b) Le rapport aux territoires des enfants
de la rue
La notion de territoire
Il existe des lieux qui sont spécifiques aux enfants
des rues. Lorsqu'on les cherche il faut se rendre à des endroits
spécifiques. On appellera ces lieux les territoires des enfants. Un
territoire est une zone occupée, délimitée d'une certaine
manière et défendue contre l'accès des
congénères.
La logique de territoire
La logique de territoire développée par les
enfants de la rue s'inscrit dans le processus général de la
construction de la représentation spatiale des enfants.
Eu, égard à la problématique
spécifique des enfants de la rue, cette construction s'articule autour
de quatre paramètres psychologiques majeurs : la notion de
réversibilité, le temps de la clôture, le temps de
l'arrachement et le temps de l'éclatement.
- La notion de réversibilité
La logique de territoire des enfants de la rue est liée
à la représentation de l'espace de l'enfant. Jusqu'à
l'âge de douze ans, l'enfant ne dispose pas d'une capacité
d'abstraction suffisante pour intégrer l'idée de
réversibilité absolue du trajet. L'enfant ne connaît, en
effet, qu'une réversibilité relative fondée sur la
mémorisation des trajets expérimentés. En dehors de ces
trajets identifiés par l'enfant comme réversibles, l'enfant pense
que tout trajet abolit le point de départ.
A
B
Construction adulte de la
notion de réversibilité
Compte tenu de leurs conditions de vie, les enfants de la rue
ne connaissant que deux repères territoriaux : le lieu où
ils vivent en groupe et le lieu où ils sont éventuellement pris
en charge (centre d'accueil, etc.). En revanche, l'espace entre ces deux lieux
se présente pour eux comme un espace inconnu et, s'ils n'ont pas
déjà expérimenté la réversibilité du
trajet entre ces deux lieux, les enfants imaginent qu'une fois qu'ils ont
quitté un lieu, ils ne pourront jamais y revenir.
Construction des enfants de la rue
La clôture L'arrachement
L'éclatement
(Temps 1) (Temps 2) (Temps 3)
Pour les enfants, tout ce qui est hors de leur territoire est
hors de leur monde. Dans cette optique, ils ne quittent pas un lieu pour un
autre lieu mais leur territoire pour le vide. Cette conception de l'espace
explique notamment le changement de comportement de certains enfants qui,
lorsqu'ils sont amenés à s'éloigner un peu de leur
territoire se retrouvent en grande difficulté, alors même qu'ils
semblaient aller parfaitement bien sur leur lieu de vie.
- Temps 1 : la clôture
Contrairement à l'image traditionnelle de l'enfant de
la rue, caractérisé par son extrême mobilité et son
aisance à se déplacer dans la ville, la logique de territoire
témoigne précisément des difficultés parfois
insurmontables, des enfants de la rue à quitter leur lieu de vie. Le
territoire sur lequel vit le groupe d'enfants fonctionne, en effet, comme un
périmètre de sécurité constitué de
repères précis. Paradoxalement, ce territoire est
généralement un angle de rue qui représente, dans la
construction adulte de l'espace, davantage un lieu de passage (croisement entre
deux rues) qu'un lieu de clôture. Pourtant, pour l'enfant, l'angle de rue
incarne précisément un lieu de refuge par excellence dès
lors qu'il constitue la fin de la rue, c'est à dire la clôture
imaginaire de son territoire.
Le besoin vital de l'enfant d'une clôture spatiale se
justifie au regard de sa représentation corporelle. Pour tout enfant, le
lieu de vie incarne une partie de son corps et grandir, c'est
précisément apprendre à détacher son corps de
l'environnement grâce à l'évolution de sa capacité
d'abstraction. Déplacer brutalement un enfant de son territoire de vie
s'avère analogue, dans cette perspective, à détacher un
membre du corps suscitant un profond sentiment d'angoisse et de perdition.
- Temps 2 : l'arrachement
Le temps de l'arrachement correspond au déplacement de
l'enfant qui quitte son territoire pour un autre lieu, par exemple un centre
d'accueil. Non seulement l'enfant n'a peut être pas encore
intégré la notion de réversibilité du trajet mais
il n'a également peut être pas encore opéré le
détachement psychique de son corps avec son environnement. Pour cet
enfant, quitter son territoire signifie en d'autres termes, ne plus pouvoir y
revenir et se sentir « amputé » d'une partie de son
corps.
- Temps 3 : l'éclatement
Le temps de l'éclatement correspond notamment à
l'arrivée de l'enfant dans un centre d'accueil et d'hébergement.
Contrairement au regard adulte porté sur un centre, espace clos par
définition, l'enfant considère cet espace comme un lieu
dangereusement ouvert dans la mesure où ses repères spatiaux sont
bouleversés. Le temps de l'éclatement, c'est le temps
nécessaire à l'enfant pour s'adapter à ce nouvel espace en
recréant des repères de clôture.
Cette période de profonde angoisse est de nature
à provoquer le repli de l'enfant sur son corps dès lors qu'il
incarne le seul territoire connu. Ce temps de l'éclatement
s'avère tout aussi problématique dans la situation du retour de
l'enfant dans sa famille.
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