DEUXIEME PARTIE:
L'AFRIQUE ET LES AFRICAINS : IMAGE D'UN CONTINENT DANS
LA CULTURE OCCIDENTALE ET SON REFLET DANS LES ECRITS DU PERE AUZANNEAU
Chapitre IV
LA CONSTRUCTION DE L'IMAGE DE L'HOMME NOIR DANS
L'IMAGINAIRE FRANCAIS
La représentation des Noirs dans l'imaginaire des
Européens a une histoire. Ce chapitre, sans vouloir reprendre cette
histoire qui, somme toute, est assez connue, se propose d'étudier assez
brièvement le mécanisme d'élaboration de cette image en
remontant des origines jusqu'au siècle des Lumières.
A- Le Nègre dans la pensée
médiévale
Au cours du Moyen Age, la connaissance de l'Europe sur
l'Afrique était fort confuse. On ne connaissait pas À ou à
peine À ce continent pourtant si proche. Ce qu'on disposait sur
l'Afrique en termes de connaissance était des éléments
géographiques et anthropologiques rudimentaires et souvent
légendaires. Les rares sources d'information sur le sujet remontaient
aux écrits d'Hérodote, du cinquième siècle avant
Jésus-Christ, et surtout à ceux laissés par Pline
l'Ancien, au premier siècle de notre ère.
Hérodote, après avoir fait de nombreux voyages
à travers la Grèce, l'Egypte et l'Asie mineure, présenta
les Africains comme des êtres se nourrissant de locustes et de serpents,
pratiquant le partage des épouses et communicant non à l'aide
d'un langage humain, mais de « cris aigus comme des
chauves-souris109. » Selon le grand historien grec,
considéré comme le père de l'Histoire, habitaient en
Afrique les animaux sauvages ainsi que des cynocéphales et des
acéphales. Les descriptions de Pline ne sont pas différentes de
celles de son prédécesseur. Solinus partage cette vision de
l'Afrique avec ses lecteurs du Moyen Age. Pour lui, les
109 HERODOTE, Histoire, Paris, 1949, t.4, cité
dans COHEN, William B., Français et Africains. Les Noirs dans le
regard des Blancs. 1530-1880. p. 22
Garamantes110 possèdent leurs femmes en
commun ; les Cynamolgies ressemblent à des chiens avec leurs «
longs museaux » alors que d'autres sont dépourvus de nez, de bouche
ou même de langue111.
S'ils restent limités, les textes de l'époque
s'accordaient néanmoins à présenter une Afrique
fantastique où l'on pouvait rencontrer les êtres les plus
incroyables et les plus divers. Les Africains, tels qu'on les imaginait,
étaient des monstres. Ce sont des êtres sortis des cauchemars.
Selon des légendes, ils furent des Cyclopes de plusieurs mètres
de hauteur, des unijambistes, d'autres ont des cornes au front, des queues au
bas du dos, certains n'ont qu'un oeil au milieu de la poitrine, d'autres sans
tête, on en connait même qui changent périodiquement de
sexe112.
Cette description imaginée de l'Afrique concorde au
sens donné à l'adjectif noir qui remonte, parait-t-il,
aux origines même du langage. Le noir évoque la terreur, les
ténèbres, l'obscurité, la tristesse, le malheur
; il signifie méchant, mauvais, impur, tout ce qui est
contraire au bien, mais aussi au blanc qui, lui, renvoie à la
lumière tout ce qui est pur, juste,
parfait...113 Le noir est assimilé à
la nuit, aux forces du mal. C'est la couleur de la faute et de la
saleté114. Ignacy Schas dans un article remarque ce qui suit
: « Il [le noir] personnifiera même, dans les
traditions populaires, le diable quoique à la suite des invasions
mongole, l'enfer gothique ait été peuplé de monstres
d'inspirations orientales115. »
110 Les Garamantes étaient un ancien peuple
libyco-berbère qui nomadisait, depuis le IIIe millénaire avant
notre ère, entre la Libye et l'Atlas plus particulièrement autour
des oasis de Djerma (nom moderne de leur capitale, Garama) et de Mourzouk. Leur
nom signifierait « les gens de la cité ». Ils faisaient partie
de cet ensemble de populations à peau sombre qui se distinguent des
négroïdes soudanais et des blancs méditerranéens. Il
est probable qu'ils auraient été encore plus au Sud, jusqu'au
fleuve Niger et la région de Gao
111 SOLINUS, Caius Julius, The excellent and pleasant work.
Londres, 1957 chap. 42 Cité dans COHEN, William B. Op. cit.,
p. 22
112 Cette description, on la doit à HOFFMAN,
Léon-François, Le nègre romantique. Personnage
littéraire et obsession collective, Payot, Paris, 1979, p. 16
113 Grand Larousse encyclopédique t. 7 p. 794
114 ECHE, Antoine, « L'image ethnographique africaine de
l'Histoire générale des voyages » in L'Afrique
du siècle des Lumières, savoirs et représentations
pp. 207-222
115 SCHAS, Ignacy, « L'image du Noir dans l'art
européen ». in Annales. Economie, Société,
Civilisation. 24e Année, N°4, 1969, pp. 883-893
La tradition chrétienne renforce cette idée en
associant à la couleur noire la représentation du
péché et de la malédiction divine. Etre noir est horrible
et révoltant. Saint Benoit de Palerme supplia Dieu de le rendre hideux
afin qu'il ne succombât aux femmes. Dieu l'a entendu et le transforma en
Noir et c'est ainsi qu'il devient saint Benoit le Maure116. Au
Moyen-Age, les expressions « le grand cavalier noir », « le
grand nègre » étaient des périphrases pour parler de
Satan dans les milieux chrétiens de l'époque.
Dans cette caractérisation du Nègre
précédemment présentée, Léon-François
Hoffman se rend compte d'une imprécision :
« Le Moyen Age ne différenciait guère
les Arabes des Noirs. Le mot nègre, d'origine ibérique, n'est
d'ailleurs pas attesté en français avant 1516, et c'est dans le
récit de voyage de Parmentier, que l'on signale son apparition. Le mot
est rare jusqu'au XVIIIe siècle. Jusque-là, on se contentait de
Maure, Africain, éthiopien, adjectifs purement géographique, ou
d'hommes neirs, adjectif descriptif qui n'est pas explicitement
péjoratif117.»
Cette confusion va jusqu'à assimiler sous le méme
vocable d'Afrique Noire, les PeauxRouges des Indes Occidentales nouvellement
découvertes.
Dans cet ouvrage consacré à l'image du
Nègre dans la littérature romantique, Léon François
Hoffman soutient que si la vision du Nègre dans la littérature
médiévale a été négative, elle n'avait pas
pour base le préjugé de couleur qui est l'apanage des temps
modernes. « L'Hellène se considérait certes
supérieure au barbare, le civis romanus à celui qui
l'était pas, mais l'infériorité des Cycambres, des Perses
ou des Ethiopiens était culturelle et non pas raciale. 118 »
Et méme si l'on peut commencer à remarquer un certain embryon de
racisme chez certains penseurs grecs qui cherchaient à justifier par la
biologie la distinction de caste ou de classe, la « conscience collective
» de l'Antiquité n'a pas été totalement atteinte.
Url :
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1969_num_24_4_422144
Consulté le 05 février 2011
116 COHEN, B. William, Français et Africains. Les
Noirs dans le regard des Blancs 1530-1880. p 38
117 HOFFMAN, Léon-François, Op. cit., p.
20
118 Ibid. p. 2
Toutefois, dans la Chanson de Roland, l'auteur
évoque l'image des Nigres qui composaient les troupes de
l'Islam en parlant de Carthage, Garmalie et Ethiopie comme étant une
terre maudite ; il fait une très brève description des habitants
: « Leurs nez sont grands, leurs oreilles larges... »
Encore, nous dit Hoffman, c'est image n'est pas à assimiler
à un préjugé de couleur ni de race, puisque Jehan Bodel
emploie tout naturellement la même image en décrivant un des
protagonistes de la Chanson des Saisnes, écrit un siècle
plus tard.
Mais, dans l'ensemble, l'on est en présence d'une image
purement négative des Noirs fondée sur des a priori que l'on ne
cherche pas forcément à vérifier. Cette
représentation que l'on se fait du monde noir est partagée voire
légitimée par l'Eglise qui véhicule le mythe de la
malédiction de Cham qui proviendrait, selon Alphonse
Quenum119, des spéculations rabbiniques très
anciennes du IIIe au ye siècle. Ce mythe
constitue même le fondement biblique du racisme, car il fait de Cham,
l'ancêtre des Noirs, le maudit, qui devra être le serviteur de ses
frères Blancs, donc inférieur à eux. Le fils de Cham,
Chanaan, est le père de Kush dont descendent les
Ethiopiens120.
Ainsi est présenté le récit de la
malédiction de Cham :
« Noé commença à cultiver la
terre, et planta de la vigne. Il but du vin, s'enivra, et se découvrit
au milieu de sa tente. Cham, père de Canaan, vit la nudité de son
père, et il le rapporta dehors à ses deux frères. Alors
Sem et Japhet prirent le manteau, le mirent sur leurs épaules,
marchèrent à reculons, et couvrirent la nudité de leur
père ; comme leur visage était détourné, ils ne
virent point la nudité de leur père. Lorsque Noé se
réveilla de son vin, il apprit ce que lui avait fait son fils cadet. Ft
il dit : Maudit soit Canaan ! Qu'il soit l'esclave des esclaves de ses
frères ! Il dit encore : Béni soit l'Éternel, Dieu de Sem,
et que Canaan soit leur esclave ! Que Dieu étende les possessions de
Japhet, qu'il habite dans les tentes de Sem, et que Canaan soit leur esclave
! 121 »
Il n'est pas question ici de montrer le coté
erroné de cette interprétation auquel plusieurs ouvrages et
articles sont consacrés.122 Mais, il est intéressant
de remarquer que si l'explication est faussée, le mythe chamitique
arrive toutefois à être largement diffusé au point de
devenir
119 QUENUM, Alphonse, Les Eglises chrétiennes et la traite
atlantique du XVème au XIXème
siècle. p. 31
120 Cette descendance semble très douteuse par certains
auteurs dont Alphonse Quenum.
121 Genèse 9, 20 à 27, version Louis
Segond, 1910
122 Citons par exemple : LECUYER, J. « Libermann et la
malédiction de Cham. » dans Libermann de Paul Brasseur et
Paul Coulon. Le Cerf, pp 327, 362, 552 et QUENUM, Alphonse. Op cit.
une vraie doctrine traditionnelle. A noter que ce mythe
servait aussi à justifier les trois ordres de la société
médiévale en attribuant à la noblesse la descendance de
Japhet, aux clercs Sem et aux serfs Cham. L'importance accordée à
ce récit est telle qu'il arrive à modeler même les
comportements de grands missionnaires tout au long du XVIIIe et
XIXe siècle. On retrouve cette malédiction noarchique
sur les lèvres et dans les écrits de plusieurs
généreux fondateurs d'ordre missionnaire en évoquant sans
cesse le sort des enfants infortunés de Cham auxquels ils devaient
apporter le salut en Afrique noire123. Qu'est-ce qui a pu donc
favoriser cette diffusion ? A. Quenum attribue le succès de cette
exégèse à la fonction même qui lui était
attribuée : légitimer la traite des nègres. Pour
Hoffman124, elle était nécessaire pour résoudre
le problème de la couleur des Noirs, énigme de l'époque.
Les théologiens considéraient la noirceur des Africains comme
signe d'une malédiction divine. On pourrait ajouter à cette
explication, le besoin pour l'Occident de trouver un fondement à sa
prétention de supériorité justifiant ainsi sa «
mission civilisatrice » dans laquelle les missionnaires allaient jouer un
rôle majeur.
Toutefois, dès le XVIe siècle, on
commence par remettre en question cette explication de la couleur des Noirs qui
parait trop métaphysique. Jean Bodin dès 1572, commence à
se montrer très sceptique par rapport à cette théorie :
« J'ai peine à croire l'opinion que nous transmet certain
docteur, que ces hommes soient devenus noirs pas la malédiction de
Cham125. » Face à ce doute qui commence à
gagner les esprits des gens, il fallait trouver à la couleur des
Nègres et à son infériorisation À les deux
étant liées - d'autres explications ayant au moins une apparence
scientifique, mais qui sont tout aussi fausses.
Certains pensent que ce serait l'action de la chaleur du
soleil qui noircit l'épiderme : un Africain émigrant en zone
tempérée aurait peu à peu la peau blanchit ; le Blanc
subirait l'action inverse après un long séjour en Afrique. A
cette époque le recrutement des marins pour les mers du sud était
difficile, ces derniers craignaient de voir leur peau devenir noire sous les
rayons du soleil126. D'autres associent la couleur des Noirs
à l'humidité ambiante, à
123QUENUM, Alphonse, Op cit., p. 33
124 HOFFMAN, Léon, Op. cit., p. 46
125 BODIN, Jean, La Méthode de l'Histoire, p.
70. Cité dans HOFFMAN, Op. cit., p. 47
126 COHEN, B. William, Français et Africains. Les
Noirs dans le regard des Blancs 1530-1880. p32
l'excès de sécrétion biliaire, à
l'usage de certains aliments127. Ils vont même jusqu'à
penser qu'en enduisant leur corps de peinture noire pendant leur grossesse, les
Africaines déterminent la couleur de leurs enfants. Cette explication
par le milieu naturel aurait affirmé normalement qu'il y a une
égalité entre les races, ne serait-ce qu'en théorie. Elle
est défendue par les monogénistes pour qui l'humanité
serait issue d'un seul couple géniteur. Les différences physiques
ne seraient alors que le résultat des facteurs externes venant du
milieu. Les polygénistes, quant à eux, pensent qu'il y aurait une
origine séparée des races, ce qui exclurait toutes
affinités, toutes parentés entre elles.
Tous ces débats sur la couleur de l'épiderme du
Noir montrent que pour les Européens, cette caractéristique du
Nègre est anormale, puisqu'ils ne manifestent pas autant
d'intérêt pour la leur considérée comme étant
la « norme ». Expliquer la noirceur des Africains par l'influence du
milieu revient à dire qu'à l'origine tout le monde était
blanc, l'homme est créé blanc et que le Noir est une
déchéance du prototype humain qui est l'homme blanc. Cette
dégénération exprimée dans la couleur de l'Africain
affecte, selon certains, ses capacités intellectuelles, mais aussi sa
physionomie ; d'oü une explication des traits
négroïdes128. Ces discours n'ont pour finalité
que de prouver que le Noir est inférieur au Blanc. Hoffman cite Jean
Meckel qui, après avoir disséqué deux Noirs, arrive
à la conclusion que le sang du Noir est différent de celui du
Blanc, montrant ainsi que ce dernier appartient à une autre
espèce. Idée qui sera développée et
systématisée plus tard par les racistes pseudo-scientifiques. On
y reviendra.
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