B- La Négritude
On reconnait en William Edward Burghardt Du Bois, «
le premier à avoir pensé la négritude dans sa
totalité et dans sa spécificité321. »
Dans son livre Ames noires, l'auteur critiqua vigoureusement la situation
scandaleuse des Noirs aux Etats-Unis. Il entreprit un combat contre la
discrimination raciale et le conservatisme politique dans la revue The
crisis dont il fut le directeur. Son Association nationale des Gens de
couleur milita pour « effacer de l'esprit des Blancs - et des Noirs -
l'image stéréotypée du Nègre sous-homme. » Au
cours
321 CHEVRIER, Jacques, Littérature nègre,
Armand Colin, « U », 1989, p. 32
des années vingt à Harlem, quartier du borough
de Manhattan, se cristallisa le mouvement qui devait plus tard prendre
l'appellation de « New-Negro ". Se voulant un mouvement à
caractère social et littéraire, le « New-Negro " fut donc
« une quête spirituelle destinée à remettre le Noir
américain en possession de sa personnalité aliénée
par la culture dominante322. "
En 1931 apparut la première tribune oü les Noirs
du monde entier eurent l'occasion de s'exprimer pour débattre de leurs
problèmes spécifiques, La Revue du monde Noir. Fondée par
un libérien, le docteur Sajous, la revue a permis aux intellectuels
noirs parisiens, Aimé Césaire, Léopold Sédar
Senghor, Léon Damas... de rencontrer les poètes et romanciers de
la Renaissance nègre et des personnalités du monde noir qui vont
marquer le mouvement Négritude comme le docteur haïtien Jean
Price-Mars323, auteur d'Ainsi parla l'oncle (1928). Une
autre revue, Légitime Défense, fondée par un groupe
dissident de La Revue du monde
322 Ibidem.
323 Dans ce réveil culturel et politique que connait le
monde noir tout au long du XXe siècle, la Révolution
haïtienne de 1804 représente un moment historique
indéniable. En effet, pour la première fois dans l'histoire de
l'humanité des anciens esclaves nègres « non
civilisés ", « abrutis " arrivèrent à défaire
l'ordre colonial et proclament leur indépendance, érigeant ainsi
une nouvelle vision de l'Histoire. Après l'indépendance, le pays
fut l'objet des assauts répétés des théories
racistes qui prenaient prétexte de ses difficultés pour
dénier à tous les Noirs le droit et la capacité de se
gouverner eux-mêmes. L'intelligentsia haïtienne se lança dans
la lutte contre « les détracteurs de la race noire ",
incarnée par Anténor Firmin (1850-1911), homme d'Etat, patriote
et adversaire résolu des visées expansionniste des
États-Unis sur la première république noire : celui-ci
publia en 1885, au moment même oü les puissances européennes
se lançaient dans le partage de l'Afrique, un livre immense À
De l'égalité des races humaines (Anthropologie positive)
À qui, en répondant directement aux thèses d'Arthur
de Gobineau (Essai sur l'inégalité des races humaines,
1853-1855), détruisait en même temps tous les fondements
théoriques de la domination coloniale et de la ségrégation
raciale.
Les pères de la Négritude reconnaissent à
l'unanimité cet apport à la renaissance du monde noir.
Aimé Césaire disait qu'Haïti, c'est « la terre
où la Négritude se mit débout pour la première fois
et dit qu'elle croyait à son humanité » (Cahier
d'un retour au pays natal). Dans son hommage rendu à Jean
Price-Mars à l'occasion de son quatre-vingtième anniversaire, en
1956, Léopold Sédar Senghor, le reconnaît comme un
précurseur du mouvement : « Me montrant les trésors de
la Négritude qu'il avait découverts sur et dans la terre
haïtienne, il m'apprenait à découvrir les mêmes
valeurs mais vierges et plus fortes, sur et dans la terre d'Afrique.
Aujourd'hui, tous les ethnologues et écrivains nègres
d'expression française doivent beaucoup à Jean Price-Mars...
Singulièrement les écrivains. D'abord les Haïtiens, Roumain,
Depestre et les autres, mais aussi les Antillais et les Africains : un Damas,
un Césaire, un Niger, un Birago Diop, et surtout moi-même
»
Noir, proclame hautement son refus des valeurs
périmées du christianisme et du capitalisme et affirmait son
adhésion au marxisme et au surréalisme.
Mais, dans les années trente, la rencontre de deux
jeunes Noirs venus en France pour étudier fut déterminante dans
la structuration et le développement du mouvement Négritude. Le
martiniquais Aimé Césaire et le sénégalais
Léopold Senghor furent les véritables figures de proue du
mouvement. Autour d'eux se crée un petit périodique, L'Etudiant
noir qui se propose de « rattacher les Noirs à leur histoire, leurs
traditions et leurs langues. " Ils se démarquèrent de
Légitime Défense qu'ils jugeaient trop assimilationniste pour
avoir embrassé le marxisme et le surréalisme qui sont
considérés comme des « facteurs de
récupération ". Les collaborateurs du périodique qui
allait devenir l'organe de la Négritude entendaient prendre de la
distance aux maitres occidentaux en prenant comme toute référence
l'Afrique. « Pour asseoir notre révolution, disait
Senghor, il nous fallait d'abord nous débarrasser de nos
vêtements d'emprunts, ceux de l'assimilation, et affirmer notre
être, c'est-à-dire notre négritude324.
»
Comme le souligne L. Diakhaté, « La
Négritude est fille de l'histoire325. » En effet,
ce mouvement doit être appréhendé comme un faisceau
convergent des facteurs politiques, sociologiques et culturels qui apparaissent
au même moment où en Occident on commence à remettre en
cause la « mission civilisatrice » de l'homme blanc vis-à-vis
des pays dit « sauvages ". Mais la véritable cause est à
rechercher dans la situation coloniale de l'Afrique avant 1960. «
C'est le Blanc qui crée le Nègre », écrivait
Frantz Fanon. C'est en se référant au monde édifié
par les occidentaux qu'on arrivera à comprendre la frustration
éprouvé par l'homme noir qui se sent bafoué et
aliéné en raison de la couleur de sa peau. C'est l'expression
d'une race opprimée, « un instrument efficace de
libération ", selon Senghor. Les revendications de ces
écrivains trouvent l'appui chez certains ethnologues de renom partisans
du relativisme culturel dont Théodore Monod qui disait : « ...
Le Noir n'est pas un homme sans passé, il n'est pas tombé d'un
arbre avant-hier. L'Afrique est littéralement pourrie de vestiges
préhistoriques. Il serait donc absurde de continuer à le
324 CHEVRIER, Jacques, Op. cit., p. 35
325 Ibidem p. 37
regarder comme une table rase, à la surface de
laquelle on peut bâtir, ab nihilo, n'importe quoi326.
»
Les fondateurs de la Négritude ont subit l'influence de
« New-Negro » des intellectuels noirs américains, mais aussi
celle de la « Ligue de défense de la race nègre » qui
s'est fait connaitre depuis les années vingt avec un journal mensuel,
la Race nègre qui lui sert d'organe. Animée par Lamine
Senghor, Garan T. Kouyaté et Emile Faure, le mouvement réclame
l'indépendance inconditionnelle des colonies d'Afrique. La Race
nègre développe dans ses colonnes des théories
anticoloniales fondées à la fois sur le rejet des formes
politiques occidentales et sur l'affirmation du primat des formes
d'organisations sociales propres aux sociétés africaines
traditionnelles.
Tout compte fait, la Négritude représente une
arme ayant servi à l'intelligentsia africaine (ou d'origine africaine)
de faire valoir sa culture, son « être » longtemps
opprimé par une autre race qui se voulait maitre du monde.
Césaire définit le mouvement comme « la conscience
d'être noir, la simple reconnaissance d'un fait qui implique une
acceptation, une prise en charge de son destin de Noir, de son histoire et de
sa culture. » Cet instrument a permis aux Noirs de conjurer le
colonialisme et de s'affirmer en tant que race ayant leurs propres valeurs qui
définissent leur identité.
Mais la Négritude doit être prise comme faisant
partie d'un mouvement beaucoup plus vaste qui vise à une renaissance
culturelle de l'Afrique noire dont la littérature négro-africaine
naissante constituait le fer de lance. En effet, la civilisation africaine a
longtemps été une civilisation de l'oralité. Mais à
partir du début du XXe siècle se manifeste
progressivement une tendance à vouloir mettre par écrit les
aspects culturels et sociaux de l'Afrique. Cette littérature en langue
française se voulait une littérature anticolonialiste, et elle
s'est évertuée à valoriser l'ensemble des traditions, des
valeurs du continent.
Avec la publication de Pigments du Guyanais
Léon G. Damas et Cahier d'un retour au pays natal d'Aimé
Césaire est née une véritable poésie nègre.
Le premier est un recueil de poèmes oü l'auteur se révolte
contre l'éducation créole qu'il voit comme de l'acculturation
imposée. Le martiniquais, lui, à travers son oeuvre, apostrophe
violemment ses compatriotes
326 Ibidem p. 38
pour les convaincre de renouer avec leur culture ancestrale,
seul moyen d'envisager pour les Antilles un avenir en rapport avec leurs
ressources matérielles et spirituelles. C'est, pour
répéter un auteur, « l'expression d'un malaise
existentiel327. » Par ailleurs, il se développe
également un important courant de création dramatique dont
Césaire apparait comme le chef de fil qui se veut une synthèse de
l'écriture et de l'oralité. Dans les années qui
précédent la décolonisation, c'est-à-dire au moment
où cette prise de conscience commence à pénétrer
plus profondément les milieux intellectuels africains, on assiste
à la publication de plusieurs romans dont ceux de Mongo Beti. Editeur,
romancier, essayiste franco-camerounais de renom, ses oeuvres font de lui un
opposant farouche à la colonisation et au néocolonialisme. On
peut signaler aussi Le vieux Nègre et la médaille de
Ferdinand Oyono daté de 1956, Les bouts de bois de Dieu de
Sembene Ousmane, Le Devoir de violence et Les soleils des
indépendances, publiés en 1968, pour ne citer que
ceux-là.
L'ensemble de ces oeuvres littéraire entendaient
apporter la preuve de la richesse et de la diversité des civilisations
noires, méprisées, voire niées par le colonisateur. Par
cette démarche, les colonisés adressent un message clair à
la métropole : longtemps opprimés, ils retrouvent leur
humanité ; désormais, ils veulent prendre en main leur destin.
Ainsi, cette renaissance culturelle s'accompagne-t-elle à d'une
volonté de sortir sous le joug du colonisateur.
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