L'insécurité alimentaire ne sauve pas
que des vies. Elle permet également de renflouer les poches ou
plutôt les caisses de certains acteurs qui sont impliqués dans
cette lutte. A leur tête les spéculateurs. Déjà en
1983, la spéculation était dénoncée dans le
document technique des diocèses du Grand-Nord en ces termes
:
« la commercialisation des
céréales et de l'arachide est dominée par un certain
nombre de gros marchands qui achètent sur les marchés des
villages. Il n'existe aucun contrôle et guère de surveillance des
marchés locaux. »104.
Le scénario est le suivant : des cocseurs
sillonnent, pendant les périodes de récoltes, les villages
à la recherche de la production agricole des agriculteurs. Ils
acquièrent à bas ou à vil prix de grandes quantités
de céréales et autres produits. La loi du marché
s'applique avec toute sa vigueur car plus l'offre est élevée,
plus le prix est bas. Comme c'est pratiquement la période des «
vaches grasses », les producteurs qui disposent de suffisamment de
réserves et qui ont besoin d'argent pour survenir à leurs besoins
(écolage, santé, habillement, fêtes ...) n'hésitent
pas à vendre, on dirait même brader, ce qu'ils ont si
péniblement produit et parfois sans prévoir un «
trésor de guerre » qui leur permette survivre pendant la
période des « vaches maigres ». Les cocseurs livrent
à leur tour à de grands marchands, les grossistes. Il arrive
souvent que le gros commerçant d'une localité soit le lamido en
personne ou l'un de ses affidés.
104 Diocèses de Garoua, Maroua, Mokolo,
Ngaoundéré et Yagoua, op.cit., p.20.
Lorsque la crise alimentaire survient, ces
commerçants vendent au prix d'or ce qu'ils ont acquis à vil prix
; ce faisant au passage de (très) gros bénéfices.
D'aucuns, pour glaner encore plus de profit, vont jusqu'à commercialiser
leurs marchandises dans d'autres régions du Cameroun ou carrément
dans les pays voisins notamment le Nigéria et le Tchad. Dans ce cas, les
prix sont exorbitants et les bénéfices maximisés. Dans le
même document, les diocèses du Grand-Nord constatent : «
des transferts de riz et de pois de terre vers le Nigéria. Nombre des
exportations ne sont pas bien contrôlées aux frontières,
pénalisant ainsi l'économie de la région, les
années de disette. »105
Les vivres qui passent frauduleusement la douane
permettent à quelques agents ou préposés des douanes
camerounaises d'engranger de faramineux montants dans un système oil la
corruption s'est érigée en valeur absolue106. Les
marchandises ainsi sorties frauduleusement non seulement dépouillent les
marchés, mais encore empêchent la rentrée des devises dans
les caisses de l'Etat quand celui-ci en a énormémént
besoin dans l'optique justement de créer des conditions de vie
favorables aux citoyens dont il a la responsabilité. Seuls quelques
personnages profitent de la situation pour se faire de gros sous et atteindre
un bien-être individuel, laissant la grande majorité de la
population dans un dénuement presque total.
Financièrement, une autre catégorie
d'intervenants dans la lutte contre l'insécurité alimentaire
profite largement de ce phénomène. Ce sont les organismes
internationaux et les ONG. En effet, leurs opérations se chiffrent,
comme nous l'avons constaté au chapitre 4, en milliers voire en millions
de dollars américains ; ce qui équivaut à beaucoup de
millions ou de milliards de francs CFA. Quand on y ajoute tous les frais
inhérents aux déplacements ou aux mises en mission de leurs
personnels, l'insécurité alimentaire est plutôt pour eux
une aubaine, une « poule aux cufs d'or » qui n'a pas
intérêt à mourir. Ce serait scier la branche sur laquelle
ils sont assis puisqu'ils y trouvent leur compte.
Dans le cinquième chapitre, nous avons
relevé les efforts consentis par l'Etat aussi bien en amont qu'en aval
pour limiter l'insécurité alimentaire et ses conséquences.
Ainsi, les pouvoirs publics investissent ou ont investi des milliards de francs
dans les organismes de développement qu'ils créent à cet
effet et dans tous les projets qu'ils ont mis sur pied. Les résultats
escomptés n'ont pas toujours été atteints. De plus, les
budgets d'investissement et de fonctionnement sont souvent mal
gérés ou simplement détournés par des responsables
véreux, entraînant le dépôt de bilan tel que
mentionné au premier chapitre. Par ailleurs, beaucoup de projets et
programmes qui
105 Diocèses de
Garoua, Maroua, Mokolo, Ngaoundéré et Yagoua, op.cit.,
p.21.
106 En 1998 par exemple, le Cameroun a occupé
le 1er rang mondial des pays les plus corrompus selon l'ONG
britannique Transparency International. Les douanes constituent l'un des
secteurs les plus gangrénés par ce fléau en compagnie de
la police, de la justice et des impôts.
ont bénéficié ou qui
bénéficient encore des financements de l'Etat ont
été mal ficellé et cachent des failles dont se servent
ceux qui les coordonnent pour grignoter les capitaux. Encore que tous les
responsables qui sont nommés à la tête d'une quelconque
structure ou programme bénéficient d'un traitement princier en
terme de rémunération et d'avantages bref de « l'article
2 »107.