I- La politique culturelle de Bordeaux
A) Sigma, une image de marque pour la Ville de Bordeaux
?
1- A quel point l'image de la première edition du
festival Sigma a t-elle profite à la Ville de Bordeaux ?
a) Sigma, un festival à une époque
donnée.
Ç Ceci nÕest pas un festival, ceci est un
espace dÕéchanges et de rencontres ». Par le fait
même de refuser la dénomination de festival, Roger Lafosse met
l'accent sur la relation avec le public, le dialogue et le partage de
Sigma. Le festival obéit à une logique
intéractionniste11 et se caractérise par une
confrontation des artistes aux autres, du public à l'art. D'autre part,
il ne faut pas oublier qu'il est né dans un contexte d'apres guerre ou
les idées neuves jaillissent mais sont encore mal connues. Alors que la
vieille Europe se releve de la guerre, aux Etats -Unis naissent de nouveaux
courants de pensées artistiques, l'avant-garde. Créer un
événement comme Sigma est des lors, une «
nécessité au pied du mur », un besoin d'une
société en reconstruc tion, comme « une
démangeaison, un besoin de dire et de faire », selon
Roger Lafosse 12.
Celui-ci, alors très impliqué dans le milieu
culturel par ses activités artistiques, prend l'initiative de ce projet
et décide de le proposer à sa ville natale, Bordeaux. Ë
force de persuasion, il convainc le tout nouveau maire de Bordeaux de
l'époque, Jacques Chaban-Delmas qui lui donne son accord pour une
édition d'essai. Le maire propose le nom de semaine de recherches et
d'actions culturelles à ce qui sera le futur Sigma, et fait
participer la Ville de Bordeaux à hauteur de 200
00013 francs pour la concrétisation du projet ; à
Roger Lafosse de trouver d'autres appuis financiers. Il rencontre ce soutien
aupres de son cercle d'amis, artistes et intellectuels.
Sigma na»t en 1965 sous la houlette de la
Mairie de Bordeaux, l'ultime édition aura lieu en 1997.
11 voir lexique
12 Gilles de BURE, « La marche en avant
», lÕimmobilier, 30 novembre 1967.
13 Entretien avec Roger Lafosse, avril 2003.
« Sigma est la pile d'un pont que nous langons au
-dessus d'une riviere indeterminee (...), le sablier qui
reunira les piles de Sigma, c'est la permanence de
Sigma, permanence que je souhaite et
que jÕappuierai 14 ».
C'est le début d'une longue aventure, animée par
Roger Lafosse et orchestrée par le maire de Bordeaux (voir annexe 1,
page 2 et 3).
Pour sa première édition Sigma confronte
le champ artistique aux nouveaux courants de pensée comme la
communication de masse, la cybernétique.
« Trois mille spectateurs15 assistent
à la première edition de Sigma un public d'intellectuels et de
bourgeois » selon Roger Lafosse.
a) L'onde de choc Sigma 1 : Quelle image à travers la
presse ?
Sigma ne fait pas les gros titres des journaux
nationaux, et la presse locale, à la fois curieuse et méfiante,
titre « Bordeaux va conna»tre son octobre ». Un octobre
bien différent des printemps rythmés par le Mai musical
depuis 1950, la presse est loin de crier au scandale, la programmation
placée sous le signe de la nouveauté est appréciée.
On remarque déjà un décalage entre l'image
médiatique et l'entrée politique du festival. Mais attardons-nous
sur quelques citations tirées de la presse.
« Le theme ne triche pas :
la technologie et son impact sur la pensee contemporaine ». le contenu non
plus : musique algorithmique, musique stockastique, probleme de communication
de masse, creations the%otrales 16».
On se félicite de l'initiative de création dans
une métropole provinciale telle que Bordeaux qui « peut
sÕillustrer en dehors de sa specialite et tenir autant
de place dans la vie economique et
culturelle du Pays que de Paris ».
On entrevoit d'ores et déjà, l'enjeu de
concurrence et d'image à travers la dynamique artistique du festival.
En revanche, la presse pointe le doigt sur la division du
conseil municipal face à Sigma.
« M. E. s'est fait, à ce sujet (Sigma),
l'interprete de l' Ç emotion » et de
lÕinquietude, souleve par le decha»nement
de la pornographie , des graffitis obscenes, des films
indecents et des ravages de la
drogue 17 ».
14 « Des voix nouvelles que j'aimerais voir explorer en
permanence, à bordeaux », interview de Jacques Chaban Delmas,
15 Sud Ouest, 15 novembre 1967
16 Michel RAGON, Arts et loisirs, 17-23 novembre
1965
17 « Sud Ouest » , 17 novembre 1965.
Avec une programmation de qualité, pensée et
engagée, la presse ne peut que souligner l'intérêt de ce
festival. Sigma se fait plus remarquer par la qualité de sa
réflexion autour de la pensée contemporaine que sur
véritablement son aspect provocateur.
En terme d'image, les médias félicitent la
Ville de Bordeaux, pour cette action innovante, mais les
retombées presse sont trés restreintes, en effet les
retombées quantitatives le prouvent. L'événement touche la
presse écrite locale et spécialisée (art). Sigma
fait donc une entrée timide mais remarquée. Pour la mairie, les
retours d'image sont plus visibles pour la deuxième édition.
En 1966, le festival totalise plus de dix mille
entrées, un public d `étudiants et d'intellectuels. Aux
prémices de 1968, Sigma suscite excitation et délire au
sein d'une jeunesse qui a besoin d'éclater. De là, né
l'intérêt des média nationaux pour Sigma, la
presse parisienne, à partir de la seconde année, se
déplace à Bordeaux pour voir ce festival à la fois
Ç scandaleux et excessif È. La nature même de ce festival,
nouveau à Bordeaux mais aussi sur le territoire français tend
à le placer sur un piédestal. S'il faut citer les festivals de
l'art d'avant garde de Paris, Marseille et Nantes qui ont eu lieu entre 1956 et
1960, pourquoi ne reconna»t -on pas une filiation directe avec ces
festivals dans la presse? Il pourrait se définir comme une
réplique sur un territoire donné d'un festival d' avant garde.
Qualifier Sigma d'annonce de mai 68 est une entreprise d'historien, mais nous
devons souligner son adéquation avec une époque agitée, il
faut convenir qu'il se définit comme une manifestation des
interrogations d'une génération. En effet, Ç ce fut un
rush, un raz-de-marée, une de
ces grandes lames de fond qui bouleverse l'ordre
établiÈ, selon le nouvel observateur du 30 novembre
1966.
2- Quelle dynamique à travers le
temps?
a) Sigma et la Ville de Bordeaux, des liens de plus en plus
forts.
Lors de sa création, Jacques Chaban-Delmas a pris la
présidence de l'association de soutien à Sigma.
L'équipe de Roger Lafosse (quatre personnes) et celle du maire
(quatre personnes) composent cette association dont le siege est à la
mairie. L'équilibre est parfait dans le comité et l'on ne peut
pas se poser la question de la liberté d'action de l'équipe
Sigma. Trés vite, le festival est victime de son succés,
de
telle sorte que le maire découvre les enjeux qu'il
représente en termes de dynamique culturelle. Son investissement dans
cette aventure se concrétise par de nombreuses actions en faveur du
festival, notamment lorsqu'il obtient en 1975 que l'état alloue à
Sigma une subvention annuelle et fixe18.
En 1975, au niveau local, Sigma est
définitivement reconnu comme un des plus grands équipements
culturels de la ville en abandonnant son statut de nomade. Une fois dans les
locaux de sa toute nouvelle acquisition : les entrepôts Lainé, il
est rattaché directement à sa politique culturelle et à
son image. Sigma quitte les lieux en 1989, c'est le premier signe de
divorce entre la Mairie de Bordeaux et le festival. Un sentiment
d'incompréhension s'empare de l'équipe Sigma qui
retourne à un statut mobile et itinérant voire vagabond. Il est
aisé de conclure qu'après avoir impulsé une nouvelle
dynamique créatrice dans Bordeaux, c'est lorsque la politique culturelle
de la Ville de Bordeaux s'appuie sur le CAPC19 que
ses rapports avec la mairie s'amenuisent.
b) Quelle evolution en terme d'image ?
Sigma restera novateur sur un plan politique. Bien
avant que les villes gèrent elles -
m ê mes leur propre politique culturelle, na»t d'une
initiative indépendante, un événement sur lequel va
s'appuyer toute la dynamique culturelle de la Ville de
20
Bordeaux presque jusqu'à la fin du m andat de
Jacques Chaban -Delmas .
Ç La reconnaissance de ce festival d'avant-garde
par le pouvoir local n'est pas fortuite21 È. Pour la
ville, Sigma représente la possibilité de
décentralisation du pouvoir culturel et permet la rénovation
culturelle de la ville. L'enjeu de l'image reste clairement
énoncé. : Sigma profite à Bordeaux. Et à
travers l'image dynamique de sa ville, Jacques Chaban-Delmas comprend qu'il
peut aussi travailler son image d'homme politique. Cependant, avec le temps,
les forces avant-gardistes s'épuisent. La recherche éternelle de
la création et de l'avant-garde est un travail intense, et le temps ne
joue pas en sa faveur: le public s'accoutume à ce type de manifestation.
De plus en plus lié à l'image du maire, au poids
décisionnel de la mairie, le festival
18 Charte culturelle du 23 mai 1975.
19 Centre d'Arts
Plastiques Contemporains.
20 Sigma impulse la création de
Sigmaquitaine, centre d'art et de communication et la création
des nouveaux outils de diffusion artistique des villes dont le CAPC.
21 Francoise TALIANO DE GARETS Ç le festival
Sigma de Bordeaux ( 1965-1990) È, Vingtième
siècle, octobre-dec 1992, Page 45.
évolue vers une certaine sorte d'institutionnalisation,
en perdant la liberté qui l'a toujours animée. Il évolue
vite vers un rapprochement de l'institution qu'est la ville. Petit à
petit, les enjeux d'image prennent le pas sur les enjeux artistiques, et ainsi
l'image de marque l'emporte sur la personnalité de Sigma . Nous
sommes dans les années 90, l'esprit iconoclaste perd de son lustre
après une période de succès total entre 1967 et 1975.
A partir des années 90, les critiques se font sentir,
certains expliquent la volonté d'arrêt du festival en
évoquant son manque d'adéquation avec son temps. Ç Le
contexte bordelais s'est modifié22 È. D'une part,
la municipalité a changé, d'autre part l'Etat attend de nouvelles
dispositions et de nouveaux engagements en termes de culture.
Sont évoqués les problèmes financiers et
la mauvaise gestion du festival, un investissement insuffisant dans la
création 25 % selon la mairie, 85 % selon son
créateur23. Dans Le Monde du samedi 9 novembre 1996,
le directeur régional des affaires culturelles déclare:
Ç L'équipe de Sigma, avait eu ces
dernières années le soutien de l'Etat pour
évoluer et rebondir (...) Faute de propositions
conséquentes, le ministère ne serait plus en mesure de
poursuivre son aide sans une redéfinition profonde des
objectifs du festival È.
Pour reprendre la phrase de Francoise Taliano de Garets:
Ç Le cas Sigma pose le problème du vieillissement d'un
festival d'avant garde (...) l'age aidant, la vitrine
a perdu de son éclat24 È.
c) La promotion des artistes, un des objectifs de
Sigma.
ÇNous sommes en fait une des marches
dans l'escalier qui amène à la
notoriété (...)C'est d'ailleurs pourquoi
viennent à Bordeaux les directeurs de festivals. Nous
essayons de mettre sur orbite les artistes
qui viennent chez nous 25È.
Expression d'une jeunesse en mouvement à la fin des
années 60, Sigma trouve plus que jamais sa place dans la
découverte de jeunes talents. Le festival en a ainsi nourri bien
d'autres et ceci, dans tous les domaines. Sigma a
révélé des artistes francais, locaux ou internationaux. On
lui a souvent reproché, à la fin de sa vie, de ne
22 V de SD, Ç Disparition sur fond de
polémique È, Sud Quest, samedi 22 février.
23 ibidem
24 Francoise TALIANO DE GARETS Ç le festival
Sigma de Bordeaux (1965-1990) È, Op. Cit. p.52.
25 Sophie Labayle, Sigma, l'aventure d'un
festival, édition Sigma, page 68.
pas assez mettre en avant les artistes bordelais. Or, la
dynamique de Sigma ne s'appuie pas autour des structures culturelles
locales mais autour des artistes bordelais que Roger Lafosse considère
comme un Çvivier È. Déjà pour l'une de ses
premières éditions, Sigma encourageait les artistes
peintres locaux à travers une exposition qui leur était
dédiée. Vers la fin des années 1980, Sigma
s'intéresse plus particulièrement à l'art vivant, les
troupes locales bénéficient d'une large programmation.
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