La représentation de l'Afrique et des Africains dans les écrits d'un missionnaire poitevin. Le père Joseph Auzanneau à Kibouendé (Congo français) 1926-1941( Télécharger le fichier original )par Josué Muscadin Université de Poiters - Master 1 2011 |
B- L'intellectuel qu'il était...Au début de sa carrière de professeur, il a pu faire la connaissance de plusieurs personnalités déjà matures dans le domaine de l'écriture. Il a fait la rencontre au collège Saint-Stalisnas d'un éminent professeur, Georges Duret. Prétre vendéen d'origine, professeur de lettres et de philosophie, linguiste, théologien, écrivain et poète, G. Duret aura une influence décisive dans la vie intellectuelle du Père Auzanneau. Grâce à son ami, le missionnaire apprend à connaitre des écrivains de renom tels Charles Péguy, Paul Claudel à qui il consacre un article après sa mort, Psichari, Joseph Lotte. A côté de son travail missionnaire, le Père Auzanneau s'exerçait à des activités intellectuelles telle l'écriture. S'il consacre beaucoup de son temps à écrire à sa famille pour l'exposer la trame de vie qui est la sienne dans les brousses congolaises, il prend aussi son temps pour décrire à travers des textes les moeurs et les scènes des habitants de M'bamou77 ainsi que ceux de Kibouendé dans ce qu'il était courant d'appeler à l'époque son carnet de voyage. Il a signé plusieurs articles dans des journaux religieux, comme La croix du Congo78, mais aussi à caractère laïque, Méridiens de France et d'Afrique79. Lors d'un séjour de trois mois qu'il a fait à Fort Rousset80, situé au Nord du vicariat apostolique de Brazzaville, il rédigea le texte le plus volumineux qu'il a laissé, texte qui remplit quatre cahiers81 (format 9X15). D'un total de 182 pages, le texte s'intitule, L'évolution vue de ma fenetre. Il s'agit d'un bilan de travail du missionnaire dont la fin est proche. Il y expose le progrès des populations au près desquelles il a exercé son ministère. Ces peuples qui deviennent maintenant des évolués, selon lui, passent à un état supérieur de leur existence. Travail de la civilisation, mais aussi de la christianisation qui doit, selon lui, continuer à travers le temps 77 M'bamou, c'est le village oü résidait le Père Auzanneau dès son arrivée au Congo le 5 mars 1926. Il y passa un an, puis il le laisse en juillet 1927 au profit d'un autre village, Kibouendé, oü il demeura durant tout son séjour au Congo. 78 ERNOULT, Jean, Mazano... Op. cit., p. 10 Ce journal prendra par la suite le sous-titre de Journal des évolués congolais en 1945 79 Ibidem. Il est édité au Cameroun sous le titre Des mots...mais pour de vrai 80 L'ancien nom d'Owando, capitale de la région la Cuvette située dans la partie centrale de la République du Congo. Elle est bornée à l'Est par la République démocratique du Congo et le Gabon à l'Ouest. 81 Dans son éloge funèbre, paru dans la Semaine Africaine en 1967, le Père Maurice Ramaux parle d'une quarantaine de cahiers laissé par son homologue poitevin, mais tous ne sont pas retrouvés. jusqu'à déboucher sur une certaine émancipation de l'homme africain. C'est donc un texte dans lequel l'auteur apprécie le fruit de ses vingt-trois ans d'expérience missionnaire82. Le Père Jean Ernoult qui, semble-t-il, a pu faire la lecture de l'ensemble du texte, cite les sous-titres et grands thèmes développés dans chacun de ces cahiers. Les deux premiers cahiers sont sous-titrés La mission devant l'évolution ; le troisième se divise en cinq parties : Les biens spirituels, sur le Mbongui83, Biens sociaux, surtout biens politiques, Egalité ou inégalité, Bien lire ; Elites-masses, Masses et Elites africaines, Perspectives et anticipations sont les trois chapitres du quatrième manuscrit du missionnaire. Tout compte fait, le missionnaire se montre intéressé à des thèmes assez vaste et relevant des domaines divers comme l'anthropologie et la sociologie, sans oublier la théologie, mais aussi l'enseignement pour lequel finalement, il semble avoir un faible. Si on n'a pas eu la chance de lire le texte en entier, inaccessible à nous, nous pouvons de toute façon nous faire une idée de la manière dont ces sujets pouvaient être traités en se référant à l'esprit du temps, précisément à la conception méme des missionnaires sur le continent noir. Ces thèmes sont abordés avec l'oeil d'un Européen sûr de sa supériorité de race, se croyant investit d'une mission civilisatrice qui consiste à apporter les valeurs de la civilisation occidentale aux peuples estimés sans valeurs ou jugées inférieures. En ce sens, l'auteur de ce texte, un missionnaire en fin de carrière, devrait se servir de ces termes pour justifier un projet déjà mis en place parmi les populations congolaises, mais aussi pour perpétuer, avec bien entendu possibilité d'évolution, certaines idées ambiantes qu'on se fait de l'Afrique précédemment. Le poitevin est un homme de lecture. Il prend le soin de rappeler à sa famille son amour pour les livres : « Il y a un livre qui vient de paraitre auquel ont collaboré plusieurs de mes anciens professeurs ou amis de Poitiers. Vous savez que j'aime beaucoup les livres84. » Sous un ton humoristique, il décrit sa réalité tout en laissant entendre l'incommodité de son 82 Il faut dire que nous n'avons pas pu avoir accès à ces documents dont certains sont égarés et donc, ce jugement porté sur l'oeuvre du missionnaire ne se fait que sur un extrait du texte que nous arrivions à trouver dans l'annexe de la publication que fait le père Jean Ernoult. 83 Mbongui est un mot de langue lari, un dialecte congolais que parlait le père Auzanneau qui signifie lieu de rencontre. Au Congo, mais aussi en Afrique Centrale, il semble que le terme aurait un rapport avec le folklore et désignerait une forme de danse. 84 « Lettre du 7 août 1927 », cité par ERNOULT, Jean, Op. cit., p. 58 périple : « Or, dans mes voyages, je trouve plus de sables et de grandes herbes que de livres85. » La lecture représente pour lui une nécessité, ce n'est pas un simple exercice. Par rapport au milieu où il vit, privé des fréquentations de ses amis intellectuels avec qui il entretenait sans doute des conversations fructueuses et maintenant entouré de Noirs avec qui il ne peut rien échanger, le fait de lire devient pour lui quelque chose nécessaire : « Ici on a besoin de lire un peu pour se changer de climat. » Le bibliophile tient tellement à ses lectures qu'il préfère que sa famille pense, à un certain moment, davantage à lui envoyer de livres que de l'argent86. Voilà un autre atout important pour se faire une certaine idée sur l'essence de ses écrits : les lectures du missionnaire. Dans sa correspondance avec sa famille, il fait souvent référence à ses lectures, soit pour leur demander de ne pas oublier de lui payer les frais de ses abonnements, soit pour les remercier de l'avoir fait, ou encore pour commenter l'actualité nationale et internationale en se servant des informations trouvées dans les revues qu'il reçoit assez régulièrement. Ces revues sont les suivantes : La Semaine Religieuse de Poitiers87, une revue du diocèse de Poitiers qui parle de la vie de l'Eglise et de l'état des missions à travers le monde ; le journal La Croix, quotidien catholique qui se distingue de la Semaine Religieuse en ce qu'il est national et accorde une certaine importance à l'actualité politique au cours de son existence ; la Revue des Deux Mondes, l'une des plus anciennes des revues françaises créées pour donner une tribune aux idées politique en France en relation avec les autres pays d'Europe et avec le continent américain en particulier. A la fin du XIXe siècle, sous l'influence de Ferdinand Brunetière88, elle soutient l'Eglise catholique contre les offensives anticléricales et devient foncièrement de Droite89. Ainsi, la lecture de ces revues religieuses et politiques, vu leur orientation, devrait consolider sa position de conservateur sur le plan idéologique, ce qui devrait influencer ses vues lorsqu'il aborde des questions de sociologie politique, comme le 85 Ibidem 86 « Lettre su 02 janvier 1929 », cité par ERNOULT, Jean, Op. cit., p. 81 87 C'est le nom de plusieurs périodiques religieux parus à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle en France mais aussi ailleurs, comme au Québec. 88 Ferdinand Vincent-de-Paul Marie Brunetière (1849-1906), historien de la littérature et critique littéraire français. Collaborateur puis directeur en 1893 de la Revue des Deux Mondes. 89 http://archive.wikiwix.com/cache/?url=http://www.revuedesdeuxmondes.fr/site officiel de Revue des deux-Mondes. Consulté le 26/02/2011 rapport masse-élite, égalité-inégalité... Cette brève description qu'il donne de ce qu'on pourrait appeler la nouvelle classe possédante africaine est symptomatique de sa pensée : « Les indigènes qui gagnent de gros salaire se précipitent sur la première nouveauté qu'ils voient. Leur vanité n'a d'égal que leur inconstance. Passant du jour au lendemain de l'état primitif à une civilisation matérielle raffinée, ces gens-là ne sont pas habitués et vous pouvez deviner ce qui s'en suit...Quand aux vertus d'ordre, d'économie et de propreté, ça n'est pas encore rentré, mais on s'achète des flacon soi-disant d'odeur. Il reste pourtant beaucoup à faire au point de vue sanitaire et hygiénique90. » C'est une description qui est en conformité avec l'image que le missionnaire se fait du pays, une image teintée de clichés et de stéréotypes déjà élaborés depuis plusieurs siècles dans l'imaginaire européen. Pourtant, ces attitudes que le Père semble reprocher sont utiles pour ses compatriotes commerçants. Ces gens qui font des dépenses excessives constituent un marché prometteur pour l'économie française : « je vous assure que les commerçants exploitent ce goût 91». Ce nouveau groupe social qui émerge, le missionnaire se garde de le voir comme étant l'élite économique du pays. Il les appelle les nouveaux riches92. Ce faisant, il les compare à ce qu'on désignait en France dans la période de l'entre-deux-guerres sous l'expression péjorative « la nouvelle cruche. 93» Il donne lui-même une définition à l'élite : « Je consentirai à nommer élite, non pas ceux qui remplissent le pays de leur verbiage ou leurs poches d'avantages, mais ceux qui seront prêts dans les chantiers ouverts. » Cette définition nous révèle un élément essentiel pour appréhender le schème de pensée du personnage. Sur le plan philosophique, il est à juste titre un utilitariste94, puisque ce qui importe pour lui dans toute chose, c'est le côté pratique ; il est donc un pragmatique. D'autre part, on aurait pu croire qu'ici le missionnaire est pour un développement réel de l'homme africain, s'il n'avait pas continué sa réflexion dont la suite nous permet de voir finalement de quels chantiers il est question dans sa définition. Il s'agit des prétres africains, « co-bâtisseurs 90« Lettre du 11 aout 1929 », cité par ERNOULT, Jean, Op. cit., p. 90 91 Ibidem 92 Ibidem 93 L'expression fut utilisée pour qualifier défavorablement les personnes qui se sont enrichies rapidement, parfois de manière suspecte, et qui dépensent de manière ostentatoire leur argent. 94 L'utilitarisme, doctrine philosophique qui fait de l'utile, de ce qui sert à la vie ou au bonheur, le principe de toutes les valeurs dans le domaine de la connaissance comme dans celui de l'action. de la cité de Dieu en Afrique qui devront travailler à l'édification d'une cité humaine qui ne soit pas un succédané du ciel, mais l'habitation provisoire des hommes appelés au royaume de Dieu. En remplissant cette tâche, ils travailleront pour l'évolution du pays95. » C'est donc, on le voit, le développement de la religion chrétienne, avec bien entendu tout ce qu'elle peut avoir comme « vertu », qui constitue ces chantiers ouverts. Si cette catégorisation de l'élite qui ne concerne que les ministres du culte africains se révèle simpliste, elle témoigne néanmoins d'une certaine évolution dans le regard que les missionnaires portent sur l'Afrique. Car, elle envisage de laisser les indigènes « évolués » dans la continuation de l'oeuvre évangélisatrice, ce qui n'était pas envisageable précédemment. L'oeuvre d'écrivain du missionnaire, on l'a vu, aborde des sujets relevant des domaines assez différents et vastes, mais ne se résume pas à des textes en prose. Il se laisse emporter quelque fois par sa muse pour éclore son coeur afin de livrer à ses lecteurs l'état de son âme. Grand ami, mais aussi grand lecteur de G. Duret et de Péguy, tous deux poètes, l'amour du Père Auzanneau pour la poésie ne semble pas né par hasard. Sans vouloir établir un déterminisme entre ses fréquentations et ses créations littéraires, il nous semble que ces auteurs aient une grande influence sur sa plume. Car, mis à part son amour pour ces auteurs exprimé par ses fréquentes citations de leurs oeuvres, on retrouve chez lui, comme chez Péguy, le poète converti, cette fonction émotive de la poésie. Pour lui, ce genre littéraire est un moyen d'exprimer ses sentiments personnels. Ainsi, s'en sert-t-il pour témoigner son dévouement à la cause de Dieu, ce à quoi il consacre la quasi-totalité de ses vers, du moins de ceux qui arrivent jusqu'à nous. Il s'agit, entre autre, des réflexions profondes sur sa relation avec son père céleste, comme témoignent ces extraits ci-dessous : « Voici mon coeur tantôt volage, inconscient Voici mon coeur tantôt folâtre, insouciant Voici mon coeur tantôt caquetant et fouillant Je me lamente ainsi qu'un homme qui se noie, Je m'inquiète et cherche en tâtonnant ma voie Sous un fardeau bien lourd voici mon coeur qui ploie 95 AUZANNEAU, Joseph, « L'évolution vu de ma fenêtre », ERNOULT, Jean. Op. cit., 257 Soulagez-moi, Seigneur, et faites que j'y voie !... 96» Ces strophes composées d'alexandrins et de rimes plates relativement riches, rappellent le classicisme français de la deuxième moitié du XVIIe siècle. Si pour son époque, l'usage de l'alexandrin est devenu un peu moins prestigieux avec Victor Hugo qui l'a disloqué97, le respect de cette forme de versification exige néanmoins un effort intellectuel considérable et témoigne du talent de versificateur du missionnaire. Par ailleurs, ces vers expriment le désir d'une âme languissante qui cherche un endroit oü trouver refuge. Outre sa communion avec Dieu, d'autres thèmes semblent abordés par le poète98 qui fut, rappelons-le, dans sa jeunesse chargé d'enseignement. Ainsi, entend-t-il apporter dans ses réflexions des recommandations aux écoliers. Dans ce quintil que tire Jean Ernoult dans l'un des cahiers laissé par le missionnaire, le Père Auzanneau, après avoir insisté sur la signification du fait de lire, qui est pour lui, s'attacher à découvrir dans un texte le vrai sens, la valeur des mots ou expressions, de comprendre son texte ...99 », il montre les bienfaits d'un tel acte et encourage les élèves à s'exercer à la lecture : « Courage et prud'homie et noblesse et droiture Vous en découvrirez les germes prometteurs Dans l'application d'une exacte lecture Ecoliers, mes amis, je vous le dis sans rire Estimez grandement la vertu du bien lire100. » Cette volonté d'être utile semble finalement être un trait caractéristique de la vie du personnage qui, non seulement, on l'a vu, se montre prêt à braver la mort pour servir son pays, mais aussi, n'aménage pas ses efforts pour apporter l'Evangile en Afrique, le tombeau de l'homme blanc101. 96 ERNOULT, Jean, Op. cit., p. 8 97 J'ai disloqué ce niais alexandrin. « Quelques mots à un autre » 1, 26. Les Contemplations, 1856 98 Peut-on dire que le missionnaire fut un vrai poète ? On n'a pas assez d'éléments pour faire cette analyse, les strophes dont nous disposons étant très peu et disparates. 99 ERNOULT, Jean, Mazano... Op. cit., p. 261 100 Ibidem 101 Il s'agit d'une expression de l'époque pour signifier de manière imagée que l'Afrique est mortifère. |
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