Chapitre IX LA VOIX CONTESTATAIRE DES INTELLECTUELS
NEGRO-AFRICAINS.
Dans cette dynamique qui conduira à un nouveau regard
sur l'Afrique, on ne peut pas exclure le rôle des Africains et des
Négro-africains qui prendront conscience qu'ils sont victime de leur
infériorisation par l'Occident et s'attacheront à revendiquer
leur humanité pleine et entière avec tout ce qui en
découle. L'objet de ce chapitre consiste à présenter cette
prise de conscience et la lutte idéologique et politique qu'elle induit.
Ainsi s'intéressera-t-il au mouvement pan-nègre à l'aube
du XXe siècle, puis au courant politique et littéraire
des écrivains noirs francophones ainsi qu'à la conscience
politique africaine à son balbutiement.
A- Le panafricanisme du début du XXe
siècle
La considération qu'il convient ici de faire sur le
panafricanisme se borne aux premiers congrès ayant eut lieu entre 1900
et 1945. Il s'agit de montrer dans la perspective qui est la nôtre
comment le mouvement panafricaniste alimente la lutte pour
l'indépendance des pays africains.
Le panafricanisme, en tant qu'expression de la
solidarité entre les peuples africains et d'origine africaine et en tant
que volonté d'assurer la liberté du continent africain ainsi que
son développement à l'égal des autres parties du monde,
est né dans le méme contexte historique que d'autres grands
mouvements de rassemblement de peuples, comme le panaméricanisme, le
panarabisme, le pangermanisme, le panslavisme ou le
pantouranisme312. Le mouvement s'est développé au
milieu de nombreux obstacles : d'une part, il est né au coeur de
l'oppression esclavagiste, avant de s'épanouir en dépit des
contraintes des régimes coloniaux dont il a fini malgré tout par
triompher. D'autre part, il a toujours revêtu une extrême
complexité, dans la mesure où il a pris corps dans plusieurs
pôles différents - l'Afrique, l'Amérique du nord, les
Caraïbes, l'Amérique du Sud, l'Europe - qui se sont certes
312 BONACCI, Giulia, « L'historiographie en anglais sur
le panafricanisme », Etudes africaines / état des lieux et des
savoirs en France.1re Rencontre du Réseau des études
africaines en France 29, 30 novembre et 1er décembre 2006, Paris.
http://www.etudes-africaines.cnrs.fr/communications/bonacci.pdf.
Consulté le 03/06/2011
influencés les uns les autres, mais qui se sont aussi
singularisés en fonction de leurs contextes particuliers.
Les spécialistes de l'histoire du panafricanisme y
relèvent plusieurs phases bien distinctes. D'abord celle de la «
naissance » qui, plongeant ses racines dans la lutte contre l'esclavage,
s'est prolongée jusqu'à la veille de la Première Guerre
mondiale. Ensuite, celle de la mise en forme de l'idéologie et des
programmes aussi bien à travers une succession de « congrès
» conçus, organisés et conduits par William Edward Burghardt
Du Bois313 qu'à travers les luttes contre le colonialisme et
le fascisme. Ces luttes sont menées dans les années 1920 en
France par des figures politiques telles que Louis Hunkarin, Lamine Senghor,
Samuel Stéfany, Max Bloncourt, Joseph Gothon-Lunion, Tiémoko
Garan Kouyat, pour ne citer que ceux-là. Enfin, à partir du
congrès de Manchester, celle du panafricanisme militant, largement
incarnée par Kwame Nkrumah et débouchant sur la constitution
d'institutions que l'Afrique allait réformer pour organiser, avec
sûreté, sa marche en avant314.
Face à la question de la dispersion des intellectuels
panafricanistes qui se retrouvent sur trois continents différents :
Afrique, Amérique, Europe, l'idée fut venue de laisser les
différents groupes agir chacun sur son terrain, à condition de se
retrouver régulièrement pour, ensemble, poser des actes forts,
proclamer des revendications et formuler des propositions. Le choix des lieux
de tels rassemblements devait obéir à une tactique et une
stratégie précises : il fallait porter le message panafricain au
centre même du système impérial dont les colonies d'Afrique
étaient l'un des maillons. On se retrouverait donc dans les grandes
métropoles européennes pour y faire entendre la « voix de
l'Afrique ensanglantée » (E. W. Blyden). Ainsi naquit l'idée
des « conférences » et « congrès »
panafricains, dont la paternité reste controversée et qui
allaient jalonner la première moitié du XXe
siècle.
313 William Edward Burghardt Du Bois (1868-1963), sociologue,
éditeur et poète afro-américain. Il fut le premier Noir
américain diplômé d'un doctorat de philosophie de
l'Université Harvard en 1895
314 Cette périodisation est faite à partir d'une
publication faite par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Le
mouvement panafricaniste au vingtième siècle. Recueil de
textes.
Contribution à la Conférence des intellectuels
d'Afrique et de la Diaspora (CIAD I) organisée par l'Union africaine en
partenariat avec le Sénégal (Dakar, 7-9 octobre 2004) Cette
sous-partie doit beaucoup à cet ouvrage consulté en ligne le
11/05/2011.
http://democratie.francophonie.org/IMG/pdf/Panafricanisme_090207-6.pdf
Entre 23 et 25 juillet 1900, s'est tenue à Londres La
Conférence panafricaine, premier rassemblement formel des tenants du
mouvement. On comprend donc le double choix de l'année 1900,
commencement du dernier siècle du deuxième millénaire, et
de Londres, la capitale prestigieuse du plus grand empire colonial, pour
organiser la Conférence panafricaine. Après avoir pensé
profiter de l'Exposition universelle de Paris pour réunir dans la
capitale française des savants du monde entier en vue de faire le
procès du racisme, l'Haïtien Bénito Sylvain apporta son
adhésion au projet d'une réunion exclusivement africaine à
Londres. L'artisan, mieux connu dans l'espace francophone, fut Henry Sylvester
Williams (1868-1911)315. Si les résolutions de la
conférence n'apparaissent pas comme une condamnation explicite de la
colonisation, les participants ont adressé un message à la reine
Victoria et lui demandent de « prendre les mesures nécessaires
pour influencer l'opinion publique sur les conditions de vie et les lois qui
régissent les autochtones dans plusieurs parties du monde,
particulièrement en Afrique du Sud, en Afrique de l'Ouest, aux Antilles
et aux Etats-Unis316. » Ils adoptèrent
aussi la fameuse « Adresse aux Nations du Monde »,
rédigée par W. E. B. Du Bois sur la question de
l'égalité effective et non seulement formelle entre les races.
Malgré le petit nombre des participants - 32 auxquels s'ajoutent ceux
qui, sans être des délégués officiels, - ont
participé aux débats et signé des motions, la
Conférence Panafricaine fut déterminante dans le devenir du
mouvement, c'est d'ailleurs cette réunion qui mit à la mode le
mot « panafricanisme317. »
En dépit de la mort des pères du mouvement
panafricain comme celle Sylvester Williams survenue en 1911 puis celle de
Blyden en 1912, l'idée panafricaine ne fléchit pas. La
précédente conférence sera suivie par le Premier
Congrès panafricain du 19 au 21 février 1919 à Paris. Le
choix de Paris se justifia par la réunion, dans la capitale
française, de la Conférence de la Paix, chargée, entre
autres, de décider de l'avenir des colonies allemandes, après la
première Guerre mondiale.
315 Avocat et un écrivain britannique, il avait
noué des rapports étroits avec les noirs africains de
Grande-Bretagne. Il est à l'origine de cette conférence qui mit
pour la première fois à la mode le mot « panafricanisme
».
316 Rapport de la Conférence Panafricaine de Londres du
23-25 juillet 1900. Cité par Cheikh GUEYE « Le panafricanisme
d'intégration comme réponse aux problèmes
sécuritaires africains. »
http://www.memoireonline.com/07/09/2425/m_Le-panafricanisme-dintegration-comme-reponse-aux-problemessecuritaires-africains3.html
Consulté le 11/05/2011
317 DECRAENE, Philippe, Le Panafricanisme, P.U.F.,
« Que sais-je ? », 1959, p. 10
Juste après l'armistice de 1918 mettant fin à la
guerre, le Dr Du Bois vient à Paris pour réclamer le droit des
Noirs à se disposer d'eux-mêmes en vertu aux principes de la
déclaration du président américain Woodrow Wilson. Son
argumentaire est basé sur la participation des Noirs dans le conflit de
1914-1918. En effet, en dépit des promesses d'asiles et de
liberté faites dans les lignes germaniques, les soldats noirs
américains restèrent fidèles à leur armée.
Il inclut également les centaines de milliers de « tirailleurs
» qui étaient venus d'Afrique occidentale pour servir dans
l'armée française. Il s'appuya sur l'aide de Blaise Diagne,
premier député de Sénégal, pour obtenir gain de
cause. L'accord des autorités françaises à la tenue de la
réunion fut obtenue ; le congrès réunit 57
délégués venus des diverses colonies françaises et
britanniques, des Antilles et des Etats-Unis. Au terme des travaux, une
pétition fut remise à la Société des Nations
exigeant « un code législatif international pour la protection
des indigènes d'Afrique, un bureau permanent pour l'application de ces
lois ». Les congressistes réclament aussi la mise à
disposition de la terre pour les indigènes, l'investissement de
capitaux, la limitation des cessions de concessions pour lutter contre
l'exploitation des indigènes et l'épuisement du bien-être
naturel des pays, l'abolition de l'esclavage, des châtiments corporels,
du travail forcé, l'établissement d'un code du travail par
l'Etat, une éducation gratuite pour les indigènes et ce
même en langue maternelle et leur formation professionnelle.
Mais la plus importante des exigences qui préfigurent
les futures luttes indépendantistes concerne les droits des
indigènes de participer au gouvernement des pays placés sous
mandat. En effet pour les congressistes « les indigènes
d'Afrique doivent avoir le droit de participer au Gouvernement aussi vite que
leur formation le leur permet, et conformément au principe selon lequel
le Gouvernement existe pour les indigènes et non l'inverse. Ils devront
immédiatement être autorisés à participer au
gouvernement local et tribal, selon l'ancien usage, et cette participation
devra graduellement s'étendre, au fur et à mesure que se
développent leur éducation et leur expérience, aux plus
hautes fonctions des états ; de façon à ce que l'Afrique
finisse par être gouvernée par le consentement des
africains318... » L'accent fut également mis sur
« trois vérités fondamentales » : Pas de peuple
sans culture, pas de
318 « Premier Congrès panafricain, Paris, 19-22
février 1919. Principales résolutions » in Le mouvement
panafricaniste... Op. cit., p. 97
culture sans ancêtres et pas de libération
culturelle authentique sans une libération politique
préalable319. »
Financé de nouveau par les Noirs américains, le
IIe Congrès panafricain eut la singularité de se tenir
successivement dans trois capitales impériales différentes :
Londres, Bruxelles et Paris, oü les Noirs des diasporas américaines
retrouvèrent des d'Africains en plus grand nombre qu'en 1919. Ce
congrès, marqué par de profondes divergences, inaugura une
série de ruptures qui empêchèrent le mouvement de se doter,
comme beaucoup le souhaitaient, de structures organisationnelles permanentes. A
la session de Londres (27-29 août) participèrent presque
uniquement des anglophones, dont des délégués de la Gold
Coast, du Nigeria et de la Sierra Leone, ainsi que l'Indien Saklatvala
Shapurji, futur député du Parti Travailliste à la Chambre
des Communes du Royaume Uni.
Les approches et le ton de la session se distinguèrent
par leur radicalisme dans l'analyse de la situation des Noirs dans le monde
marquée par la ségrégation et le racisme,
l'impérialisme et les expropriations foncières en Afrique. Les
propositions pour s'en sortir furent d'une extrême intransigeance. Les
réunions s'achèvent en adoptant Le Manifeste de Londres qui,
selon certains observateurs de l'époque, exerça une influence
directe sur les organisations politiques d'Afrique, telles que le National
Congress of British West Africa, le South African Native National Congress
ainsi que l'Union Congolaise (Congo belge). Mais, les controverses
obstruèrent l'éclat de la Conférence. Blaise Diagne, ne
voulant pas appuyer des mesures incompatibles avec son poste de
président de la commission sur les colonies, rejeta Le Manifeste de
Londres, accusé d'être d'essence communiste. Il s'opposa vivement
à W. E. B. Du Bois, à qui il se mit à reprocher de ne pas
représenter tous les Noirs des EtatsUnis. Après cette rupture, la
session de Paris (4-5 septembre) ne réussit pas à rapprocher les
points de vue. Blaise Diagne et le député de la Guadeloupe,
Gratien Candace, se lancèrent dans une apologie sans réserve de
la politique coloniale de la France, tandis que W. E. B. Du Bois, sans parler
nommément d'indépendance, plaida pour l'accès des
Africains au pouvoir politique, seul moyen de faire reconnaître le peuple
africain comme l'égal des autres peuples : « Aucun Noir dans
n'importe quelle partie du monde ne peut être en sécurité
tant qu'un homme pourra être exploité en Afrique, privé de
ses droits civiques aux Antilles ou lynché aux
319 WAUTHIER, Claude, L'Afrique des Africains. Inventaire de
la Négritude, p. 17
États-Unis parce que c'est un homme de
couleur320. » A ses yeux, la politique
française d'« assimilation » ne visait qu'à incorporer
dans la bourgeoisie française une infime proportion de Noirs des
colonies pour renforcer l'exploitation des masses africaines et antillaises.
La jonction entre les 2 sensibilités du panafricanisme
(afro-centré et negro-centré) s'opère et se fera dans le
Congrès de New York, aux Etats-Unis là où le
panafricanisme avait fait ses débuts. Les délégués
revendiquèrent le droit pour les Africains de faire entendre leurs
revendications auprès des gouvernements qui dirigent leurs affaires. En
novembre 1927, le vent autonomiste qui souffle déjà en Europe
s'empare du Congrès qui énonce clairement que les Africains ont
le droit de participer à leur propre gouvernement, que le
développement de l'Afrique passe par les Africains et évoque la
possibilité pour ces derniers de s'armer pour se défendre si un
désarmement mondial n'intervient pas. Gouvernance africaine,
défense africaine, économie africaine si le mot
indépendance n'est pas encore prononcé les revendications des
congrès successifs s'en rapprochent.
La crise économique de 1929 qui se fait sentir
notamment aux Etats-Unis empêcha la réalisation d'un autre
congrès. La montée du nazisme en Allemagne, la guerre civile en
Espagne, puis la deuxième Guerre mondiale n'avaient pas favorisés
la reprise des activités panafricaines. Certaines institutions
établies au cours de cette période n'ont pas joué le
rôle souhaité ; telle l'International African Service
Bureau, ancêtre de la Panafrican Federation. Cet organisme
devait par contre diffuser un journal, Panafrica, et avait parmi les
membres de son exécutif M. Jomo Kenyatta qui allait devenir un des
leaders du mouvement indépendantiste au Kenya. Dr Nnamdi Azikiwé,
chef du National Council of Nigeria and Cameroons (N. C. N. C.)
réclamait la fin du système colonial britannique «
antidémocratique ». La Panafrican Federation qui
regroupait une vingtaine d'associations africaines réclamait à la
fois l'indépendance et l'unité africaine, la fin de toutes
discriminations raciales la coopération entre les peuples africains et
ceux qui soutenaient leurs aspirations. Elle se dotait comme son ainé
d'un journal International African Opinion qui diffuse entre autre un programme
d'action basée sur la technique gandhiste de non-violence et de
non-coopération. Mais le tournant du panafricanisme interviendra en 1945
lors du fameux congrès de Manchester que beaucoup considère comme
le moment où le panafricanisme politique atteint sa maturité.
L'invasion en 1935 par l'Italie fasciste de l'Ethiopie, symbole
320 Le mouvement panafricaniste au vingtième
siècle. Recueil de textes. Op. Cit. p. 38
d'une Afrique libre, civilisée, fière, est un
sacrilège que les panafricanistes ne peuvent laisser passer. Dès
lors le panafricanisme entre dans une nouvelle phase qui se précisera
lors du congrès de Manchester qui se déroula du 15 au 19 octobre.
Le mouvement s'accélère et prend une allure franchement
politique. Ce Ve congrès fut un véritable tournant
dans le mouvement panafricaniste où une génération de
militants intellectuels représentée par Du Bois cèdera peu
à peu la place à une génération des militants
politiques dont les principales figures sont Georges Padmore et Kwame Nkrumah
qui deviendront secrétaire du Congrès. A l'issue des travaux, les
congressistes proclament haut et fort leur slogan, « l'Afrique aux
Africains ».
Le mouvement panafricain ne se manifestait pas uniquement dans
les conférences et les congrès. En dehors de ces rassemblements,
étudiants et intellectuels négro-africains de tout horizon font
entendre leur voix pour la même cause. En cette période
d'entre-deux-guerres, l'appel à l'autodétermination se fait de
plus en plus fort. Même s'il a fallu attendre le « Discours sur les
Quatre Libertés de Roosevelt » (6 janvier 1941) et la « Charte
de l'Atlantique » (14 aout 1941) pour que le message semblât
être entendu, des associations tels que l'Union des Etudiants d'Afrique
de l'Ouest créée en 1925, l'Etoile Nord-Africaine en 1928 qui se
prononcent déjà pour l'indépendance totale de
l'Algérie, en sont des exemples.
C'est dans cette méme lutte pour la conquête de
la liberté, de la reconnaissance culturelle, en un mot, cette
valorisation de l'homme noir et de sa culture que s'inscrit ce courant
littéraire et politique que Jean Paul Sartre définira comme la
« négation de la négation de l'homme noir ».
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