves
stratégiques de denrées, ils connaissent difficilement
l'insécurité alimentaire.
Considérant le fait qu'ils servent de courroie
de transmission entre les populations dont ils sont les porte-parole et les
garants, et l'Etat et ses partenaires, c'est parfois chez le lawane ou le
djaworo que les denrées sont stockées avant d'être
distribuées aux populations bénéficiaires. Celui-ci peut
alors user et même abuser de son autorité au moment de la
distribution.
Sur un plan plus large, la lutte contre
l'insécurité alimentaire peut être sur un plan purement
politique. Si la sécurité alimentaire représente pour la
FAO « un facteur majeur de stabilité politique au sein des
Etats », les acteurs impliqués dans la lutte peuvent orienter
leurs actions à des fins politiques. L'alimentation étant un
droit inaliénable de l'homme, parce qu'elle fait partie de ses besoins
fondamentaux, tout ce qui peut concourir à maintenir so équilibre
nutritionnel est susceptible d'être instrumentalisé.
Selon JANIN et SUREMAIN, la crise alimentaire que le
monde a traversée en 2008
« a fourni à certains gouvernants une
scène politique : promettant aides et secours à 'leurs
populations', vantant les mérites de leur "diplomatie
alimentaire3, incitant à 'produire plus et manger local',
dénonçant les "commerçants
spéculateurs3. Certains en ont retiré des gains de
popularité qui dépassent sans aucun doute l'efficacité des
quelques mesures prises. »111
En parlant justement des mesures prises, certains
gouvernants, après avoir laissé la situation de
l'insécurité alimentaire pourrir sans prendre les dispositions
qui auraient pu anticiper ou réduire ce phénomène, se sont
érigés en « sapeurs pompiers » pour
apparaître aux yeux des
110 S. NDEMBOU, op.cit.
111 JANIN et SUREMAIN, op. cit.
populations comme leurs « sauveurs
». Ces mesures étaient ou sont sans commune mesure avec la
situation de crise. Par exemple dans la région du Nord, on laisse
d'abord le prix du mil atteindre des sommets et qui sont supérieurs aux
revenus des populations rurales déjà paupérisées ;
et par la suite, on baisse le prix de quelques francs. L'impact d'une telle
mesure sur les denrées elles-mêmes est presque négligeable.
Mais les retombées politiques, elles, sont nettement plus
perceptibles.
Parce que la règle qui prévaut dans le
contexte actuel est « la politique du ventre » comme
parlerait Jean-Francois BAYART112, la distribution de l'aide
alimentaire est parfois précédée de grandes mobilisations
ou meetings politiques au cours desquels ceux qui apportent cette aide
profitent de la situation pour des (re)positionnements politiques.
Antoine SOCPA condense cette reflexion en soutenant que
:
« dans certaines situations, l'aide
alimentaire est même utilisée comme des dispositifs de
mobilisation et d'instrumentalisation politique. Dans plusieurs pays africains,
les politiciens donnent à manger aux populations en échange de
leurs suffrages. »113
Même si, au moment oil l'aide alimentaire est
apportée, il n'y a aucune échéance électorale
à court terme, on fera appel à la mémoire collective pour
rappeler, opportunément, aux populations qu'elles ont été
soutenues, dans tous les sens du terme, pendant les moments difficiles et qu'il
serait de bon ton de renvoyer l'ascenseur à celui ou ceux qui ont su se
montrer généreux. Par exemple, la sécheresse de 2001 a
donné l'occasion à certaines élites
politicoadministratives de venir en aide aux populations. La même
générosité a été réclamée aux
populations lors de l'année électorale qui suivait.
L'année 2002 a été en effet marquée par par la
tenue des élections législatives et municipales. Les voix des
populations ont été sollicitées avec l'argument selon
lequel elles n'ont jamais été abandonnées en temps de
crise et qu'elles feraient bien de ne pas abandonner ceux qui ne les ont pas
abandonnées. En outre, si ces voix étaient accordées
à qui de droit, cette « générosité
» n'allait pas s'arrêter.
La plus haute autorité de l'Etat, à
savoir le Président de la République, à chaque crise
alimentaire, n'a pas manqué de prendre des mesures d'urgence pour
soulager « ses chers compatriotes ». L'une de ces mesures
est l'envoi de l'aide alimentaire d'urgence. A titre d'illustration, il a fait
parvenir aux populations sinistrées par la sécheresse de mai
2005, 2.000 tonnes de vivres. Il ne l'apporte pas lui-même, mais il
délègue cette tâche à une tierce
personne.
112 Jean-François BAYART, L'Etat en Afrique :
la politique du ventre, Paris, fayard, 1989.
113 Antoine SOCPA,
op.cit .
Même si le Chef de l'Etat ne demande pas
explicitement un retour d'ascenseur aux populations, certains parmi ceux qui
sont chargés de convoyer ladite aide ont tôt fait de convaincre
(même si cela est très difficilement vérifiable) les
populations que c'est grâce à leur entregent et à leur
relation personnelle avec le Président que cette aide leur est parvenue
; récoltant au passage gratifications, congratulations, respect et
reconnaissance des poppulations.
Ensuite, ces (( convoyeurs » croient
bon de rappeler aux sinistrés que le Chef de l'Etat sollicite en retour
leur soutien inconditionnel et indéfectible dans sa politique des ((
grandes ambitions » et ses différentes manSuvres politiques.
Ainsi, (( motions de soutien et de déférence »
(selon l'expression consacrée) fusent de tous les
côtés, même si ce (( peuple profond » n'est
parfois pas informé du contenu et des dividendes du document qui est
publié et dont il est le signataire.